Le Crime De Sylvestre Bonnard
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Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut, est un historien et un philologue, dot? d'une ?rudition non d?nu?e d'ironie. «Savoir n'est rien – dit-il un jour – imaginer est tout.» Il m?ne une vie aust?re au milieu de ses livres. Mais il consacre ?galement tous ses efforts ? trouver un manuscrit du XIVe si?cle, la L?gende dor?e de Jacques de Voragine, dont il r?ve comme un enfant peut convoiter quelque jouet extraordinaire. Au cours d'un voyage en Sicile, il fait la connaissance du prince et de la princesse Tr?pof, mais ne parvient pas ? mettre la main sur l'ouvrage. ? son retour ? Paris, il a la douleur de voir le pr?cieux livre lui ?chapper encore, lors d'une vente aux ench?res. Mais il obtiendra finalement l'objet convoit?, d'une mani?re que le soin au lecteur de d?couvrir…
Le hasard lui fait rencontrer la petite fille d'une femme qu'il a jadis aim?e et, pour prot?ger l'enfant d'un tuteur abusif, il l'enl?ve…
Ce roman, spirituel, g?n?reux et tendre, fit conna?tre Anatole France.
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Mademoiselle Préfère, de bleu vêtue, avançait, reculait, sautillait, trottinait, s’écriait, soupirait, baissait les yeux, levait les yeux, se confondait en politesses, n’osait pas, osait, n’osait plus, osait encore, faisait la révérence, bref, un manège.
– Que de livres! s’écria-t-elle. Et vous les avez tous lus, monsieur Bonnard?
– Hélas! oui, répondis-je, et c’est pour cela que je ne sais rien du tout, car il n’y a pas un de ces livres qui n’en démente un autre, en sorte que, quand on les connaît tous, on ne sait que penser. J’en suis là, madame.
Là-dessus, elle appela Jeanne pour lui communiquer ses impressions. Mais Jeanne regardait par la fenêtre:
– Que c’est beau! nous dit-elle. J’aime voir couler la rivière. Cela fait penser à tant de choses!
Mademoiselle Préfère ayant ôté son chapeau et découvert un front orné de boucles blondes, ma gouvernante empoigna fortement le chapeau en disant qu’il lui déplaisait de voir traîner les hardes sur les meubles. Puis elle s’approcha de Jeanne et lui demanda «ses nippes» en l’appelant sa petite demoiselle. La petite demoiselle, lui donnant son mantelet et son chapeau, dégagea un cou gracieux et une taille ronde dont les contours se détachaient nettement sur la grande lumière de la fenêtre, et j’aurais souhaité qu’elle fût vue en ce moment par toute autre personne qu’une vieille servante, une maîtresse de pension frisée comme un agneau et un bonhomme d’archiviste paléographe.
– Vous regardez la Seine, lui dis-je; elle étincelle au soleil.
– Oui, répondit-elle, accoudée à la barre d’appui. On dirait une flamme qui coule. Mais voyez là-bas comme elle semble fraîche sous les saules de la berge qu’elle reflète. Ce petit coin-là me plaît encore mieux que tout le reste.
– Allons! répondis-je, je vois que la rivière vous tente. Que diriez-vous si, avec l’agrément de mademoiselle Préfère, nous allions à Saint-Cloud par le bateau à vapeur que nous ne manquerons pas de trouver en aval du Pont-Royal?
Jeanne était très contente de mon idée et mademoiselle Préfère résolue à tous les sacrifices. Mais ma gouvernante n’entendait pas nous laisser partir ainsi. Elle me conduisit dans la salle à manger, où je la suivis en tremblant.
– Monsieur, me dit-elle quand nous fûmes seuls, vous ne pensez jamais à rien et il faut que ce soit moi qui songe à tout. Heureusement que j’ai bonne mémoire.
Je ne jugeai pas opportun d’ébranler cette illusion téméraire. Elle poursuivit:
– Ainsi! vous vous en alliez sans me dire ce qui plaît à la petite demoiselle? Vous êtes bien difficile à contenter, vous, monsieur, mais au moins vous savez ce qui est bon. Ce n’est pas comme ces jeunesses. Elles ne se connaissent pas en cuisine. C’est souvent le meilleur qu’elles trouvent le pire et le mauvais qui leur semble bon, à cause du cœur qui n’est pas encore bien assuré à sa place, tant et si bien qu’on ne sait que faire avec elles. Dites-moi si la petite demoiselle aime les pigeons aux petits pois et les profiteroles.
– Ma bonne Thérèse, répondis-je, faites à votre gré, et ce sera très bien. Ces dames sauront se contenter de notre modeste ordinaire.
Thérèse reprit sèchement:
– Monsieur, je vous parle de la petite demoiselle; il ne faut pas qu’elle s’en aille de la maison sans avoir un peu profité. Quant à la vieille frisée, si mon dîner ne lui convient pas, elle pourra bien se sucer les pouces. Je m’en moque.
Je retournai, l’âme en repos, dans la cité des livres, où mademoiselle Préfère travaillait au crochet si tranquillement, qu’on eût dit qu’elle était chez elle. Je faillis le croire moi-même. Elle tenait peu de place, il est vrai, au coin de la fenêtre. Mais elle avait si bien choisi sa chaise et son tabouret, que ces meubles semblaient faits pour elle.
Jeanne, au contraire, donnait aux livres et aux tableaux un long regard, qui semblait presque un affectueux adieu.
– Tenez, lui dis-je; amusez-vous à feuilleter ce livre, qui ne peut manquer de vous plaire, car il contient de belles gravures.
Et j’ouvris devant elle le recueil des costumes de Vecellio; non pas, s’il vous plaît, la banale copie maigrement exécutée par des artistes modernes, mais bien un magnifique et vénérable exemplaire de l’édition princeps, laquelle est noble à l’égal des nobles dames qui figurent sur ses feuillets jaunis et embellis par le temps.
En feuilletant les gravures avec une naïve curiosité, Jeanne me dit:
– Nous parlions de promenade, mais c’est un voyage que vous me faites faire. Un grand voyage.
– Eh bien! mademoiselle, lui dis-je, il faut s’arranger commodément pour voyager. Vous êtes assise sur un coin de votre chaise que vous faites tenir sur un seul pied, et le Vecellio doit vous fatiguer les genoux… Asseyez-vous pour de bon, mettez votre chaise d’aplomb et posez votre livre sur la table.
Elle m’obéit en souriant et me dit:
– Regardez, monsieur, le beau costume (C’était celui d’une dogaresse). Que c’est noble et quelles magnifiques idées cela donne! C’est pourtant beau, le luxe!
– Il ne faut pas exprimer de semblables pensées, mademoiselle, dit la maîtresse de pension, en levant de dessus son ouvrage un petit nez imparfait.
– C’est bien innocent, répondis-je. Il y a des âmes de luxe qui ont le goût inné de la magnificence.
Le petit nez imparfait se rabattit aussitôt.
– Mademoiselle Préfère aime le luxe aussi, dit Jeanne; elle découpe des transparents de papier pour les lampes. C’est du luxe économique, mais c’est du luxe tout de même.
Retournés à Venise, nous faisions la connaissance d’une patricienne vêtue d’une dalmatique brodée, quand j’entendis la sonnette. Je crus que c’était quelque patronnet avec sa manne, mais la porte de la cité des livres s’ouvrit et… Tu souhaitais tout à l’heure, vieux Sylvestre Bonnard, que d’autres yeux que des yeux lunettés et desséchés vissent ta protégée dans sa grâce; tes souhaits sont comblés de la façon la plus inattendue. Et comme à l’imprudent Thésée, une voix te dit:
La porte de la cité des livres s’ouvrit et un beau jeune homme parut, introduit par Thérèse. Cette vieille âme simple ne sait qu’ouvrir ou fermer la porte aux gens; elle n’entend rien aux finesses de l’antichambre et du salon. Il n’est dans ses mœurs ni d’annoncer ni de faire attendre. Elle jette les gens sur le palier ou bien elle vous les pousse à la tête.
Voilà donc le beau jeune homme tout amené et je ne puis vraiment pas l’aller enfermer tout de suite, comme un animal dangereux, dans la pièce voisine. J’attends qu’il s’explique; il le fait sans embarras, mais il me semble qu’il a remarqué la jeune fille qui, penchée sur la table, feuillette le Vecellio. Je le regarde; ou je me trompe fort, ou je l’ai déjà vu quelque part. Il se nomme Gélis. C’est là un nom que j’ai entendu je ne sais où. En fait, M. Gélis (puisque Gélis il y a) est fort bien tourné. Il me dit qu’il est en troisième année à l’École des chartes, et qu’il prépare depuis quinze ou dix-huit mois sa thèse de sortie, dont le sujet est l’état des abbayes bénédictines en 1700. Il vient de lire mes travaux sur le Monasticon et il est persuadé qu’il ne peut mener sa thèse à bonne fin sans mes conseils, d’abord, et sans un certain manuscrit que j’ai en ma possession et qui n’est autre que le Registre des comptes de l’abbaye de Cîteaux de 1683 à 1704 .
M’ayant édifié sur ces points, il me remet une lettre de recommandation signée du nom du plus illustre de mes confrères.
À la bonne heure, j’y suis: M. Gélis est tout uniment le jeune homme qui, l’an passé, m’a traité d’imbécile, sous les marronniers. Ayant déplié sa lettre d’introduction, je songe:
«Ah! ah! malheureux, tu es bien loin de soupçonner que je t’ai entendu et que je sais ce que tu penses de moi… ou du moins ce que tu pensais ce jour-là, car ces jeunes têtes sont si légères! Je te tiens, jeune imprudent! te voilà dans l’antre du lion et si soudainement, ma foi! que le vieux lion surpris ne sait que faire de sa proie. Mais toi, vieux lion, ne serais-tu pas un imbécile? si tu ne l’es pas, tu le fus. Tu fus un sot d’avoir écouté M. Gélis au pied de la statue de Marguerite de Valois, un double sot de l’avoir entendu, et un triple sot de n’avoir pas oublié ce qu’il eût mieux valu ne pas entendre.»
Ayant ainsi gourmandé le vieux lion, je l’exhortai à se montrer clément; il ne se fit pas trop tirer l’oreille et devint bientôt si gai qu’il se retint pour ne pas éclater en joyeux rugissements.
À la manière dont je lisais la lettre de mon collègue, je pouvais passer pour ne pas savoir mes lettres. Ce fut long, et M. Gélis aurait pu s’ennuyer, mais il regardait Jeanne et prenait son mal en patience. Jeanne tournait quelquefois la tête de notre côté. On ne peut rester immobile, n’est-ce pas? Mademoiselle Préfère arrangeait ses boucles, et sa poitrine se gonflait de petits soupirs. Il faut dire que j’ai été moi-même honoré souvent de ces petits soupirs.
– Monsieur, dis-je, en pliant la lettre, je suis heureux de pouvoir vous être utile. Vous vous occupez de recherches qui m’ont, pour ma part, bien vivement intéressé. J’ai fait ce que j’ai pu. Je sais comme vous – et mieux encore que vous – combien il reste à faire. Le manuscrit que vous me demandez est à votre disposition; vous pouvez l’emporter, mais il n’est pas des plus petits, et je crains…