Jean-Christophe Tome VII
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Publi? de 1904 ? 1912, ce roman fleuve en 10 volumes est un courageux message d'amour, d'espoir d'une humanit? r?concili?e, une qu?te de sagesse en une ?poque particuli?rement troubl?e qui allait aboutir ? la guerre de 14-18. Romain Rolland re?ut le prix Nobel de litt?rature en 1915 pour ce roman. Il nous conte l'histoire de Jean-Christophe Krafft, musicien allemand, h?ros romantique, qui devra passer par une s?rie d'?preuves avant de dominer sa vie et trouver l'?quilibre de la pl?nitude.
Christophe est l'a?n? de Melchior, violoniste qui s'enlise dans l'alcool, et de Louisa, m?re courage qui se bat contre la mis?re. Grand-p?re ?tait aussi musicien. Il offre un vieux piano ? la famille et apprend la musique ? Christophe. Cet instrument va permettre de r?v?ler le talent de l'enfant qui, ? six ans, se voue ? la musique, commence ? donner des concerts et ? composer…
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– Jamais je n’abdiquerai, dit Christophe. Je suis libre.
– Vous n’en ?tes que davantage avec Dieu, r?pliquait tranquillement le pr?tre.
Mais Christophe n’admettait pas qu’on f?t de lui un chr?tien malgr? lui. Il se d?fendait avec une ardeur na?ve, comme s’il pouvait y avoir la moindre importance ? ce qu’on attach?t ? ses pens?es une ?tiquette, ou bien une autre. L’abb? Corneille l’?coutait avec un peu d’ironie eccl?siastique, ? peine perceptible, et beaucoup de bont?. Il avait une patience inalt?rable, qui reposait sur l’habitude de sa foi. Les ?preuves de l’?glise actuelle l’avaient tremp?e; tout en jetant sur lui une grande m?lancolie, et bien qu’elles l’eussent fait passer par de douloureuses crises morales, elles ne l’atteignaient pas, au fond. Certes, il ?tait cruel de se voir opprim? par ses chefs, ses d?marches ?pi?es par les ?v?ques, guett?es par les libres penseurs qui cherchaient ? exploiter ses pens?es, ? se servir de lui contre sa foi, ?galement incompris et traqu? par ses coreligionnaires et par les ennemis de sa religion. Impossible de r?sister: car il faut se soumettre. Impossible de se soumettre, du c?ur: car on sait que l’autorit? se trompe. Angoisse de ne pas parler. Angoisse de parler et d’?tre faussement interpr?t?. Sans compter les autres ?mes dont on est responsable, ceux qui attendent de vous un conseil, une aide et que l’on voit souffrir… L’abb? Corneille souffrait pour eux et pour lui, mais il se r?signait. Il savait combien peu comptent les jours d’?preuves, dans la longue histoire de l’?glise. – Seulement, ? se replier dans sa r?signation muette, il s’an?miait lentement, il prenait une timidit?, une peur de parler, qui lui rendait p?nible la moindre d?marche et peu ? peu l’enveloppait d’une torpeur de silence. Il s’y sentait tomber avec tristesse, mais sans r?agir. La rencontre de Christophe lui fut d’un grand secours. La juv?nile ardeur, l’int?r?t affectueux et na?f que son voisin lui t?moignait, ses questions parfois indiscr?tes, lui faisait du bien. Christophe le for?ait ? rentrer dans la compagnie des vivants.
Aubert, l’ouvrier ?lectricien, se rencontra avec lui chez Christophe. Il fit un haut-le-corps, quand il vit le pr?tre. Il eut peine ? cacher sa r?pulsion. M?me quand ce premier sentiment fut vaincu, il lui en resta un malaise, ? se trouver avec cet homme enjuponn?, qui ?tait pour lui un ?tre ind?finissable. Toutefois, le plaisir qu’il avait ? causer avec des gens bien ?lev?s l’emporta sur son anticl?ricalisme. Il ?tait surpris du ton affable qui r?gnait entre M. Watelet et l’abb? Corneille; il ne l’?tait pas moins de voir un pr?tre d?mocrate, et un r?volutionnaire aristocrate: cela renversait toutes ses id?es re?ues. Il cherchait vainement dans quelles cat?gories il pourrait les classer; car il avait besoin de classer les gens, pour les comprendre. Il n’?tait pas facile de trouver un compartiment o? ranger la paisible libert? de ce pr?tre, qui avait lu Anatole France et Renan, et qui en parlait tranquillement, avec justice et justesse. En mati?re de science, l’abb? Corneille avait pour r?gle de se laisser conduire par ceux qui savaient, plus que par ceux qui commandaient. Il honorait l’autorit?; mais elle n’?tait pas, pour lui, du m?me ordre que la science. Chair, esprit, charit?: les trois ordres, les trois degr?s de l’?chelle divine, l’?chelle de Jacob. – Naturellement, le brave Aubert ?tait bien loin de soup?onner un tel ?tat d’esprit. L’abb? Corneille disait doucement ? Christophe que Aubert lui rappelait des paysans fran?ais, qu’il avait vus. Une jeune Anglaise leur demandait son chemin. Elle leur parlait anglais. Ils ?coutaient sans comprendre. Puis, ils parlaient fran?ais. Elle ne comprenait pas. Alors, ils la regardaient avec piti?, hochaient la t?te, et disaient, en reprenant leur travail:
– C’est-y-malheureux, tout de m?me Une si belle fille!…
Dans les premiers temps, Aubert, intimid? par la science et les mani?res distingu?es du pr?tre et de M. Watelet, se tut, buvant leur conversation. Peu ? peu, il s’y m?la, c?dant au plaisir na?f qu’il avait ? s’entendre parler. Il ?tala son id?ologie vague. Les deux autres l’?coutaient poliment, avec un petit sourire int?rieur. Aubert, ravi, ne s’en tint pas l?; il usa, et bient?t il abusa de l’in?puisable patience de l’abb? Corneille. Il lui lut ses ?lucubrations. Le pr?tre ?coutait, r?sign?; cela ne l’ennuyait pas trop: car il ?coutait moins les paroles que l’homme. Et puis, comme il disait ? Christophe, qui le plaignait:
– Bah! j’en entends bien d’autres!
Aubert ?tait reconnaissant ? M. Watelet et ? l’abb? Corneille; et tous trois, sans beaucoup s’inqui?ter de se comprendre mutuellement, arrivaient ? s’aimer, sans trop savoir pourquoi. Ils ?taient surpris de se trouver si proches l’un de l’autre. Ils ne l’eussent jamais pens?. – Christophe les unissait.
Il avait d’innocentes alli?es dans les trois enfants, les deux petites Elsberger, et la fillette adoptive de M. Watelet. Il ?tait devenu leur ami. Il avait peine de l’isolement o? elles vivaient. ? force de parler ? chacune de la petite voisine inconnue, il leur donna le d?sir irr?sistible de se voir. Elles s’adressaient des signaux par les fen?tres; elles ?changeaient des mots furtifs dans l’escalier. Elles firent tant, second?es par Christophe, qu’elles obtinrent la permission de se rencontrer au Luxembourg. Christophe, heureux du succ?s de son astuce, alla les y voir, la premi?re fois qu’elles furent ensemble; il les trouva gauches, emprunt?es; ne sachant que faire d’un bonheur si nouveau. Il les d?gela en un instant, il inventa des jeux, des courses, une chasse; il y fit sa partie avec autant de passion que s’il avait dix ans; les promeneurs jetaient un coup d’?il amus? sur ce grand gar?on, qui courait en poussant des cris, et tournait autour des arbres, poursuivi par trois petites filles. Et comme les parents, toujours soup?onneux, se montraient peu dispos?s ? ce que ces parties au Luxembourg se renouvelassent souvent, – (car ils ne pouvaient les surveiller d’assez pr?s) – Christophe trouva moyen de faire inviter les enfants ? jouer dans le jardin m?me de la maison, par le commandant Chabran qui habitait au rez-de-chauss?e.
Le hasard l’avait mis en relations avec lui: – (le hasard sait trouver ceux qui savent s’en servir). – La table de travail de Christophe ?tait pr?s de sa fen?tre. Le vent emporta quelques feuilles de musique dans le jardin d’en bas. Christophe courut les chercher, nu-t?te, d?braill?, comme il ?tait. Il pensait avoir affaire ? un domestique. Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit. Un peu interloqu?, il lui exposa l’objet de sa visite. Elle sourit, et le fit entrer; ils all?rent dans le jardin. Apr?s qu’il eut ramass? ses papiers, il s’esquivait, et elle le reconduisait, quand ils se crois?rent avec l’officier qui rentrait. Le commandant regarda, d’un ?il surpris, cet h?te h?t?roclite. La jeune fille le lui pr?senta, en riant.
– Ah! c’est vous, le musicien? dit l’officier. Charm?! Nous sommes confr?res.
Il lui serra la main. Ils caus?rent, sur un ton d’ironie amicale, des concerts qu’ils se donnaient l’un ? l’autre, Christophe sur son piano, le commandant sur sa fl?te. Christophe voulait partir; mais l’autre ne le l?chait plus; et il s’?tait lanc? dans des d?veloppements ? perte de vue sur la musique. Brusquement, il s’arr?ta, et dit:
– Venez voir mes canons.
Christophe le suivit, se demandant de quel int?r?t pouvait bien ?tre son opinion sur l’artillerie fran?aise. L’autre lui montra, triomphant, des canons musicaux, des tours de force, des morceaux qu’on pouvait lire en commen?ant par la fin, ou bien ? quatre mains, en jouant l’un la page ? l’endroit, l’autre la page ? l’envers. Ancien Polytechnicien, le commandant avait toujours eu le go?t de la musique; mais ce qu’il aimait surtout en elle, c’?tait le probl?me; elle lui semblait – (ce qu’elle est en effet, pour une part) – un magnifique jeu de l’esprit; et il s’ing?niait ? poser et r?soudre des ?nigmes de constructions musicales, plus extravagantes et plus inutiles les unes que les autres. Naturellement, il n’avait pas eu beaucoup de temps, au cours de sa carri?re, pour cultiver sa manie; mais depuis qu’il avait pris sa retraite, il s’y donnait avec passion; il y d?pensait l’?nergie qu’il avait mise nagu?re ? poursuivre ? travers les d?serts de l’Afrique les bandes de rois n?gres, ou ? ?chapper ? leurs traquenards. Christophe s’amusa de ces charades, et il en posa, ? son tour, une autre plus compliqu?e. L’officier fut ravi; ils jout?rent d’adresse: ce fut, de part et d’autre, une pluie de logogriphes [10] musicaux. Apr?s qu’ils eurent bien jou?, Christophe remonta chez lui. Mais d?s le matin suivant, il re?ut de son voisin un probl?me nouveau, un v?ritable casse-t?te, auquel le commandant avait travaill?, une partie de la nuit; il y r?pliqua; et la lutte continua, jusqu’au jour o? Christophe, que cela finissait par assommer, se d?clara battu: ce qui enchanta l’officier. Il regardait ce succ?s comme une revanche sur l’Allemagne. Il invita Christophe ? d?jeuner. La franchise de Christophe, qui trouva d?testables ses compositions musicales, et qui poussa les hauts cris, quand Chabran commen?a ? massacrer sur son harmonium un andante de Haydn, acheva de le conqu?rir. Ils eurent, depuis, d’assez fr?quents entretiens. Mais non plus sur la musique. Christophe trouvait un int?r?t m?diocre ? ?couter l?-dessus des billeves?es; aussi mettait-il de pr?f?rence la conversation sur le terrain militaire. Le commandant ne demandait pas mieux; la musique ?tait, pour ce malheureux homme, une distraction forc?e; au fond, il se rongeait.
Il se laissa entra?ner ? conter ses campagnes africaines. Gigantesques aventures, dignes de celles des Pizarre et des Cort?s! Christophe voyait revivre avec stup?faction cette ?pop?e merveilleuse et barbare, dont il ne savait rien, que les Fran?ais eux-m?mes ignorent presque tous, et o?, pendant vingt ans, se d?pens?rent l’h?ro?sme, l’audace ing?nieuse, l’?nergie surhumaine d’une poign?e de conqu?rants fran?ais, perdus au milieu du continent noir, entour?s d’arm?es noires, d?pourvus des moyens d’action les plus rudimentaires, agissant constamment contre le gr? d’une opinion et d’un gouvernement ?peur?s, et conqu?rant ? la France, en d?pit de la France, un empire plus grand qu’elle. Une odeur de joie puissante et de sang montait de cette action, o? surgissaient aux yeux de Christophe, des figures de modernes condottieri , d’aventuriers h?ro?ques, impr?vues dans la France d’aujourd’hui, et que la France d’aujourd’hui rougit de reconna?tre: pudiquement, elle jette sur eux un voile. La voix du commandement sonnait gaillardement, en ?voquant ces souvenirs; et il racontait avec une bonhomie joviale, et – (bizarrement intercal?es parmi ces r?cits ?piques) – de sages descriptions des terrains g?ologiques, ces larges randonn?es, et ces chasses humaines, o? il ?tait tour ? tour le chasseur et le gibier, dans une partie sans merci. – Christophe l’?coutait, le regardait, et il avait compassion de ce bel animal humain, contraint ? l’inaction, r?duit ? se d?vorer en des jeux ridicules. Il se demandait comment il avait pu se r?signer ? ce sort. Il le lui demanda. Sur ses ranc?urs, le commandant semblait peu dispos? d’abord ? s’expliquer avec un ?tranger. Mais les Fran?ais ont la langue longue, surtout lorsqu’il s’agit de s’accuser les uns les autres: