Le Golem
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Tous les trente-trois ans le Golem, cr?ature d'argile que certains rabbins dou?s de pouvoirs magiques savent transformer en sinistre automate, appara?t dans le ghetto de Prague afin d'y hanter ses habitants dans un but myst?rieux. Lors d'une nuit tourment?e, le narrateur plonge dans un r?ve qui va le faire vivre des ?v?nements qui se sont pass?s, il y a plus de trente ans, dans le vieux ghetto de Prague. Dans la peau d'un certain tailleur, Athanasius Pernath, il va errer dans le labyrinthe du ghetto, et va ainsi acc?der ? son propre pass?…
Le Golem est l'un des grands classiques de la litt?rature fantastique, l'un des chefs-d'oeuvre de la litt?rature germanophone. Cet ?trange roman, si myst?rieux qu'on n'en devine pas toutes les richesses ? la premi?re lecture, marie la cabale et le folklore des ghettos, le fantastique et le policier, le psychologique et l'amour, alliant le r?ve, la folie, les th?ories freudiennes, les fant?mes, les brumes romantiques, les myst?res ?gyptiens, la franc-ma?onnerie et l'occultisme…
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«La partie d’échecs aussi, je l’ai calculée jusqu’au dernier coup. Cette fois ce sera un gambit avec le fou du roi. À partir de ce moment, il n’y a pas une manœuvre, pas une seule, jusqu’à la fin amère, contre laquelle je n’aie une parade fatale.
«Celui qui se laisse acculer à un gambit comme celui-là avec moi, je vous le dis, il est suspendu telle une marionnette à des fils que moi je tire – vous entendez bien – que moi je tire et c’en est fini de sa libre volonté.
L’étudiant parlait comme s’il avait eu la fièvre. Je le regardai, épouvanté.
– Qu’est-ce que Wassertrum et son fils vous ont donc fait pour que vous soyez si plein de haine?
Charousek brisa violemment.
– Laissons cela. Demandez-moi plutôt ce qui a perdu le Dr Wassory. Ou préférez-vous que nous en reparlions une autre fois? La pluie s’est arrêtée, vous voulez peut-être rentrer chez vous?
Il avait baissé la voix comme quelqu’un qui retrouve soudain son calme. Je secouai la tête.
«Est-ce que vous avez entendu parler de la manière dont on guérit aujourd’hui le glaucome. Non? Alors, il faut que je vous explique cela, pour que vous puissiez tout comprendre clairement, maître Pernath!
«Écoutez bien: le glaucome est une affection du globe oculaire qui entraîne la cécité et il n’y a qu’un moyen d’arrêter les progrès du mal: pratiquer l’iridectomie, c’est-à-dire exciser un minuscule fragment circulaire de l’iris. Les séquelles inévitables sont des éblouissements terribles qui persistent la vie durant, mais enfin la cécité est la plupart du temps évitée.
«Seulement le diagnostic du glaucome présente certaines particularités. Il y a des périodes, surtout au début de la maladie, où les symptômes les plus nets sont en régression très marquée, si bien qu’à ces moments-là, un médecin, tout en ne décelant aucune anomalie, ne peut affirmer avec certitude que son prédécesseur qui en avait jugé autrement, s’est nécessairement trompé. Mais une fois l’iridectomie pratiquée – ce qui peut évidemment se faire aussi bien sur un œil sain que sur un œil malade – on ne peut plus prouver qu’il y a eu ou non glaucome avant l’intervention.
«C’est sur ces données et d’autres encore que le Dr Wassory avait échafaudé un plan abominable.
«Dans des cas sans nombre – sur des femmes surtout – il diagnostiquait un glaucome là où il n’y avait que des troubles visuels bénins, uniquement pour être amené à pratiquer une intervention qui ne lui donnait aucune peine et lui rapportait beaucoup d’argent. Par ce procédé, il avait sous la main des gens absolument sans défense et ses extorsions ne nécessitaient plus la moindre trace de courage.
«Vous comprenez, maître Pernath, ce rapace dégénéré se trouvait placé dans des conditions telles qu’il pouvait lacérer sa victime sans faire usage d’armes ni de force. Sans rien risquer! Vous saisissez? Sans être obligé de courir le moindre danger!
«Grâce à une foule de communications habiles dans les revues spécialisées, le Dr Wassory était arrivé à se poser en spécialiste éminent et à jeter de la poudre aux yeux à ses confrères eux-mêmes, beaucoup trop droits et trop honorables pour démasquer son infamie. La suite toute naturelle: un afflux de malades venant chercher secours auprès de lui.
«Désormais, dès que quelqu’un le consultait pour le plus bénin des troubles visuels, il se mettait à l’œuvre avec une perfidie méthodique. D’abord, il interrogeait le malade, comme toujours, mais prenant bien soin, pour se couvrir, de ne noter que les réponses qui pouvaient permettre de penser à un glaucome. Il se renseignait également avec prudence pour savoir si quelque confrère n’avait pas déjà posé un diagnostic.
«Dans le courant de la conversation, il glissait qu’il avait reçu un appel pressant de l’étranger au sujet de très importantes décisions scientifiques à prendre et qu’il devait partir dès le lendemain. Lors de l’examen de l’œil, il s’arrangeait pour faire souffrir le patient le plus possible en braquant vers lui des rayons lumineux violents. Le tout avec préméditation! Avec préméditation!
«L’examen terminé, quand le malade en arrivait à la question habituelle et demandait si son cas était dangereux, Wassory jouait son premier coup d’échecs. Il s’asseyait devant le patient, laissait passer une minute, puis prononçait d’une voix sonore:
– La cécité totale est inévitable dans un très proche avenir.
«Bien entendu, il s’ensuivait une scène affreuse. Souvent les gens s’évanouissaient, pleuraient, hurlaient et se jetaient par terre, en proie à un désespoir frénétique.
«Perdre la vue, c’est tout perdre.
«Et quand arrivait le moment, inévitable lui aussi, où la malheureuse victime s’accrochait aux genoux du Dr Wassory et lui demandait, suppliante, si vraiment il n’y avait pas quelque chose à faire, le monstre jouait son deuxième coup et se distribuait le rôle du Dieu secourable.
«Tout, tout dans le monde est une partie d’échecs, maître Pernath!
«Après mûre réflexion, le Dr Wassory déclarait que seule une opération dans les plus brefs délais pourrait peut-être apporter le salut, puis soudain emporté par une vanité folle, il se mettait à décrire avec des torrents d’éloquence tel et tel cas qui tous présentaient des ressemblances étonnantes avec celui en question – comment d’innombrables patients lui devaient la préservation de leur vue, et autres considérations de ce genre. La sensation d’être pris pour un être supérieur tenant entre ses mains le bonheur et le malheur des autres hommes l’enivrait littéralement.
«Mais pendant ce temps la victime sans défense restait brisée devant lui, le cœur plein de questions brûlantes, la sueur de l’angoisse au front, n’osant pas l’interrompre de peur de l’irriter: lui, le seul qui pouvait encore l’aider.
«Et le Dr Wassory terminait son discours en annonçant qu’il ne serait malheureusement en mesure de procéder à l’intervention qu’une fois revenu de son voyage, dans quelques mois. Peut-être – en pareil cas, il fallait toujours garder bon espoir – peut-être ne serait-il pas trop tard. Bien entendu, le malade bondissait, terrorisé, déclarait que sous aucun prétexte il ne voulait attendre, fût-ce un jour, et l’implorait de lui indiquer lequel des autres oculistes de la ville pourrait être envisagé pour l’opération. Le moment était venu où le Dr Wassory poussait sa pièce maîtresse.
«Il se plongeait dans une profonde méditation, posait les plis de l’affliction sur son front, et finissait par murmurer, soucieux, que l’intervention d’un autre praticien exigerait malheureusement un nouvel examen de l’œil à la lumière électrique, ce qui ne pourrait manquer d’avoir des conséquences fatales en raison de la force des rayons, le patient avait pu constater par lui-même combien cette exploration était douloureuse. Par conséquent, un autre spécialiste, indépendamment du fait que nombre d’entre eux n’avaient pas une expérience suffisante de l’iridectomie, ayant été obligé de se livrer à un nouvel examen, devrait attendre que les nerfs oculaires se fussent cicatrisés avant d’opérer, ce qui prendrait plusieurs mois.
Charousek serra les poings.
«En terme d’échecs, c’est ce que nous appelons un coup forcé, cher maître Pernath! Ce qui suivait en était un autre, d’ailleurs. À moitié fou de désespoir, le malade conjurait alors le Dr Wassory d’avoir pitié de lui, de repousser son départ d’un jour et de pratiquer lui-même l’intervention. C’était plus qu’une question de vie ou de mort rapide, rien ne peut être pire que la peur torturante de perdre la vue d’un instant à l’autre. Et plus l’abominable individu se défendait et geignait que tout retard pouvait lui causer un préjudice incalculable, plus le malade augmentait la somme qu’il lui offrait de son plein gré!
«Quand elle lui paraissait suffisante, le Dr Wassory cédait et pour éviter tout incident susceptible de faire découvrir sa manœuvre, se mettait en devoir d’infliger le jour même à deux yeux sains des dommages irréparables qui, avec l’appréhension incessante de la cécité, devaient transformer la vie en un perpétuel supplice, mais éliminaient à jamais les traces de son escroquerie.
«Par de telles interventions pratiquées sur des yeux en bon état, le Dr Wassory obtenait un double résultat: il augmentait sa réputation de praticien inégalable réussissant chaque fois à arrêter la menace de la cécité, et il satisfaisait sa passion sans bornes de l’argent, ainsi que sa vanité lorsqu’il voyait ses victimes inconscientes, lésées dans leur corps et leurs biens, le considérer comme leur sauveur et le porter aux nues.
«Seul un homme familiarisé depuis l’enfance avec toutes les ficelles du ghetto, ses innombrables ressources, invisibles et pourtant invincibles, dressé à faire le guet comme une araignée, connaissant toute la ville, devinant et démêlant jusque dans leurs derniers replis les relations et les situations de fortune – seul un tel «semi-voyant» pourrait-on presque dire, était en mesure de commettre pendant des années de pareils forfaits. D’ailleurs, sans moi, il continuerait encore son trafic aujourd’hui, il l’aurait continué jusqu’à un âge avancé pour finir dans la peau d’un respectable patriarche au milieu de ses adorateurs, comblé d’honneurs, exemple resplendissant pour les générations futures, jouissant du soir de sa vie, jusqu’à ce que la grande crève passe sur lui comme sur les autres.