Le Crime De Sylvestre Bonnard
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Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut, est un historien et un philologue, dot? d'une ?rudition non d?nu?e d'ironie. «Savoir n'est rien – dit-il un jour – imaginer est tout.» Il m?ne une vie aust?re au milieu de ses livres. Mais il consacre ?galement tous ses efforts ? trouver un manuscrit du XIVe si?cle, la L?gende dor?e de Jacques de Voragine, dont il r?ve comme un enfant peut convoiter quelque jouet extraordinaire. Au cours d'un voyage en Sicile, il fait la connaissance du prince et de la princesse Tr?pof, mais ne parvient pas ? mettre la main sur l'ouvrage. ? son retour ? Paris, il a la douleur de voir le pr?cieux livre lui ?chapper encore, lors d'une vente aux ench?res. Mais il obtiendra finalement l'objet convoit?, d'une mani?re que le soin au lecteur de d?couvrir…
Le hasard lui fait rencontrer la petite fille d'une femme qu'il a jadis aim?e et, pour prot?ger l'enfant d'un tuteur abusif, il l'enl?ve…
Ce roman, spirituel, g?n?reux et tendre, fit conna?tre Anatole France.
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J’ai trouvé Jeanne tout heureuse. Elle m’a conté que, jeudi dernier, après la visite de son tuteur, mademoiselle Préfère l’avait affranchie du règlement et allégée de divers travaux. Depuis ce bienheureux jeudi, elle se promène librement dans le jardin, qui ne manque que de fleurs et de feuilles; elle a même des facilités pour travailler à son malheureux petit saint Georges.
Elle me dit en souriant:
– Je sais bien que c’est à vous que je dois tout cela.
Je lui parlai d’autre chose, mais je remarquai qu’elle ne m’écoutait pas aussi bien qu’elle aurait voulu.
– Je vois que quelque idée vous occupe, lui dis-je; parlez-moi de cela, ou nous ne dirons rien qui vaille, ce qui ne serait digne ni de vous ni de moi.
Elle me répondit:
– Oh! je vous écoutais bien, monsieur; mais il est vrai que je pensais à quelque chose. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas? Je pensais qu’il faut que mademoiselle Préfère vous aime beaucoup pour être devenue tout d’un coup si bonne avec moi.
Et elle me regarda d’un air à la fois souriant et effaré qui me fit rire.
– Cela vous étonne? dis-je.
– Beaucoup, me répondit-elle.
– Pourquoi, s’il vous plaît?
– Parce que je ne vois pas du tout de raisons pour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère.
– Vous me croyez donc bien déplaisant, Jeanne?
– Oh! non, mais vraiment je ne vois aucune raison pour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère. Et pourtant vous lui plaisez beaucoup, beaucoup. Elle m’a fait appeler et m’a posé toutes sortes de questions sur vous.
– En vérité?
– Oui, elle voulait connaître votre intérieur. C’est au point qu’elle m’a demandé l’âge de votre gouvernante!
– Eh bien! lui dis-je, qu’en pensez-vous?
Elle garda longtemps les yeux fixés sur le drap usé de ses bottines et elle semblait absorbée par une méditation profonde. Enfin, relevant la tête:
– Je me défie, dit-elle. Il est bien naturel, n’est-ce pas, qu’on soit inquiète de ce qu’on ne comprend pas? Je sais bien que je suis une étourdie, mais j’espère que vous ne m’en voulez pas.
– Non, certes, Jeanne, je ne vous en veux pas.
J’avoue que sa surprise me gagnait et je remuais dans ma vieille tête cette pensée de la jeune fille: on est inquiet de ce qu’on ne comprend pas.
Mais Jeanne reprit en souriant:
– Elle m’a demandé… devinez!… Elle m’a demandé si vous aimiez la bonne chère.
– Et comment avez-vous reçu, Jeanne, cette averse d’interrogations?
– J’ai répondu: «Je ne sais pas, mademoiselle.» Et mademoiselle m’a dit: «Vous êtes une petite sotte. Les moindres détails de la vie d’un homme supérieur doivent être remarqués. Sachez, mademoiselle, que M. Sylvestre Bonnard est une des gloires de la France.»
– Peste! m’écriai-je. Et qu’en pensez-vous, mademoiselle?
– Je pense que mademoiselle Préfère avait raison. Mais je ne tiens pas… (c’est mal, ce que je vais vous dire) je ne tiens pas du tout à ce que mademoiselle Préfère ait raison en quoi que ce soit.
– Eh bien! soyez satisfaite, Jeanne: mademoiselle Préfère n’avait pas raison.
– Si! si! elle avait bien raison. Mais je voulais aimer tous ceux qui vous aiment, tous sans exception, et je ne le peux plus, car il ne me sera jamais possible d’aimer mademoiselle Préfère.
– Jeanne, écoutez-moi, répondis-je gravement, mademoiselle Préfère est devenue bonne avec vous, soyez bonne avec elle.
Elle répliqua d’un ton sec:
– Il est très facile à mademoiselle Préfère d’être bonne avec moi; et il me serait très difficile d’être bonne avec elle.
C’est en donnant plus de gravité encore à mon langage que je repris:
– Mon enfant, l’autorité des maîtres est sacrée. Votre maîtresse de pension représente auprès de vous la mère que vous avez perdue.
À peine avais-je dit cette solennelle bêtise que je m’en repentis cruellement. L’enfant pâlit, ses yeux se gonflèrent.
– Oh! monsieur! s’écria-t-elle, comment pouvez-vous dire une chose pareille, vous?
Oui, comment, avais-je pu dire cette chose?
Elle répétait:
– Maman! ma chère maman! ma pauvre maman!
Le hasard m’empêcha d’être sot jusqu’au bout. Je ne sais comment il se fit que j’eus l’air de pleurer. On ne pleure plus à mon âge. Il faut qu’une toux maligne m’ait tiré des larmes des yeux. Enfin, c’était à s’y tromper. Jeanne s’y trompa. Oh! quel pur, quel radieux sourire brilla alors sous ses beaux cils mouillés comme du soleil dans les branches après une pluie d’été! Nous nous prîmes les mains, et nous restâmes longtemps sans nous rien dire, heureux.
– Mon enfant, dis-je enfin, je suis très vieux, et bien des secrets de la vie, que vous découvrirez peu à peu, me sont révélés. Croyez-moi: l’avenir est fait du passé. Tout ce que vous ferez pour bien vivre ici, sans haine et sans amertume, vous servira à vivre un jour en paix et en joie dans votre maison. Soyez douce et sachez souffrir. Quand on souffre bien on souffre moins. S’il vous arrive un jour d’avoir un vrai sujet de plainte, je serai là pour vous entendre. Si vous êtes offensée, madame de Gabry et moi, nous le serons avec vous.
– Votre santé est-elle tout à fait bonne, cher monsieur?
C’était mademoiselle Préfère, venue en tapinois, qui me faisait cette question accompagnée d’un sourire. Ma première pensée fut de la vouer à tous les diables, la seconde de constater que sa bouche était faite pour sourire comme une casserole pour jouer du violon, la troisième fut de lui rendre sa politesse et de lui dire que j’espérais qu’elle se portait bien.
Elle envoya la jeune fille se promener dans le jardin; puis une main sur sa pèlerine et l’autre étendue vers le tableau d’honneur, elle me montra le nom de Jeanne Alexandre écrit en ronde en tête de la liste.
– Je vois avec un sensible plaisir, lui dis-je, que vous êtes satisfaite de la conduite de cette enfant. Rien ne peut m’être plus agréable, et je suis porté à attribuer cet heureux résultat à votre affectueuse vigilance. J’ai pris la liberté de vous faire envoyer quelques livres qui peuvent intéresser et instruire des jeunes filles. Vous jugerez, après y avoir jeté les yeux, si vous devez les communiquer à mademoiselle Alexandre et à ses compagnes.
La reconnaissance de la maîtresse de pension alla jusqu’à l’attendrissement et s’étendit en paroles. Pour y couper court:
– Il fait bien beau aujourd’hui, dis-je.
– Oui, me répondit-elle, et, si cela continue, ces chères enfants auront un beau temps pour prendre leurs ébats.
– Vous voulez sans doute parler des vacances. Mais mademoiselle Alexandre, qui n’a plus de parents, ne sortira pas d’ici. Que fera-t-elle, mon Dieu, dans cette grande maison vide?
– Nous lui donnerons le plus de distractions que nous pourrons. Je la conduirai dans les musées et…
Elle hésita, puis en rougissant:
– … et chez vous, si vous le permettez.
– Comment donc! m’écriai-je. Mais voilà une excellente idée.
Nous nous quittâmes fort amis l’un de l’autre. Moi d’elle parce que j’avais obtenu ce que je souhaitais; elle de moi, sans motif appréciable, ce qui, selon Platon, la met au plus haut degré de la hiérarchie des âmes.
Pourtant, c’est avec de mauvais pressentiments que j’introduis cette personne chez moi. Et je voudrais bien que Jeanne fût en d’autres mains que les siennes. Maître Mouche et mademoiselle Préfère sont des esprits qui passent le mien. Je ne sais jamais pourquoi il disent ce qu’ils disent, ni pourquoi ils font ce qu’ils font; il y a en eux des profondeurs mystérieuses qui me troublent. Comme Jeanne me le disait tout à l’heure: on est inquiet de ce qu’on ne comprend pas.
Hélas! à mon âge on sait trop combien la vie est peu innocente; on sait trop ce qu’on perd à durer en ce monde et l’on n’a de confiance qu’en la jeunesse.
16 août.
Je les attendais. Vraiment, je les attendais avec impatience. Pour amener Thérèse à les bien accueillir, j’ai employé tout mon art d’insinuer et de plaire, mais c’est peu. Elles vinrent. Jeanne était, ma foi! toute pimpante. Ce n’est point sa grand-mère, assurément. Mais aujourd’hui, pour la première fois, je m’aperçus qu’elle avait une physionomie agréable, chose qui, en ce monde, est fort utile à une femme. Elle sourit, et la cité des livres en fut tout égayée.
J’épiai Thérèse; j’observai si ses rigueurs de vieille gardienne s’adoucissaient à la vue de la jeune fille. Je la vis arrêter sur Jeanne ses yeux ternes, sa face à longues peaux, sa bouche creuse, son menton pointu de vieille fée puissante. Et ce fut tout.