Sapho
Sapho читать книгу онлайн
Alphonse Daudet n'a pas seulement chant? la Provence perdue de son enfance. Dans Sapho, c'est un Paris bien incarn? qu'il met en sc?ne, celui de la boh?me artistique de son temps, se consumant dans l'ivresse de la f?te et des conqu?tes d'un soir. Jean, jeune proven?al fra?chement mont? ? Paris, s'?prend d'une tr?s belle femme – mod?le – connue sous le nom de Sapho. Sera-ce une de ces liaisons sans lendemain? Sapho n'est plus jeune et pressent qu'elle vit son dernier amour, mais, pour Jean, c'est le premier. D?calage du temps, d?saccord des ?mes… Trente ans avant le Ch?ri de Colette, Daudet a l'intuition magistrale de " ce genre d'amours auxquels le sentiment maternel ajoute une dimension d?licieuse et dangereuse "
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
Oh! l’arrosage…
Les Hettéma s’y mettaient sitôt que le mari rentré échangeait son costume de bureau contre une veste de Robinson; après dîner, ils s’y reprenaient encore, et la nuit venue depuis longtemps, dans le noir du petit jardin d’où montait une buée fraîche de terre mouillée, on entendait le grincement de la pompe, les heurts des grands arrosoirs, et d’énormes souffles errant à toutes les plates-bandes avec un ruissellement qui semblait tomber du front des travailleurs dans leurs pommes d’arrosage, puis de temps en temps un cri de triomphe:
– J’en ai mis trente-deux aux pois gourmands!…
– Et moi quatorze aux balsamines!…
Des gens qui ne se contentaient pas d’être heureux, mais se regardaient l’être, dégustaient leur bonheur à vous en faire venir l’eau à la bouche; l’homme surtout, par la façon irrésistible dont il racontait les joies de l’hivernage à deux:
– Ce n’est rien maintenant, mais vous verrez en décembre!… On rentre crotté, mouillé, avec tous les embêtements de Paris sur le dos; on trouve bon feu, bonne lampe, la soupe qui embaume et, sous la table, une paire de sabots remplis de paille. Non, voyez-vous, quand on s’est fourré une platée de choux et de saucisses, un quartier de gruyère tenu au frais sous le linge, quand on a versé là-dessus un litre de ginglard qui n’a pas passé par Bercy, libre de baptême et d’entrée, ce que c’est bon de tirer son fauteuil au coin du feu, d’allumer une pipe, en buvant son café arrosé d’un caramel à l’eau-de-vie, et de piquer un chien en face l’un de l’autre, pendant que le verglas dégouline sur les vitres… Oh! un tout petit chien, le temps de laisser passer le gros de la digestion… Après on dessine un moment, la femme dessert, fait son petit train-train, la couverture, le moine, et quand elle est couchée, la place chaude, on tombe dans le tas, et ça vous fait par tout le corps une chaleur comme si l’on entrait tout entier dans la paille de ses sabots…
Il en devenait presque éloquent de matérialité, ce géant velu, à lourde mâchoire, si timide à l’ordinaire qu’il ne pouvait pas dire deux mots sans rougir et sans bégayer.
Cette timidité folle, d’un contraste comique avec cette barbe noire et cette envergure de colosse, avait fait son mariage et la tranquillité de sa vie. À vingt-cinq ans, débordant de vigueur et de santé, Hettéma ignorait l’amour et la femme, quand un jour, à Nevers, après un repas de corps, des camarades l’entraînèrent à moitié gris dans une maison de filles et l’obligèrent à faire son choix. Il sortit de là bouleversé, revint, choisit la même, toujours, paya ses dettes, l’emmena, et s’effrayant à l’idée qu’on pourrait la lui prendre, qu’il faudrait recommencer une nouvelle conquête, il finit par l’épouser.
– Un ménage légitime, mon cher… disait Fanny dans un rire de triomphe à Jean qui l’écoutait terrifié… Et, de tous ceux que j’ai connus, c’est encore le plus propre, le plus honnête.
Elle l’affirmait dans la sincérité de son ignorance, les ménages légitimes où elle avait pu pénétrer ne méritant sans doute pas d’autre jugement; et toutes ses notions de la vie étaient aussi fausses et sincères que celle-là.
D’un calmant voisinage ces Hettéma, l’humeur toujours égale, capables même de services pas trop dérangeants, ayant surtout l’horreur des scènes, des querelles où il faut prendre parti, et en général de tout ce qui peut troubler une heureuse digestion. La femme essayait d’initier Fanny à l’élevage des poules et des lapins, aux joies salubres de l’arrosage, mais inutilement.
La maîtresse de Gaussin, faubourienne passée par les ateliers, n’aimait la campagne qu’en échappées, en parties, comme un endroit où l’on peut crier, se rouler, se perdre avec son amant. Elle détestait l’effort, le travail; et ses six mois de gérance ayant épuisé pour longtemps ses facultés actives, elle s’amollissait dans une torpeur vague, une griserie de bien-être et de plein air qui lui ôtait presque la force de s’habiller, de se coiffer, ou même d’ouvrir son piano.
Le soin de leur intérieur laissé tout entier à une ménagère du pays, quand, le soir venu, elle résumait sa journée pour la raconter à Jean, elle ne trouvait rien qu’une visite à Olympe, des potins par-dessus la clôture, et des cigarettes, des tas de cigarettes dont les débris salissaient le marbre devant la cheminée. Déjà six heures!… à peine le temps de passer une robe, de piquer une fleur à son corsage pour aller au-devant de lui par le chemin vert…
Mais avec les brouillards, les pluies d’automne, la nuit qui tombait de bonne heure, elle eut plus d’un prétexte pour ne pas sortir; et souvent il la surprenait au retour dans une de ces gandouras de laine blanche à grands plis qu’elle mettait le matin, les cheveux relevés comme quand il était parti. Il la trouvait charmante ainsi, la nuque restée jeune, sa chair tentante et soignée qu’il sentait toute prête, sans entraves. Pourtant cet aveulissement le choquait, l’effrayait comme un danger.
Lui-même, après un grand effort de travail pour augmenter un peu leurs ressources sans recourir à Castelet, des veillées passées sur des plans, des reproductions de pièces d’artillerie, de caissons, de fusils nouveau modèle qu’il dessinait au compte d’Hettéma, se sentit envahi tout à coup par cette influence dissolvante de la campagne et de la solitude à laquelle se laissent prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sa première enfance dans un coin perdu de nature avait mis en lui le germe engourdissant.
Et la matérialité de leurs gros voisins aidant, se communiquant à eux dans de perpétuelles allées et venues d’une maison à l’autre, avec un peu de leur abaissement moral et de leur appétit monstrueux, Gaussin et sa maîtresse en vinrent eux aussi à discuter gravement la question des repas et l’heure du coucher. Césaire ayant envoyé une pièce de son vin de grenouille, ils passèrent tout un dimanche à le mettre en bouteilles, la porte de leur petit caveau ouverte sur le dernier soleil de l’année, un ciel bleu où couraient des nuées roses, d’un rose de bruyère des bois. L’heure n’était pas loin des sabots remplis de paille chaude, ni du petit somme à deux, de chaque côté d’un feu de souches. Heureusement il leur arriva une distraction.
Il la trouva un soir très émue. Olympe venait de lui raconter l’histoire d’un pauvre petit enfant, élevé au Morvan par une grand-mère. Le père et la mère à Paris, marchands de bois, n’écrivaient plus, ne payaient plus depuis des mois. La grand-mère morte subitement, des mariniers avaient ramené le mioche par le canal de l’Yonne pour le remettre à ses parents; mais, plus personne. Le chantier fermé, la mère partie avec un amant, le père ivrogne, failli, disparu… Ils vont bien les ménages légitimes!… Et voilà le pauvre petit, six ans, un amour, sans pain ni vêtements, à la rue.
Elle s’émouvait jusqu’aux larmes, puis tout à coup:
– Si nous le prenions… veux-tu?
– Quelle folie!
– Pourquoi?…
Et, de bien près, le câlinant:
– Tu sais comme j’ai désiré un enfant de toi; on élèverait celui-là, on l’instruirait. ces petits qu’on ramasse, au bout d’un temps on les aime comme s’ils étaient à vous…