Jean-Christophe Tome VII
Jean-Christophe Tome VII читать книгу онлайн
Publi? de 1904 ? 1912, ce roman fleuve en 10 volumes est un courageux message d'amour, d'espoir d'une humanit? r?concili?e, une qu?te de sagesse en une ?poque particuli?rement troubl?e qui allait aboutir ? la guerre de 14-18. Romain Rolland re?ut le prix Nobel de litt?rature en 1915 pour ce roman. Il nous conte l'histoire de Jean-Christophe Krafft, musicien allemand, h?ros romantique, qui devra passer par une s?rie d'?preuves avant de dominer sa vie et trouver l'?quilibre de la pl?nitude.
Christophe est l'a?n? de Melchior, violoniste qui s'enlise dans l'alcool, et de Louisa, m?re courage qui se bat contre la mis?re. Grand-p?re ?tait aussi musicien. Il offre un vieux piano ? la famille et apprend la musique ? Christophe. Cet instrument va permettre de r?v?ler le talent de l'enfant qui, ? six ans, se voue ? la musique, commence ? donner des concerts et ? composer…
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
La bont? n’est pas rare chez les Juifs: c’est de toutes les vertus celle qu’ils admettent le mieux, m?me quand ils ne la pratiquent pas. ? la v?rit?, elle reste chez la plupart sous une forme n?gative ou neutre: indulgence, indiff?rence, r?pugnance ? faire le mal, tol?rance ironique. Chez Mooch, elle ?tait passionn?ment active. Il ?tait toujours pr?t ? se d?vouer pour quelqu’un ou pour quelque chose. Pour ses coreligionnaires pauvres, pour les r?fugi?s russes, pour les opprim?s de toutes les nations, pour les artistes malheureux, pour toutes les infortunes, pour toutes les causes g?n?reuses. Sa bourse ?tait toujours ouverte; et, si peu garnie qu’elle f?t, il trouvait moyen d’en faire sortir quelque obole; quand elle ?tait vide, il en faisait sortir de la bourse des autres; il ne comptait jamais ses peines, ni ses pas, du moment qu’il s’agissait de rendre service. Il faisait cela simplement, – avec une simplicit? exag?r?e. Il avait le tort de dire un peu trop qu’il ?tait simple et sinc?re: mais le plus fort, c’est qu’il l’?tait.
Christophe, partag? entre son agacement et sa sympathie pour Mooch eut une fois un mot cruel d’enfant terrible. Un jour qu’il ?tait ?mu de la bont? de Mooch, il lui prit affectueusement les deux mains et dit:
– Quel malheur!… Quel malheur que vous soyez Juif!
Olivier sursauta et rougit, comme s’il s’agissait de lui. Il en ?tait malheureux et il t?chait d’effacer la blessure caus?e par son ami.
Mooch sourit, avec une ironie triste, et il r?pondit tranquillement:
– C’est un bien plus grand malheur d’?tre un homme.
Christophe ne vit l? qu’une boutade. Mais le pessimisme de cette parole ?tait plus profond qu’il ne l’imaginait; et Olivier, avec la finesse de sa sensibilit?, en eut l’intuition. Sous le Mooch qu’on connaissait, il en ?tait un autre tout diff?rent, et m?me en beaucoup de choses enti?rement oppos?. Sa nature apparente ?tait le produit d’un long combat contre sa v?ritable nature. Cet homme qui semblait simple avait un esprit contourn?: lorsqu’il s’abandonnait, il avait toujours besoin de compliquer les choses simples et de donner ? ses sentiments les plus vrais un caract?re d’ironie mani?r?e. Cet homme qui semblait modeste et trop humble parfois, avait un fond d’orgueil qui se connaissait et se ch?tiait durement. Son optimisme souriant, son activit? incessante, incessamment occup?e ? rendre service aux autres, recouvraient un nihilisme profond, un d?couragement mortel qui avait peur de se voir. Mooch manifestait une grande foi en une foule de choses: dans le progr?s de l’humanit?, dans l’avenir de l’esprit juif ?pur?, dans les destin?es de la France, soldat de l’esprit nouveau – (il identifiait volontiers, les trois causes). – Olivier, qui n’?tait point dupe, disait ? Christophe:
– Au fond, il ne croit ? rien.
Avec tout son bon sens et son calme ironiques, Mooch ?tait un neurasth?nique qui ne voulait pas regarder le vide qui ?tait en lui. Il avait des crises de n?ant; il se r?veillait brusquement, au milieu de la nuit, en g?missant d’effroi. Il cherchait partout des raisons d’agir auxquelles s’accrocher, comme ? des bou?es dans l’eau.
On paye cher le privil?ge d’?tre d’une trop vieille race. On porte un faix ?crasant de pass?, d’?preuves, d’exp?riences lass?es, d’intelligence et d’affection d??ues, – toute une cuv?e de vie s?culaire, au fond de laquelle s’est d?pos? un acre r?sidu d’ennui… L’Ennui, l’immense ennui s?mite, sans rapports avec notre ennui aryen, qui nous fait bien souffrir aussi, mais qui du moins a des causes pr?cises et qui passe avec elles: car il ne nous vient le plus souvent que du regret de n’avoir pas ce que nous d?sirons. Mais c’est la source m?me de la vie qui est atteinte, chez certains Juifs, par un poison mortel. Plus de d?sirs, plus d’int?r?t ? rien: ni ambition, ni amour, ni plaisir. Une seule chose persiste, non pas intacte, mais maladivement hyperesth?si?e [6] , en ces d?racin?s d’Orient, ?puis?s par la d?pense d’?nergie qu’ils ont d? faire depuis des si?cles, et aspirant ? l’ataraxie [7] , sans pouvoir y atteindre: la pens?e, l’analyse sans fin, qui emp?che d’avance la possibilit? de toute jouissance et qui d?courage de toute action. Les plus ?nergiques se donnent des r?les, les jouent, plus qu’ils n’agissent pour leur compte. Chose curieuse, ? nombre d’entre eux, – et non des moins intelligents, ni parfois des moins graves, – ce d?sint?r?t de la vie r?elle souffle la vocation, ou le d?sir inavou? de se faire acteurs, de jouer la vie, – seule fa?on pour eux de la vivre!
Mooch ?tait aussi acteur, ? sa fa?on. Il s’agitait, afin de s’?tourdir. Mais au lieu que tant de gens s’agitent pour leur ?go?sme, lui, s’agitait pour le bonheur des autres. Son d?vouement ? Christophe ?tait touchant et fatigant. Christophe le rabrouait, et en avait regret ensuite. Jamais Mooch n’en voulait ? Christophe. Rien ne le rebutait. Non qu’elle e?t pour Christophe une affection bien vive. C’?tait le d?vouement qu’il aimait, plus que les hommes auxquels il se d?vouait. Ils lui ?taient un pr?texte pour faire du bien, pour vivre.
Il fit tant qu’il d?cida Hecht ? publier le David et quelques autres compositions de Christophe. Hecht estimait le talent de Christophe; mais il n’?tait point press? de le faire conna?tre. Lorsqu’il vit Mooch tout pr?t ? lancer la publication, ? ses frais, chez un autre ?diteur, lui-m?me, par amour-propre, en prit l’initiative.
Mooch eut encore l’id?e, dans une occasion critique o? Olivier tomba malade et o? l’argent manquait, de s’adresser ? F?lix Weil, le riche arch?ologue qui habitait dans la maison des deux amis. Mooch et Weil se connaissaient, mais ils avaient peu de sympathie l’un pour l’autre. Ils ?taient trop diff?rents; Mooch, agit?, mystique, r?volutionnaire, avec des fa?ons «peuple» que peut-?tre il outrait, provoquait l’ironie de Weil, placide et gouailleur, de mani?res distingu?es et d’esprit conservateur. Ils avaient bien un fonds commun: tous deux ?taient ?galement d?nu?s d’int?r?t profond ? agir; seule, les soutenait leur vitalit? tenace et machinale. Mais c’?taient l? des choses dont ni l’un ni l’autre n’aimait ? prendre conscience: ils pr?f?raient n’?tre attentifs qu’aux r?les qu’ils jouaient, et ces r?les avaient peu de points de contact. Mooch rencontra donc un accueil assez froid aupr?s de Weil; quand il voulut l’int?resser aux projets artistiques d’Olivier et de Christophe, il se heurta ? un scepticisme railleur. Les perp?tuels emballements de Mooch pour une utopie ou pour une autre ?gayaient la soci?t? juive, o? il ?tait signal? comme un «tapeur» dangereux. Cette fois comme tant d’autres, il ne se d?couragea point; et tandis qu’il insistait, parlant de l’amiti? de Christophe et d’Olivier, il ?veilla l’int?r?t de Weil. Il s’en aper?ut et continua.
Il touchait l? une corde sensible. Ce vieillard, d?tach? de tout, sans amis, avait le culte de l’amiti?; la grande affection de sa vie avait ?t? une amiti? qui l’avait laiss? en chemin: c’?tait son tr?sor int?rieur; quand il y pensait, il se sentait meilleur. Il avait fait des fondations, au nom de son ami. Il avait d?di? des livres ? sa m?moire. Les traits que lui raconta Mooch de la tendresse mutuelle de Christophe et d’Olivier l’?murent. Son histoire personnelle avait quelque ressemblance avec la leur. L’ami qu’il avait perdu avait ?t? pour lui une sorte de fr?re a?n?, un compagnon de jeunesse, un guide qu’il idol?trait. C’?tait un de ces jeunes Juifs, br?l?s d’intelligence et d’ardeur g?n?reuse, qui souffrent du dur milieu qui les entoure, qui se sont donn?s pour t?che de relever leur race, et, par leur race, le monde, qui se d?vorent eux-m?mes, qui se consument de toutes parts et flambent, en quelques heures, comme une torche de r?sine. Sa flamme avait r?chauff? l’apathie du petit Weil. Tant que l’ami v?cut, Weil marcha ? ses c?t?s, dans l’aur?ole de foi, – foi dans la science, dans le pouvoir de l’esprit, dans le bonheur-futur, – que rayonnait autour d’elle cette ?me messianique [8] . Apr?s qu’elle l’eut laiss? seul, Weil, faible et ironique, se laissa couler des hauteurs de cet id?alisme dans les sables de l’Eccl?siaste, que porte en elle toute intelligence juive, et qui sont toujours pr?ts ? la boire. Mais jamais il n’avait oubli? les heures pass?es avec l’ami, dans la lumi?re: il en gardait jalousement la clart? presque effac?e. Il n’avait jamais parl? de lui ? personne, m?me pas ? sa femme, qu’il aimait: c’?tait chose sacr?e. Et ce vieil homme, qu’on croyait prosa?que et de c?ur sec, arriv? au terme de sa vie, se r?p?tait en secret la pens?e tendre et am?re d’un brahmane de l’Inde antique:
«L’arbre empoisonn? du monde produit deux fruits plus doux que l’eau de la fontaine de la vie: l’un est la po?sie, et l’autre est l’amiti?.»
Il s’int?ressa d?s lors ? Christophe et Olivier. Discr?tement, connaissant leur fiert?, il se fit remettre par Mooch le volume des po?sies d’Olivier, qui venait d’?tre publi?; et, sans que les deux amis fissent une d?marche, sans qu’ils eussent m?me soup?on de ses projets, il obtint pour l’ouvrage un prix d’Acad?mie, qui tomba fort ? point, au milieu de leur g?ne.
Quand Christophe apprit que ce secours inattendu leur venait d’un homme qu’il ?tait dispos? ? juger mal, il eut remords de ce qu’il avait pu dire ou penser; et surmontant son aversion pour les visites, il alla le remercier. Sa bonne intention ne fut pas r?compens?e. L’ironie du vieux Weil se r?veilla en pr?sence du jeune enthousiasme de Christophe, quoiqu’il fit effort pour la lui cacher; et ils s’entendirent assez mal ensemble.
Le jour o? Christophe, reconnaissant et irrit?, remontait dans sa mansarde, apr?s la visite ? Weil, il y trouva, avec le bon Mooch, qui venait rendre ? Olivier quelque service nouveau, un article de revue d?sobligeant sur sa musique, par Lucien L?vy-C?ur, – non pas une franche critique, mais d’une bienveillance insultante, qui, par un jeu de persiflage raffin?, s’amusait ? le mettre sur la m?me ligne que des musiciens de troisi?me ou de quatri?me ordre, qu’il ex?crait.