Jean-Christophe Tome VII
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Publi? de 1904 ? 1912, ce roman fleuve en 10 volumes est un courageux message d'amour, d'espoir d'une humanit? r?concili?e, une qu?te de sagesse en une ?poque particuli?rement troubl?e qui allait aboutir ? la guerre de 14-18. Romain Rolland re?ut le prix Nobel de litt?rature en 1915 pour ce roman. Il nous conte l'histoire de Jean-Christophe Krafft, musicien allemand, h?ros romantique, qui devra passer par une s?rie d'?preuves avant de dominer sa vie et trouver l'?quilibre de la pl?nitude.
Christophe est l'a?n? de Melchior, violoniste qui s'enlise dans l'alcool, et de Louisa, m?re courage qui se bat contre la mis?re. Grand-p?re ?tait aussi musicien. Il offre un vieux piano ? la famille et apprend la musique ? Christophe. Cet instrument va permettre de r?v?ler le talent de l'enfant qui, ? six ans, se voue ? la musique, commence ? donner des concerts et ? composer…
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Le lendemain matin, quand il vit Olivier, il ne parla de rien; il lui ?tait odieux de faire des reproches, – reproches d’avoir abus? de sa confiance, d’avoir jet? ses secrets en p?ture ? l’ennemi: – il ne put dire un seul mot. Mais son visage parlait pour lui; il ?tait hostile et glac?. Olivier en fut saisi; il n’y comprenait rien. Timidement, il essaya de savoir ce que Christophe avait contre lui. Christophe se d?tourna brutalement, sans r?pondre. Olivier, bless? ? son tour, se tut, et d?vora son chagrin, en silence. Ils ne se virent plus, de tout le jour.
Quand Olivier l’e?t fait souffrir mille fois davantage, jamais Christophe n’e?t rien fait pour se venger, ? peine pour se d?fendre: Olivier lui ?tait sacr?. Mais l’indignation qu’il ressentait avait besoin de se d?charger sur quelqu’un; et puisque ce ne pouvait ?tre sur Olivier, ce fut sur Lucien L?vy-C?ur. Avec son injustice et sa passion habituelles, il lui attribua aussit?t la responsabilit? de la faute qu’il pr?tait ? Olivier; et il y avait pour lui une souffrance de jalousie insupportable ? penser qu’un homme de cette esp?ce avait pu lui enlever l’affection de son ami, comme il l’avait d?j? ?vinc? de l’amiti? de Colette Stevens. Pour achever de l’exasp?rer, le m?me jour, lui tomba sous les yeux un article de L?vy-C?ur, ? propos d’une repr?sentation de Fidelio . Il y parlait de Beethoven sur un ton de persiflage, et raillait agr?ablement son h?ro?ne pour prix Montyon. Christophe voyait mieux que quiconque les ridicules de la pi?ce, et m?me certaines erreurs de la musique. Il n’avait pas toujours montr? un respect exag?r? pour les ma?tres reconnus. Mais il ne se piquait point d’?tre toujours d’accord avec lui-m?me et d’une logique ? la fran?aise. Il ?tait de ces gens qui veulent bien relever les fautes de ceux qu’ils aiment, mais qui ne le permettent pas aux autres. C’?tait d’ailleurs tout autre chose de critiquer un grand artiste, si ?prement que ce f?t, ? la fa?on de Christophe, par foi passionn?e dans l’art, et m?me – (on pouvait dire) – par un amour intransigeant pour sa gloire, qui ne supportait point en lui la m?diocrit?, – ou de ne chercher dans ces critiques, comme faisait L?vy-C?ur, qu’? flatter la bassesse du public et ? faire rire la galerie, aux d?pens d’un grand homme. Puis, quelque libre que f?t Christophe en ses jugements, il y avait une musique, qu’il avait tacitement r?serv?e, et ? laquelle il ne fallait point toucher: c’?tait celle qui ?tait plus et mieux que de la musique, celle qui ?tait une grande ?me bienfaisante, o? l’on puisait la consolation, la force et l’esp?rance. La musique de Beethoven ?tait de celles-l?. Voir un faquin l’outrager l’exasp?ra. Ce n’?tait plus une question d’art, c’?tait une question d’honneur; tout ce qui donne du prix ? la vie, l’amour, l’h?ro?sme, la vertu passionn?e, y ?taient engag?s. On ne peut pas plus permettre qu’on y porte atteinte que si l’on entendait insulter la femme qu’on v?n?re et qu’on aime: il faut ha?r et tuer… Que dire, quand l’insulteur ?tait, de tous les hommes, celui que Christophe m?prisait le plus!
Et le hasard voulut que, le soir, les deux hommes se trouv?rent face ? face.
Pour ne pas rester seul avec Olivier, Christophe ?tait all?, contre son habitude, ? une soir?e chez Roussin. On lui demanda de jouer. Il le fit ? contrec?ur. Toutefois, au bout d’un instant, il s’?tait absorb? dans le morceau qu’il jouait, lorsque, levant les yeux, il aper?ut ? quelques pas, dans un groupe, les yeux ironiques de Lucien L?vy-C?ur, qui l’observaient. Il s’arr?ta net, au milieu d’une mesure; et, se levant, il tourna le dos au piano. Il se fit un silence de g?ne. Mme Roussin, surprise, vint ? Christophe, avec un sourire forc?; et, prudemment, – n’?tant pas tr?s s?re que le morceau ne f?t pas termin?, – elle lui demanda:
– Vous ne continuez pas, monsieur Krafft?
– J’ai fini, r?pondit-il s?chement.
? peine eut-il parl? qu’il sentit son inconvenance; mais au lieu de le rendre plus prudent, cela ne fit que l’exciter davantage. Sans prendre garde ? l’attention railleuse de l’auditoire, il alla s’asseoir dans un coin du salon, d’o? il pouvait suivre les mouvements de L?vy-C?ur. Son voisin, un vieux g?n?ral, ? la figure ros?e et endormie, avec des yeux bleu p?le, d’expression enfantine, se crut oblig? de lui adresser des compliments sur l’originalit? du morceau. Christophe s’inclinait, ennuy?, et il grognait des sons inarticul?s. L’autre continuait de parler, excessivement poli, avec son sourire insignifiant et doux; et il aurait voulu que Christophe lui expliqu?t comment il pouvait jouer de m?moire tant de pages de musique. Christophe se demandait s’il ne jetterait pas d’une bourrade le bonhomme en bas du canap?. Il voulait entendre ce que disait L?vy-C?ur: il guettait un pr?texte pour s’attaquer ? lui. Depuis quelques minutes, il sentait qu’il allait faire une sottise: rien au monde n’aurait pu l’emp?cher de la faire. – Lucien L?vy-C?ur expliquait ? un cercle de dames, avec sa voix de fausset, les intentions des grands artistes et leurs secr?tes pens?es. Dans un silence, Christophe entendit qu’il parlait, avec des sous-entendus polissons, de l’amiti? de Wagner et du roi Louis.
– Assez! cria-t-il, en frappant du poing la table, pr?s de lui.
On se retourna avec stupeur. Lucien L?vy-C?ur, rencontrant le regard de Christophe, p?lit l?g?rement, et dit:
– Est-ce ? moi que vous parlez?
– ? toi, chien! fit Christophe.
Il se leva, d’un bond.
– Il faut donc que tu salisses tout ce qu’il y a de grand, au monde! continua-t-il avec fureur. ? la porte, cabot, ou je te flanque par la fen?tre!
Il s’avan?ait vers lui. Les dames s’?cart?rent, avec de petits cris. Il y eut quelque d?sordre. Christophe fut entour? aussit?t. Lucien L?vy-C?ur s’?tait ? demi soulev?; puis, il reprit sa pose n?gligente dans son fauteuil. Appelant ? voix basse un domestique qui passait, il lui remit une carte; et il continua l’entretien, comme si rien ne s’?tait pass?; mais ses paupi?res battaient nerveusement, et ses yeux clignotants jetaient des regards de c?t?, pour observer les gens. Roussin s’?tait plant? devant Christophe, et, le tenant par les revers de son habit, il le poussait vers la porte. Christophe, furieux et honteux, t?te baiss?e, avait devant les yeux ce large plastron de chemise blanche, dont il comptait les boutons en brillants; et il sentait sur son visage le souffle du gros homme.
– Eh bien, mon cher, eh bien! disait Roussin, qu’est-ce qui vous prend? Qu’est-ce que ces fa?ons? Observez-vous, sacrebleu! Savez-vous o? vous ?tes? Voyons, ?tes-vous fou?
– Du diable si je remets les pieds chez vous! dit Christophe, en se d?gageant. Et il gagna la porte.
Prudemment, on lui faisait place. Au vestiaire, un domestique lui pr?senta un plateau. Il y avait, dessus, la carte de Lucien L?vy-C?ur. Il la prit sans comprendre, la lut tout haut; puis, brusquement, il chercha dans ses poches en soufflant de col?re; il en tira, apr?s une demi-douzaine d’objets vari?s, trois ou quatre cartes froiss?es et salies:
– Tiens! Tiens! Tiens! – fit-il, en les jetant sur le plateau, si violemment qu’une d’elles tomba ? terre.
Il sortit.
Olivier n’?tait au courant de rien. Christophe avait pris pour t?moins les premiers venus: le critique musical Th?ophile Goujart, et un Allemand, le docteur Barth, privat-docent dans une universit? suisse, qu’il avait rencontr? un soir dans une brasserie, et avec qui il avait li? connaissance, quoiqu’il e?t peu de sympathie pour lui: mais ils pouvaient parler ensemble du pays. Apr?s entente avec les t?moins de Lucien L?vy-C?ur, l’arme choisie fut le pistolet. Christophe ignorait ?galement toutes les armes, et Goujart lui dit qu’il ne ferait pas mal de venir avec lui ? un tir pour prendre quelques le?ons; mais Christophe s’y refusa; et, en attendant le lendemain, il se remit au travail.
Son travail ?tait distrait. Il entendait bourdonner, comme dans un mauvais sommeil, une id?e vague et fixe… «C’?tait d?sagr?able, oui, d?sagr?able… Quoi donc? – Ah! ce duel, demain… Plaisanterie! On ne se touche jamais… Cela se pourrait pourtant… Eh bien, apr?s?… Apr?s, mais justement, apr?s… Un pressement de doigt de cet animal peut m’effacer de la vie… Allons donc! Oui, demain, dans deux jours, je pourrai ?tre couch? dans cette terre qui pue… Bah! ici ou ailleurs!… Ah! ?a, est-ce que je serais l?che? – Non, mais il serait inf?me de perdre dans une niaiserie le monde de pens?e, que je sens grandir en moi… Au diable, ces luttes d’aujourd’hui, o? l’on pr?tend ?galiser les chances des adversaires! La belle ?galit?, que celle qui donne ? la vie d’un dr?le autant de prix qu’? la mienne! Que ne nous met-on en pr?sence avec nos poings et des b?tons? Ce serait un plaisir. Mais cette froide fusillade!… Et naturellement, il sait tirer, et je n’ai jamais tenu un pistolet… Ils ont raison: il faut que j’apprenne… Il veut me tuer? C’est moi qui le tuerai.»
Il descendit. Il y avait un tir, ? quelques pas de sa maison. Christophe demanda une arme, et se fit expliquer comment il fallait la tenir. Au premier coup, il faillit tuer le g?rant; il recommen?a deux fois, trois fois, et ne r?ussit pas mieux; il s’impatienta: ce fut bien pis. Autour de lui, quelques jeunes gens regardaient et riaient. Il n’y faisait pas attention. Il s’obstina si indiff?rent aux moqueries et si d?cid? ? r?ussir que, comme il arrive toujours, on ne tarda pas ? s’int?resser ? cette patience maladroite; un des spectateurs lui donna des conseils. Lui, si violent d’habitude, ?coutait, avec une docilit? d’enfant: il luttait contre ses nerfs, qui faisaient trembler sa main; il se raidissait, les sourcils contract?s; la sueur coulait sur ses joues; il ne disait pas un mot; mais, de temps en temps, il avait un sursaut de col?re; puis, il se remettait ? tirer. Il resta deux heures. Apr?s deux heures, il mettait dans le but. Rien de plus saisissant que cette volont? domptant un corps rebelle. Elle inspirait le respect. Des railleurs du d?but, les uns ?taient partis, les autres se turent peu ? peu; et ils n’avaient pu se d?cider ? abandonner le spectacle. Ils salu?rent amicalement Christophe, quand il partit.