Belle Catherine
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Lorsque Catherine descendit de son grenier, le lendemain matin, Saturnin faisait sortir les moutons d'une bergerie creusée à même le roc. Un peu plus loin, un berger maigre en manteau de laine noire et deux grands chiens roux attendaient. Le vieil homme salua Catherine très bas, un grand sourire sur son visage tanné.
— Le gîte était indigne de vous, gracieuse dame, mais avez-vous bien dormi tout de même ?
— Merveilleusement ! Je n'ai même pas entendu sortir mon époux. L'avez-vous vu ?
— Oui. Il est dans la salle avec notre dame. Elle l'aide à revêtir son armure.
Le cœur de Catherine se serra. Apparemment Arnaud n'avait pas renoncé à son idée folle d'aller attaquer, presque seul, le routier retranché dans les murs du monastère. Elle laissa son regard glisser sur l'épaisse vague laineuse et jaune des moutons qui passaient devant elle. Machinalement, elle dit :
— Vous avez un beau troupeau, Saturnin. Vous ne craignez pas, en le laissant sortir, qu'il ne tente la convoitise des routiers de Valette ?
— Tout n'est pas à moi. La plus grande partie appartient au vénérable abbé. Et le bandit qui a brûlé Montsalvy n'oserait pas toucher aux biens personnels de l'abbé. Cela pourrait lui coûter cher. J'en profite seulement pour y mêler les miens qui, ainsi, sont à l'abri. Mais, excusez-moi, les bêtes vont pâturer, et moi j'ai affaire au village...
Lentement, tout en respirant l'air vif du matin, Catherine se dirigea vers la maison. Le temps s'était considérablement adouci dans la nuit, et la campagne, tout autour d'elle, était toute brillante d'eaux courantes. Des croupes montagneuses sourdaient une multitude de ruisselets qui traçaient leur chemin brillant à travers les mottes brunes et l'herbe desséchée.
Le ciel était d'un bleu encore timide et voilé de nuages blancs, épais comme des panaches de plume. La terre, débarrassée de la neige, semblait pousser un grand soupir de soulagement. Catherine se dit que ce pays était beau, attachant, et qu'elle pourrait l'aimer si...
La phrase, dans son esprit, demeura informulée. En approchant de la métairie dont la porte était ouverte, la jeune femme avait entendu son nom lancé d'une voix furieuse. Instinctivement, elle se rejeta derrière le vieux sapin déhanché qui poussait auprès des murs boueux de la maison, se glissa entre le tronc et la muraille. Elle était presque contre l'étroite fenêtre et put voir Arnaud, debout devant la cheminée où le feu flambait sous une énorme marmite noire. Ses jambes, ses cuisses et ses hanches étaient déjà prisonnières des pièces d'acier de l'armure et, du haut de son corps, on ne voyait rien car il était occupé à se glisser péniblement dans la cotte de mailles courte sur laquelle on poserait les autres pièces. Quand la tête émergea du tissu de fer, la voix coléreuse reprit :
— Je n'espérais pas, Mère, que vous exulteriez de joie en apprenant la souche roturière de ma femme, mais j'avoue que je n'attendais pas tant de dédain !
Isabelle de Montsalvy, qui, pour Catherine, n'était qu'une ombre noire à cette minute, répliqua sèchement :
— Et quoi d'autre ? Une fille d'artisan, sans la moindre goutte de sang noble, pour toi qui pouvais espérer une princesse ?
— S'il n'avait tenu qu'au duc Philippe, Catherine serait princesse et plus encore !
— La folie qu'éveillent les femmes chez le duc de Bourgogne est connue de l'univers et je ne nie pas la beauté de cette fille...
Le mot souffleta Catherine. Elle eut un élan pour se jeter dans la pièce mais se retint. Elle voulait en savoir davantage, savoir surtout comment réagissait Arnaud. Mais elle eut à peine le temps de se poser la question.
— Je vous serais reconnaissant d'employer d'autres termes quand vous parlez de ma femme, lança brutalement Arnaud. Et j'entends que vous n'oubliiez pas ceci : vous êtes ma mère, je vous vénère et je vous chéris, mais elle est mon épouse, la chair de ma chair, le souffle indispensable à ma vie. Et rien, ni personne ne me fera renoncer à elle !
Les jambes fauchées, Catherine se laissa aller contre l'arbre, baignée d'une ardente reconnaissance ! « Oh... mon amour
! » soupira-t-elle avec ferveur.
Il y eut un silence. Isabelle bouclait autour du torse de son fils la cuirasse et Arnaud réfléchissait. Catherine l'entendit prendre une profonde respiration comme il avait coutume de le faire quand il voulait maîtriser sa colère. Puis, calmement cette fois, il dit :
— Essayez de m'écouter sans courroux, ma mère, et peut-être comprendrez-vous. Tout a commencé le jour où Michel trouva la mort, à Paris, dans les pires jours de l'émeute cabochienne...
Tapie derrière son arbre, invisible du dehors comme du dedans, Catherine, retenant son souffle, écouta son époux retracer toute l'histoire de leur amour. Il le fit sans chercher à faire lever une émotion facile, avec des mots simples, directs, qui portaient d'autant plus.
Il dit le dévouement aveugle de la petite Catherine de treize ans pour un inconnu qu'au péril de sa vie et au prix de celle de son père elle avait voulu sauver. Puis leur rencontre sur la route de Flandres et tout ce qui, si longtemps, les avait séparés : le mariage lamentable de Catherine, l'amour du duc Philippe et comment, pour mourir avec lui dans Orléans assiégée, la plus belle dame d'Occident avait renoncé à tout : fortune, titres, gloire, amour d'un prince, pour s'en aller, seule et démunie, sur les grands chemins infestés de brigands. Comment enfin, pour arracher Jehanne d'Arc à ses bourreaux, Catherine, comme lui-même, avait tenté cet impossible qui avait fait d'eux des proscrits et amené la ruine de Montsalvy.
— Cela aussi, Mère, la perte de notre demeure, vous pouvez la reprocher à Catherine, comme à moi- même, car, s'il fallait encore payer ce prix, et double encore, pour ramener Jehanne à la vie, nous recommencerions sans l'ombre d'une hésitation !
— Qu'elle ait le cœur grand et fier est une chose, répliqua la mère obstinée, qu'elle soit de sang populaire en est une autre. Comment veux-tu que j'oublie qu'elle sort d'une boutique ?
La patience d'Arnaud devait être à bout car l'éclat de sa voix fit sursauter Catherine.
Sangdieu, Madame ! Je vous ai toujours crue de cœur plus haut et plus magnanime qu'aucune femme au monde et je n'aimerais pas changer d'avis. Dois-je vous rappeler ce qu'était le premier de mes nobles ancêtres ? Un moinillon aventureux qui, au temps de la première Croisade, jeta aux orties un froc qu'on s'apprêtait à lui arracher de force, qui s'attacha aux pas du comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles, et revint de Terre Sainte couvert de gloire, riche comme un sultan et dûment anobli par le roi de Jérusalem ? Les Comborn, si l'ancêtre Archambaud le Boucher n'avait gagné aux dés la sœur du duc de Normandie, ne seraient peut-être à cette heure que de petits nobliaux encrassés, abrutis par les beuveries, à peine plus évolués que les paysans avec lesquels ils partageaient jadis les dépouilles des sangliers.
Quant aux Ventadour dont vous êtes, ma mère...
— Vous allez, je pense, me dire qu'ils ont pris racine dans quelque porcherie ? s'écria Isabelle méprisante.
— Rien ne ressemble plus à une porcherie qu'une bauge de sanglier. Et qu'étaient d'autre, je vous prie, ces chefs francs, barbares plus qu'à demi sauvages, venus des forêts de Germanie où ils adoraient les arbres et les ruisseaux, ces petits chefs de hordes hissés sur le pavois à l'occasion d'une chasse heureuse ou d'un ennemi proprement égorgé... et qui sont les nobles ancêtres de nos nobles maisons !
— C'est l'épée qui leur a conquis terres et titres, pas la balance d'un marchand. Jamais sang noble ne s'est abaissé au commerce !
Dans l'ombre, Catherine vit étinceler les dents de loup d'Arnaud.
— En êtes-vous si sûre ? Combien de chevaliers du Temple ont fourni les Ventadour, les Montsalvy ? Et qu'était cette banque si riche, si puissante qui faisait leur force quand le roi Philippe les a écrasés... sinon un très lucratif commerce ?