Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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– Vous perdriez! répondit en riant Lipoutine, – il est amoureux comme un matou. Et figurez-vous que cette passion a commencé par la haine. D’abord il détestait Élisabeth Nikolaïevna parce qu’elle s’adonne à l’équitation; il la haïssait au point de l’invectiver à haute voix dans la rue; avant-hier encore, au moment où elle passait à cheval, il lui a lancé une bordée d’injures; – par bonheur, elle ne les a pas entendues, et tout à coup aujourd’hui des vers! Savez-vous qu’il veut risquer une demande en mariage? Sérieusement, sérieusement!
– Je vous admire, Lipoutine: partout où se manigance quelque vilenie de ce genre, on est sûr de retrouver votre main! dis-je avec colère.
– Vous allez un peu loin, monsieur G…ff; n’est-ce pas la peur d’un rival qui agite votre petit cœur?
– Quoi? criai-je en m’arrêtant.
– Pour vous punir, je ne dirai rien de plus! Vous voudriez bien en apprendre davantage, n’est-ce pas? Allons, sachez encore une chose: cet imbécile n’est plus maintenant un simple capitaine, mais un propriétaire de notre province, et même un propriétaire assez important, attendu que dernièrement, Nicolas Vsévolodovitch lui a vendu tout son bien évalué, suivant l’ancienne estimation, à deux cents âmes. Dieu est témoin que je ne vous mens pas! J’ai eu tout à l’heure seulement connaissance du fait, mais je le tiens de très bonne source. Maintenant à vous de découvrir le reste, je n’ajoute plus un mot; au revoir!
X
Stépan Trophimovitch m’attendait avec une impatience extraordinaire. Il était de retour depuis une heure. Je le trouvai comme en état d’ivresse; du moins pendant les cinq premières minutes je le crus ivre. Hélas! sa visite aux dames Drozdoff l’avait mis sens dessus dessous.
– Mon ami, j’ai complètement perdu le fil… J’aime Lisa et je continue à vénérer cet ange comme autrefois; mais il me semble qu’elle et sa mère désiraient me voir uniquement pour me faire parler, c’est-à-dire pour m’extirper des renseignements; je pense qu’elles n’avaient pas d’autre but en m’invitant à aller chez elles… C’est ainsi.
– Comment n’êtes-vous pas honteux de dire cela? répliquai-je violemment.
– Mon ami, je suis maintenant tout seul. Enfin, c’est ridicule. Figurez-vous qu’il y a là tout un monde de mystères. Ce qu’elles m’ont questionné à propos de ces nez, de ces oreilles et de divers incidents obscurs survenus à Pétersbourg! Elles n’ont appris que depuis leur arrivée dans notre ville les farces que Nicolas a faites chez nous il y a quatre ans: «Vous étiez ici, vous l’avez vu, est-il vrai qu’il soit fou?» Je ne comprends pas d’où cette idée leur est venue. Pourquoi Prascovie Ivanovna veut-elle absolument que Nicolas soit fou? C’est qu’elle y tient, cette femme, elle y tient! Ce Maurice Nikolaïévitch est un brave homme tout de même, mais est-ce qu’elle travaillerait pour lui, après qu’elle-même a écrit la première de Paris à cette pauvre amie?… Enfin cette Prascovie est un type, elle me rappelle Korobotchka, l’inoubliable création de Gogol; seulement c’est une Korobotchka en grand, en beaucoup plus grand…
– Allons donc, est-ce possible?
– Si vous voulez, je dirai: en plus petit, cela m’est égal, mais ne m’interrompez pas, vous achèveriez de me dérouter. Elles sont maintenant à couteaux tirés; je ne parle pas de Lise qui est toujours fort bien avec «tante», comme elle dit. Lise est une rusée, et il y a encore quelque chose là. Des secrets. Mais avec la vieille la rupture est complète. Cette pauvre «tante», il est vrai, tyrannise tout le monde… et puis la gouvernante, l’irrévérence de la société, l’ «irrévérence» de Karmazinoff, l’idée que son fils est peut-être fou, ce Lipoutine, ce que je ne comprends pas, – bref, elle a dû, dit-on, s’appliquer sur la tête une compresse imbibée de vinaigre. Et c’est alors que nous venons l’assassiner de nos plaintes et de nos lettres… Oh! combien je l’ai fait souffrir, et dans quel moment! Je suis un ingrat! Imaginez-vous qu’en rentrant j’ai trouvé une lettre d’elle, lisez, lisez! Oh! quelle a été mon ingratitude!
Il me tendit la lettre qu’il venait de recevoir de Barbara Pétrovna. La générale, regrettant sans doute son: «Restez chez vous» du matin, avait cette fois écrit un billet poli, mais néanmoins ferme et laconique. Elle priait Stépan Trophimovitch de venir chez elle après-demain dimanche à midi précis, et lui conseillait d’amener avec lui quelqu’un de ses amis (mon nom était mis entre parenthèses). De son côté elle promettait d’inviter Chatoff, comme frère de Daria Pavlovna. «Vous pourrez recevoir d’elle une réponse définitive: cela vous suffira-t-il? Est-ce cette formalité que vous aviez tant à cœur?»
– Remarquez l’agacement qui perce dans la phrase finale. Pauvre, pauvre amie de toute ma vie! J’avoue que cette décision inopinée de mon sort m’a, pour ainsi dire, écrasé… Jusqu’alors j’espérais toujours, mais maintenant tout est dit, je sais que c’est fini; c’est terrible. Oh! si ce dimanche pouvait ne pas arriver, si les choses pouvaient suivre leur train-train accoutumé…
– Tous ces ignobles commérages de Lipoutine vous ont mis l’esprit à l’envers.
– Vous venez de poser votre doigt d’ami sur un autre endroit douloureux. Ces doigts d’amis sont en général impitoyables, et parfois insensés; pardon, mais, le croirez-vous? J’avais presque oublié tout cela, toutes ces vilenies; c'est-à-dire que je ne les avais pas oubliées du tout, seulement, bête comme je le suis, pendant tout le temps de ma visite chez Lise, j’ai tâché d’être heureux et je me suis persuadé que je l’étais. Mais maintenant… oh! maintenant je songe à cette femme magnanime, humaine, indulgente pour mes misérables défauts, – je me trompe, elle n’est pas indulgente du tout, mais moi-même, que suis-je avec mon vain et détestable caractère? Un gamin, un être qui a tout l’égoïsme d’un enfant sans en avoir l’innocence. Pendant vingt ans elle a eu soin de moi comme une niania, cette pauvre tante, ainsi que l’appelle gracieusement Lise… Tout à coup, au bout de vingt ans, l’enfant a voulu se marier: eh bien, va, marie-toi. Il écrit, elle répond – avec sa tête dans le vinaigre, et… et voilà que dimanche l’enfant sera un homme marié… Pourquoi moi-même ai-je insisté? Pourquoi ai-je écrit ces lettres? Oui, j’oubliais: Lise adore Daria Pavlovna, elle l’assure du moins. «C’est un ange, dit-elle en parlant d’elle, seulement elle est un peu dissimulée.» Elle et sa mère m’ont conseillé… c'est-à-dire que Prascovie ne m’a rien conseillé. Oh! que de venin il y a dans cette Korobotchka! Et même Lise, ce n’est pas précisément un conseil qu’elle m’a donné. «À quoi bon vous marier? m’a-t-elle dit, c’est assez pour vous des joies de la science.» Là-dessus elle s’est mise à rire. Je le lui ai pardonné, parce qu’elle a aussi sa grosse part de chagrin. Pourtant, m’ont-elles dit, vous ne pouvez pas vous passer de femme. Les infirmités vont venir, il vous faut quelqu’un qui s’occupe de votre santé… Ma foi, moi-même, tout le temps que je suis resté enfermé avec vous, je me disais in petto que la Providence m’envoyait Daria Pavlovna au déclin de mes jours orageux, qu’elle s’occuperait de ma santé, qu’elle mettrait de l’ordre dans mon ménage… Il fait si sale chez moi! regardez, tout est en déroute, tantôt j’ai ordonné de ranger, eh bien, voilà encore un livre qui traîne sur le plancher. La pauvre amie se fâchait toujours en voyant la malpropreté de mon logement… Oh! maintenant sa voix ne se fera plus entendre! Vingt ans! Elle reçoit, paraît-il, des lettres anonymes; figurez-vous, Nicolas aurait vendu son bien à Lébiadkine. C’est un monstre; et enfin qu’est-ce que c’est que Lébiadkine? Lise écoute, écoute, oh! il faut la voir écouter! Je lui ai pardonné son rire en remarquant quelle attention elle prêtait à cela, et ce Maurice… je ne voudrais pas être à sa place en ce moment; c’est un brave homme tout de même, mais un peu timide; du reste, que Dieu l’assiste!