Les Joyaux de la sorciere
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Un cigare d’une main, il réussit à extraire sa vaste personne du fauteuil tournant qui la contenait et tendit l’autre, large comme une assiette, à son visiteur avec une cordialité à laquelle aucun de ses confrères n’avait habitué Morosini. Sur le sous-main de cuir posé devant lui, était posée la carte de Warren que l’on venait de lui faire passer.
— Bienvenue ! tonna-t-il d’une voix de basse taille. C’est un plaisir de recevoir un ami de Warren ! Comment va le cher vieux crocodile ?
— Au mieux quand je l’ai vu, il y a quelques semaines, répondit Aldo amusé par l’appellation : il semblait qu’on ne pût comparer le Surintendant qu’à des animaux préhistoriques.
— Parfait ! Asseyez-vous et racontez-moi votre histoire ! Warren m’écrit que vous avez à vous plaindre de cette crapule de Ricci ?
Anderson cracha le nom plus qu’il ne le prononça. En même temps son visage épanoui, jovial et bien nourri dans lequel les petits yeux noirs ressemblaient à des pépins de pomme, s’assombrissait.
— Jusqu’à présent, je n’ai pas eu à m’en plaindre personnellement. Je me suis seulement trouvé mêlé à une vilaine affaire dans laquelle je suis persuadé qu’il a joué un rôle déterminant. Cela dit, ajouta Aldo avec un sourire, je ne voudrais pas que vous me preniez pour un Latin imaginatif et agité…
— Ne vous tourmentez pas pour ça, mon garçon ! Je sais qui vous êtes !
— Ah oui ! Vous m’en voyez surpris… et flatté !
— À plusieurs reprises j’ai séjourné en Europe et je me suis toujours intéressé à ses trésors comme nombre de mes compatriotes. Dans le monde de la joaillerie, en particulier dans la partie des bijoux anciens et de leurs aventures, vous faites autorité. Comme il arrive parfois que certains fassent parler d’eux ici, cela fait partie de mon job autant que de mes goûts. Et maintenant dites-moi ce que vous savez de Ricci ! Où l’avez-vous rencontré ?
— À Paris alors que je déjeunais au Ritz avec un compatriote, le peintre Giovanni Boldini…
Anderson tourna la tête pour postillonner une particule de cigare.
— Lui aussi je connais ! Content de savoir qu’il est toujours vivant.
— Certes mais il décline et le récent incendie qui a failli détruire sa maison l’a beaucoup affecté…
— Signé Ricci ?
Morosini eut un geste évasif :
— Je le pense… sans en avoir la preuve.
— Il n’y a jamais de preuves avec lui. C’est l’une de ses forces. Mais poursuivez ! Je ne vous interromprai plus !
Il tint parole, se contentant de souffler de furieuses bouffées à certains moments du récit et, à d’autres, de laisser la fumée s’exhaler lentement de sa bouche ouverte comme d’un cratère de volcan. On en était là quand Aldo termina sur son départ de Newhaven avec le corps de Jacqueline et un instant, Phil Anderson resta la tête appuyée à son haut dossier de cuir noir, les yeux au plafond. Morosini respecta cette méditation en allumant lui-même une cigarette, ce qui n’arrangea pas l’atmosphère de la pièce mais c’était une assez bonne détente. Enfin le chef de la police new-yorkaise émit, pensant tout haut plus que s’adressant à son visiteur :
— N’importe comment, cette malheureuse n’aurait pas vécu longtemps si elle avait suivi Ricci dans ce pays. Un mariage avec lui ne porte pas bonheur et à cette heure, il serait sans doute veuf pour la troisième fois…
— Que voulez-vous dire ?
Avant de répondre, le policier sonna pour qu’on lui apporte du café après s’être assuré que Morosini en prendrait avec lui. Sur sa lancée il fit quelques pas majestueux en direction d’une fenêtre qu’il ouvrit en large afin d’évacuer la fumée. C’était simple : il venait de finir son cigare. Jusqu’à ce que le plateau soit servi, il resta devant l’ouverture recevant de plein fouet le vacarme de la rue puis il referma, revint à son bureau, remplit les tasses, en offrit une à Morosini en lui laissant le soin de sucrer à son idée, revint s’asseoir, avala son café d’un trait… et alluma un nouveau cigare dont il avait tranché le bout d’un coup de dents. Une longue bouffée voluptueuse et, se carrant à nouveau dans son siège il déclara :
— À moi maintenant de vous raconter une histoire peu banale. Il y a quatre ans environ, Ricci s’est marié en grande pompe dans son palais de Newport, dans le comté de Rhode Island qui est…
— Je connais. Ne vous fatiguez pas à me décrire l’endroit, j’y ai séjourné en 1913.
— Parfait ! Vous savez donc que toute la Society de New York y possède des propriétés somptueuses et y donne des fêtes qui ne le sont pas moins. Les origines de Ricci étant quelque peu douteuses, il a eu de la peine à se faire admettre mais on le sait très riche, très puissant aussi car il semble disposer d’une espèce d’armée occulte, et en outre, il s’est montré d’une telle générosité envers les œuvres charitables des dames les plus en vue qu’elles ont fini par accepter une de ses invitations puis par le recevoir. Son statut auprès d’elles était celui d’un original, l’un de ces américano-étrangers bizarres mais distrayants à force d’être fastueux. Aussi, quand il s’est marié, tout le gratin était-il représenté à la fête. D’autant qu’elle promettait d’être amusante puisque les invités, comme les époux eux-mêmes, devaient porter des costumes du XVIe siècle italien.
— Tiens donc ! fit Morosini entre ses dents.
— C’était selon lui une façon élégante de rendre hommage à ses ancêtres florentins en même temps qu’à ceux de sa fiancée qui était de là-bas elle aussi. Celle-ci se nommait Maddalena Brandini. Elle dansait à Broadway dans une revue et c’était une fille magnifique : blonde avec des yeux sombres, une allure de reine et une plastique assortie. Pas très intelligente peut-être mais sa beauté excusait toutes les folies. J’ai eu l’occasion de l’apercevoir peu avant son mariage et… peu après. J’étais alors inspecteur et j’avais été détaché par New York chez le shérif Williams, à Newport pour suivre un escroc dont on n’était pas certain qu’il ne soit pas aussi un assassin. J’y étais donc au moment des épousailles et pour une belle fête ça a été une belle fête ! La mariée était littéralement vêtue d’or roux – la couleur même de ses cheveux ! – avec des joyaux anciens, magnifiques comme on n’en voit guère que dans les musées d’Europe…
— Une grande croix de diamants, perles et rubis assortie à de longs pendants d’oreilles ? lança Morosini inspiré par une voix intérieure singulièrement impérative.
Aussi fut-il à peine surpris de constater l’effet de ses paroles sur son interlocuteur.
— Comment le savez-vous ? lâcha celui-ci stupéfait.
— Une idée ! Depuis l’Angleterre je suis persuadé que Ricci possède les joyaux que je cherche, que c’est lui qui a fait assassiner Cecilia Solari et peut-être aussi la fiancée de Pavignano. Il faudrait alors qu’ils lui aient échappé pendant quelque temps sinon comment expliquer qu’ils se soient retrouvés au cou de la cantatrice ? Mais poursuivez je vous en prie et pardonnez-moi de vous avoir interrompu.
— Le mal n’est pas grand : votre intervention ne manquait pas d’intérêt mais revenons au mariage ! Vers le milieu de la nuit, les époux se sont retirés, les invités aussi… et une semaine plus tard, le corps de Maddalena, nu, disloqué et éventré était retrouvé sur une plage au sud de Newport. Je ne dirais pas assassiné mais massacré… Même pour moi le spectacle était difficile à supporter.
— Comment se fait-il dans ce cas que Ricci ne soit pas sous les verrous depuis quatre ans ? gronda Aldo révulsé d’horreur.
— Simplement parce qu’il ne pouvait pas être l’assassin. Il était en Floride au moment du meurtre. Il y était parti au matin qui suivit ses noces et il avait une collection de témoins tous plus sérieux les uns que les autres.
— Payés sans doute ?
— Non. Des gens très bien, hôteliers, serveurs, conducteurs de train, etc.
— …de même qu’il était à bord du Leviathanau moment où Jacqueline Auger était écrasée devant le Ritz… S’il n’a pas agi en personne il a commandé le crime. Vous avez dû enquêter. Vous n’avez rien trouvé ?