Les Essais – Livre III
Les Essais – Livre III читать книгу онлайн
"Lecteur, je suis moi-m?me la mati?re de mon livre": c'est ce surprenant aveu de subjectivit? qui ouvre l'un des textes les plus modernes de la litt?rature fran?aise, quoique l'un des plus anciens. ? la mort de son ami La Bo?tie, Montaigne d?cide en effet de prendre la plume pour perp?tuer leurs discussions si f?condes. Sur ce mode autobiographique, tous les sujets seront abord?s, de l'amiti? ? l'?ducation, de la philosophie ? la lecture, de la religion ? la mort des hommes. En s'observant lui-m?me, Montaigne fait ainsi le tour de l'homme, proposant une r?flexion essentielle sur sa place dans le monde et sur le champ d'action de la pens?e humaine.
Au si?cle de Rabelais, des po?tes de la Pl?iade et de l'humanisme europ?en, l'oeuvre de Montaigne reste une m?t?orite inclassable, entre ?criture personnelle et monument philosophique. Oeuvre d'un homme engag? dans son temps, les Essais allaient fonder toute une tradition d'?criture ? la fran?aise, de Pascal ? Malraux, de Rousseau ? Camus.
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
CHAPITRE V Sur des vers de Virgile
A MESURE que les pensemens utiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont subjets graves, et qui grevent. Il faut avoir l'ame instruitte des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des regles de bien vivre, et de bien croire: et souvent l'esveiller et exercer en cette belle estude. Mais à une ame de commune sorte, il faut que ce soit avec relasche et moderation: elle s'affolle, d'estre trop continuellement bandee.
J'avoy besoing en jeunesse, de m'advertir et solliciter pour me tenir en office: L'alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dit-on, avec ces discours serieux et sages: Je suis à present en un autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m'advertissent que trop, m'assagissent et me preschent. De l'excez de la gayeté, je suis tombé en celuy de la severité: plus fascheux. Parquoy, je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche, par dessein: et employe quelque fois l'ame, à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne: Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint: il est à son tour de guider l'esprit vers la reformation: il regente à son tour: et plus rudement et imperieusement: Il ne me laisse pas une heure, ny dormant ny veillant, chaumer d'instruction, de mort, de patience, et de poenitence. Je me deffens de la temperance, comme j'ay faict autresfois de la volupté: elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n'a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse, et m'aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent,
Mens intenta suis ne siet usque malis .
je gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux et nubileux que j'ay devant moy. Lequel, Dieu mercy, je considere bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et me vay amusant en la recordation des jeunesses passees:
animus quod perdidit, optat,
Atque in præterita se totus imagine versat .
Que l'enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere: estoit ce pas ce que signifioit le double visage de Janus? Les ans m'entrainnent s'ils veulent, mais à reculons: Autant que mes yeux peuvent recognoistre cette belle saison expiree, je les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n'en veux-je déraciner l'image de la memoire.
hoc est,
Vivere bis, vita posse priore frui .
Platon ordonne aux vieillards d'assister aux exercices, danses, et jeux de la jeunesse, pour se resjouyr en autruy, de la soupplesse et beauté du corps, qui n'est plus en eux: et rappeller en leur souvenance, la grace et faveur de cet aage verdissant. Et veut qu'en ces esbats, ils attribuent l'honneur de la victoire, au jeune homme, qui aura le plus esbaudi et resjoui, et plus grand nombre d'entre eux.
Je merquois autresfois les jours poisans et tenebreux, comme extraordinaires: Ceux-là sont tantost les miens ordinaires: les extraordinaires sont les beaux et serains. Je m'en vay au train de tressaillir, comme d'une nouvelle faveur, quand aucune chose ne me deult. Que je me chatouille, je ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps. Je ne m'esgaye qu'en fantasie et en songe: pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse: Mais certes il faudroit autre remede, qu'en songe. Foible lucte, de l'art contre la nature. C'est grand simplesse, d'alonger et anticiper, comme chacun fait, les incommoditez humaines: J'ayme mieux estre moins long temps vieil, que d'estre vieil, avant que de l'estre. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne: Je congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes de voluptez prudentes, fortes et glorieuses: mais l'opinion ne peut pas assez sur moy pour m'en mettre en appetit. Je ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veux doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus: populo nos damus, nullius rei bono auctori .
Ma philosophie est en action, en usage naturel et present: peu en fantasie. Prinssé-je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie!
Non ponebat enim rumores ante salutem .
La volupté est qualité peu ambitieuse; elle s'estime assez riche de soy, sans y mesler le prix de la reputation: et s'ayme mieux à l'ombre. Il faudroit donner le foüet à un jeune homme, qui s'amuseroit à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n'est rien que j'aye moins sçeu, et moins prisé: à cette heure je l'apprens. J'en ay grand honte, mais qu'y feroy-je? J'ay encor plus de honte et de despit, des occasions qui m'y poussent. C'est à nous, à resver et baguenauder, et à la jeunesse à se tenir sur la reputation et sur le bon bout. Elle va vers le monde, vers le credit: nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clavam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant: nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras . Les loix mesme nous envoyent au logis. Je ne puis moins en faveur de cette chetive condition, où mon aage me pousse, que de luy fournir de joüets et d'amusoires, comme à l'enfance: aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie, auront prou à faire, à m'estayer et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d'aage.
Misce stultitiam consiliis brevem .
Je fuis de mesme les plus legeres pointures: et celles qui ne m'eussent pas autresfois esgratigné, me transperçent à cette heure. Mon habitude commence de s'appliquer si volontiers au mal: in fragili corpore odiosa omnis offensio est .
Ménsque pati durum sustinet ægra nihil .
J'ay esté tousjours chatouilleux et delicat aux offences, je suis plus tendre à cette heure, et ouvert par tout.
Et minimæ vires frangere quassa valent .
Mon jugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les inconvenients que nature m'ordonne à souffrir, mais non pas de les sentir. Je courrois d'un bout du monde à l'autre, chercher un bon an de tranquillité plaisante et enjouee, moy, qui n'ay autre fin que vivre et me resjouyr. La tranquillité sombre et stupide, se trouve assez pour moy, mais elle m'endort et enteste: je ne m'en contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soyent bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur iray fournir des Essays, en chair et en os.
Puisque c'est le privilege de l'esprit, de se r'avoir de la vieillesse, je luy conseille autant que je puis, de le faire: qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre: il s'est si estroittement affreté au corps, qu'il m'abandonne à tous coups, pour le suivre en sa necessité: Je le flatte à part, je le practique pour neant: j'ay beau essayer de le destourner de cette colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les dances royalles: si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres et propres, ne se peuvent lors souslever: elles sentent evidemment le morfondu: il n'y a poinct d'allegresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps.
Noz maistres ont tort, dequoy cherchants les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'aspreté guerriere, à la poësie, au vin: ils n'en ont donné sa part à la santé. Une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oysive, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la securité, me la fournissoient par venuës: Ce feu de gayeté suscite en l'esprit des cloises vives et claires outre nostre clairté naturelle: et entre les enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien, ce n'est pas merveille, si un contraire estat affesse mon esprit, le clouë, et en tire un effect contraire.
Ad nullum consurgit opus cum corpore languet .
Et veut encores que je luy sois tenu, dequoy il preste, comme il dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l'usage ordinaire des hommes. Aumoins pendant que nous avons trefve, chassons les maux et difficultez de nostre commerce,
Dum licet obducta solvatur fronte senectus :
tetrica sunt amænanda jocularibus . J'ayme une sagesse gaye et civile, et fuis l'aspreté des moeurs, et l'austerité: ayant pour suspecte toute mine rebarbative.
Tristemque vultus tetrici arrogantiam .
Et habet tr stis quoque turba cynædos .
Je croy Platon de bon coeur, qui dit les humeurs faciles ou difficiles, estre un grand prejudice à la bonté ou mauvaistié de l'ame. Socrates eut un visage constant, mais serein et riant: Non fascheusement constant, comme le vieil Crassus, qu'on ne veit jamais rire.
La vertu est qualité plaisante et gaye.
Je sçay bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n'ayent plus à rechigner à la licence de leur pensee: Je me conforme bien à leur courage: mais j'offence leurs yeux.
C'est une humeur bien ordonnee, de pinser les escrits de Platon, et couler ses negociations pretendues avec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere, quod non pudeat sentire .
Je hay un esprit hargneux et triste, qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s'empoigne et paist aux malheurs. Comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poly, et bien lisse, et s'attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux: Et comme les vantouses, qui ne hument et appetent que le mauvais sang.
Au reste, je me suis ordonné d'oser dire tout ce que j'ose faire: et me desplaist des pensees mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me semble pas si laide, comme je trouve laid et lasche, de ne l'oser advouer. Chacun est discret en la confession, on le devroit estre en l'action La hardiesse de faillir, est aucunement compensee et bridee, par la hardiesse de le confesser. Qui s'obligeroit à tout dire, s'obligeroit à ne rien faire de ce qu'on est contraint de taire. Dieu vueille que cet excés de ma licence, attire nos hommes jusques à la liberté: par dessus ces vertus couardes et mineuses, nees de nos imperfections: qu'aux despens de mon immoderation, je les attire jusques au point de la raison. Il faut voir son vice, et l'estudier, pour le redire: ceux qui le celent à autruy, le celent ordinairement à eux mesmes: et ne le tiennent pas pour assés couvert, s'ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre conscience. Quare vitia sua nemo consitetur? Quia etiam nunc in illis est, somnium narrare, vigilantis est . Les maux du corps s'esclaircissent en augmentant. Nous trouvons que c'est goutte, ce que nous nommions rheume ou foulleure. Les maux de l'ame s'obscurcissent en leurs forces: le plus malade les sent le moins. Voyla pourquoy il les faut souvent remanier au jour, d'une main impiteuse: les ouvrir et arracher du creus de nostre poitrine: Comme en matiere de biens faicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c'est par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en confesser?