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Les Essais – Livre III

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Les Essais – Livre III
Название: Les Essais – Livre III
Дата добавления: 16 январь 2020
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Les Essais – Livre III - читать бесплатно онлайн , автор Montaigne Michel de

"Lecteur, je suis moi-m?me la mati?re de mon livre": c'est ce surprenant aveu de subjectivit? qui ouvre l'un des textes les plus modernes de la litt?rature fran?aise, quoique l'un des plus anciens. ? la mort de son ami La Bo?tie, Montaigne d?cide en effet de prendre la plume pour perp?tuer leurs discussions si f?condes. Sur ce mode autobiographique, tous les sujets seront abord?s, de l'amiti? ? l'?ducation, de la philosophie ? la lecture, de la religion ? la mort des hommes. En s'observant lui-m?me, Montaigne fait ainsi le tour de l'homme, proposant une r?flexion essentielle sur sa place dans le monde et sur le champ d'action de la pens?e humaine.

Au si?cle de Rabelais, des po?tes de la Pl?iade et de l'humanisme europ?en, l'oeuvre de Montaigne reste une m?t?orite inclassable, entre ?criture personnelle et monument philosophique. Oeuvre d'un homme engag? dans son temps, les Essais allaient fonder toute une tradition d'?criture ? la fran?aise, de Pascal ? Malraux, de Rousseau ? Camus.

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C'est une douce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle: je le voy bien, encore que je n'en aye aucune experience. Pour en distraire dernierement un jeune Prince, je ne luy allois pas disant, qu'il falloit prester la jouë à celuy qui vous avoit frappé l'autre, pour le devoir de charité: ny ne luy allois representer les tragiques evenements que la poësie attribue à cette passion. Je la laissay là, et m'amusay à luy faire gouster la beauté d'une image contraire: l'honneur, la faveur, la bien-vueillance qu'il acquerroit par clemence et bonté: je le destournay à l'ambition. Voyla comme lon en faict.

Si vostre affection en l'amour est trop puissante, dissipez la, disent-ils: Et disent vray, car je l'ay souvent essayé avec utilité: Rompez la à divers desirs, desquels il y en ayt un regent et un maistre, si vous voulez, mais de peur qu'il ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, sejournez-le, en le divisant et divertissant.

Cum morosa vago singultiet inguine vena,

Conjicito humorem collectum in corpora quæque .

Et pourvoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez en peine, s'il vous a une fois saisi.

Si non prima novis conturbes vulnera plagis,

Volgivagáque vagus Venere ante recentia cures .

Je fus autrefois touché d'un puissant desplaisir, selon ma complexion: et encores plus juste que puissant: je m'y fusse perdu à l'adventure, si je m'en fusse simplement fié à mes forces. Ayant besoing d'une vehemente diversion pour m'en distraire, je me fis par art amoureux et par estude: à quoy l'aage m'aydoit: L'amour me soulagea et retira du mal, qui m'estoit causé par l'amitié. Par tout ailleurs de mesme: Une aigre imagination me tient: je trouve plus court, que de la dompter, la changer: je luy en substitue, si je ne puis une contraire, aumoins un'autre: Tousjours la variation soulage, dissout et dissipe: Si je ne puis la combatre, je luy eschappe: et en la fuïant, je fourvoye, je ruse: Muant de lieu, d'occupation, de compagnie, je me sauve dans la presse d'autres amusemens et pensees, où elle perd ma trace, et m'esgare.

Nature procede ainsi, par le benefice de l'inconstance: Car le temps qu'elle nous a donné pour souverain medecin de nos passions, gaigne son effect principalement par là, que fournissant autres et autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette premiere apprehension, pour forte qu'elle soit. Un sage ne voit guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu'au premier an; et suivant Epicurus, de rien moins: car il n'attribuoit aucun leniment des fascheries, ny à la prevoyance, ny à l'antiquité d'icelles. Mais tant d'autres cogitations traversent cette-cy, qu'elle s'alanguit, et se lasse en fin.

Pour destourner l'inclination des bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queuë à son beau chien, et le chassa en la place: afin que donnant ce subject pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. J'ay veu aussi, pour cet effect de divertir les opinions et conjectures du peuple, et desvoyer les parleurs, des femmes, couvrir leur vrayes affections, par des affections contrefaictes. Mais j'en ay veu telle, qui en se contrefaisant s'est laissee prendre à bon escient, et a quitté la vraye et originelle affection pour la feinte: Et aprins par elle, que ceux qui se trouvent bien logez, sont des sots de consentir à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reservez à ce serviteur aposté, croyez qu'il n'est guere habile, s'il ne se met en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne: Cela c'est proprement tailler et coudre un soulier, pour qu'un autre le chausse.

Peu de chose nous divertit et destourne: car peu de chose nous tient. Nous ne regardons gueres les subjects en gros et seuls. ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent: et des vaines escorces qui rejallissent des subjects.

Folliculos ut nunc teretes æstate cicadæ

Linquunt .

Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance. Le souvenir d'un adieu, d'une action, d'une grace particuliere, d'une recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla toute Romme, ce que sa mort n'avoit pas faict. Le son mesme des noms, qui nous tintoüine aux oreilles: Mon pauvre maistre, ou mon grand amy: helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand ces redites me pinsent, et que j'y regarde de pres, je trouve que c'est une pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme les exclamations des prescheurs, esmouvent leur auditoire souvent, plus que ne font leurs raisons: et comme nous frappe la voix piteuse d'une beste qu'on tue pour nostre service: sans que je poise ou penetre ce pendant, la vraye essence et massive de mon subject.

his se stimulis dolor ipse lacessit .

Ce sont les fondemens de nostre deuil.

L'opiniastreté de mes pierres, specialement en la verge, m'a par fois jetté en longues suppressions d'urine, de trois, de quatre jours: et si avant en la mort, que c'eust esté follie d'esperer l'eviter, voyre desirer, veu les cruels efforts que cet estat m'apporte. O que ce bon Empereur, qui faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me trouvant là, je consideroy par combien legeres causes et objects, l'imagination nourrissoit en moy le regret de la vie: de quels atomes se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement: à combien frivoles pensees nous donnions place en un si grand affaire. Un chien, un cheval, un livre, un verre, et quoy non? tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré. Je voy nonchalamment la mort, quand je la voy universellement, comme fin de la vie. Je la gourmande en bloc: par le menu, elle me pille. Les larmes d'un laquais, la dispensation de ma desferre, l'attouchement d'une main cognue, une consolation commune, me desconsole et m'attendrit.

Ainsi nous troublent l'ame, les plaintes des fables: et les regrets de Didon, et d'Ariadné passionnent ceux mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle: c'est une exemple de nature obstinee et dure, n'en sentir aucune emotion: comme on recite, pour miracle, de Polemon: mais aussi ne pallit il pas seulement à la morsure d'un chien enragé, qui luy emporta le gras de la jambe. Et nulle sagesse ne va si avant, de concevoir la cause d'une tristesse, si vive et entiere, par jugement, qu'elle ne souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y ont leur part: parties qui ne peuvent estre agitees que par vains accidens.

Est ce raison que les arts mesmes se servent et facent leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle? L'Orateur, dit la Rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s'esmouvera par le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper à la passion qu'il represente: Il s'imprimera un vray deuil et essentiel, par le moyen de ce battelage qu'il jouë, pour le transmettre aux juges, à qui il touche encore moins: Comme font ces personnes qu'on loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil, qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car encore qu'ils s'esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent souvent tous entiers, et reçoivent en eux une vraye melancholie.

Je fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué: Je consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre convoy: car seulement le nom du trespassé n'y estoit pas cogneu.

Quintilian dit avoir veu des Comediens si fort engagez en un rolle de deuil, qu'ils en pleuroient encore au logis: et de soy mesme, qu'ayant prins à esmouvoir quelque passion en autruy, il l'avoit espousee, jusques à se trouver surprins, non seulement de larmes, mais d'une palleur de visage et port d'homme vrayement accablé de douleur.

En une contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin: car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la souvenance des bonnes et agreables conditions qu'il avoit, elles font tout d'un train aussi recueil et publient ses imperfections: comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se divertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy presser des louanges nouvelles et fauces: et à le faire tout autre, quand nous l'avons perdu de veuë, qu'il ne nous sembloit estre, quand nous le voyions: Comme si le regret estoit une partie instructive: ou que les larmes en lavant nostre entendement, l'esclaircissent. Je renonce dés à present aux favorables tesmoignages, qu'on me voudra donner, non par ce que j'en seray digne, mais par ce que je seray mort.

Qui demandera à celuy là, Quel interest avez vous à ce siege? L'interest de l'exemple, dira-il, et de l'obeyssance commune du Prince: je n'y pretens proffit quelconque: et de gloire, je sçay la petite part qui en peut toucher un particulier comme moy: je n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en son rang de bataille pour l'assaut: C est la lueur de tant d'acier, et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy ont jetté cette nouvelle rigueur et hayne dans les veines. Frivole cause, me direz vous: Comment cause? il n'en faut point, pour agiter nostre ame: Une resverie sans corps et sans subject la regente et l'agite. Que je me mette à faire des chasteaux en Espaigne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs, desquels mon ame est reellement chatouillee et resjouye: Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse, par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques, qui nous alterent et l'ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees, riardes, confuses, excite la resverie en noz visages! Quelles saillies et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme seul, qu'il aye des visions fauces, d'une presse d'autres hommes, avec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute? Enquerez vous à vous, où est l'object de ceste mutation? Est-il rien sauf nous, en nature, que l'inanité substante, sur quoy elle puisse?

Cambyses pour avoir songé en dormant, que son frere devoit devenir Roy de Perse, le fit mourir. Un frere qu'il aymoit, et duquel il s'estoit tousjours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour une fantasie qu'il print de mauvais augure, de je ne sçay quel hurlement de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché de quelque mal plaisant songe qu'il avoit songé: C'est priser sa vie justement ce qu'elle est, de l'abandonner pour un songe.

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