Les Essais – Livre III
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"Lecteur, je suis moi-m?me la mati?re de mon livre": c'est ce surprenant aveu de subjectivit? qui ouvre l'un des textes les plus modernes de la litt?rature fran?aise, quoique l'un des plus anciens. ? la mort de son ami La Bo?tie, Montaigne d?cide en effet de prendre la plume pour perp?tuer leurs discussions si f?condes. Sur ce mode autobiographique, tous les sujets seront abord?s, de l'amiti? ? l'?ducation, de la philosophie ? la lecture, de la religion ? la mort des hommes. En s'observant lui-m?me, Montaigne fait ainsi le tour de l'homme, proposant une r?flexion essentielle sur sa place dans le monde et sur le champ d'action de la pens?e humaine.
Au si?cle de Rabelais, des po?tes de la Pl?iade et de l'humanisme europ?en, l'oeuvre de Montaigne reste une m?t?orite inclassable, entre ?criture personnelle et monument philosophique. Oeuvre d'un homme engag? dans son temps, les Essais allaient fonder toute une tradition d'?criture ? la fran?aise, de Pascal ? Malraux, de Rousseau ? Camus.
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Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où, tout d'une main, je commande mon mesnage: Je suis sur l'entree; et vois soubs moy, mon jardin, ma basse cour, ma cour, et dans la plus part des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, a cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues: Tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy.
Elle est au troisiesme estage d'une tour. Le premier, c'est ma chapelle, le second une chambre et sa suitte, où je me couche souvent, pour estre seul. Au dessus, elle a une grande garderobe. C'estoit au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour. Je n'y suis jamais la nuict. A sa suitte est un cabinet assez poly, capable à recevoir du feu pour l'hyver, tres-plaisamment percé. Et si je ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne: j'y pourroy facilement coudre à chasque costé une gallerie de cent pas de long, et douze de large, à plein pied: ayant trouvé tous les murs montez, pour autre usage, à la hauteur qu'il me faut. Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensees dorment, si je les assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l'agitent. Ceux qui estudient sans livre, en sont tous là.
La figure en est ronde, et n'a de plat, que ce qu'il faut à ma table et à mon siege: et vient m'offrant en se courbant, d'une veuë, tous mes livres, rengez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l'environ. Elle a trois veuës de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre. En hyver j'y suis moins continuellement: car ma maison est juchee sur un tertre, comme dit son nom: et n'a point de piece plus eventee que cette cy: qui me plaist d'estre un peu penible et à l'esquart, tant pour le fruit de l'exercice, que pour reculer de moy la presse. C'est là mon siege. J'essaye à m'en rendre la domination pure: et à soustraire ce seul coing, à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Par tout ailleurs je n'ay qu'une auctorité verbale: en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy, où estre à soy: où se faire particulierement la cour: où se cacher. L'ambition paye bien ses gents, de les tenir tousjours en montre, comme la statue d'un marché. Magna servitus est magna fortuna . Ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Je n'ay rien jugé de si rude en l'austerité de vie, que nos religieux affectent, que ce que je voy en quelqu'une de leurs compagnies, avoir pour regle une perpetuelle societé de lieu: et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable, d'estre tousjours seul, que ne le pouvoir jamais estre.
Si quelqu'un me dit, que c'est avillir les muses, de s'en servir seulement de jouet, et de passetemps, il ne sçait pas comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps: à peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journee, et parlant en reverence, ne vis que pour moy: mes desseins se terminent là. J'estudiay jeune pour l'ostentation; depuis, un peu pour m'assagir: à cette heure pour m'esbatre: jamais pour le quest. Une humeur vaine et despensiere que j'avois, apres cette sorte de meuble: non pour en prouvoir seulement mon besoing, mais de trois pas au dela, pour m'en tapisser et parer: je l'ay pieça abandonnee.
Les livres ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçavent choisir: Mais aucun bien sans peine: C'est un plaisir qui n'est pas net et pur, non plus que les autres: il a ses incommoditez, et bien poisantes: L'ame s'y exerce, mais le corps, duquel je n'ay non plus oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s'atterre et s'attriste. Je ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter, en cette declinaison d'aage.
Voyla mes trois occupations favories et particulieres: Je ne parle point de celles que je doibs au monde par obligation civile.