La musique dune vie
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«Je m'?veille, j'ai r?v? d'une musique.» – Andre? Makine
«Un tr?s beau roman d'une ?criture ?pur?e qui vise l'?motion et touche au c?ur.» – L'Express
Au c?ur de la temp?te, dans l'immensit? blanche de l'Oural, des voyageurs transis attendent un train qui ne vient pas. Alors que s'?tire cette nuit sans fin, un vieux pianiste remonte le fil de son histoire, des pr?mices d'une grande carri?re au traumatisme de la guerre.
Guid?s par une musique int?rieure, les souvenirs d'Alexe? nous r?v?lent la force indomptable de l'esprit russe.
Une ville, une gare, sur "une plan?te blanche, inhabit?e". Une ville de l'Oural, mais peu importe. Dans le hall de la gare, une masse informe de corps allong?s, moul?s dans la m?me patience depuis des jours, des semaines d'attente. Puis un train, sorti du brouillard, qui s'?branle enfin vers Moscou. Dans le dernier wagon, un pianiste raconte au narrateur la musique de son existence. Exemple parfait, elle aussi, de "l'homo sovieticus", de "sa r?signation, son oubli inn? du confort, son endurance face ? l'absurde". Pour le pianiste s'ajoute ? cela la guerre. La guerre qui joue avec les identit?s des hommes, s'amusent parfois ? les intervertir, les salir aussi, les condamner: ? la solitude, ? l'exil, au silence, la pire des sentences pour un musicien. Mais rien – pas m?me la guerre – ne parvient ? b?illonner tout ? fait les musiques qui composent la vie d'Alexe?, celles qui n'ont cess?, sans qu'il le sache, d'avancer ? travers sa nuit, de "respirer sa transparence fragile faite d'infinies facettes de glace, de feuilles, de vent". Celles qui le conduisent au-del? du mal, de l'angoisse et du remords.
? la suite du Testament fran?ais triplement couronn? en 1995 par les prix Goncourt, M?dicis et Goncourt des lyc?ens, Andre? Makine poursuit le portrait intraitable de sa Russie natale ? travers une langue toujours plus fervente et inspir?e. -Laure Anciel -Ce texte fait r?f?rence ? une ?dition ?puis?e ou non disponible de ce titre.
«L'id?al du roman, c'est qu'on ne puisse rien en dire, seulement y entrer, y demeurer dans la contemplation et s'en trouver transfigur?. Ce n'est pas pour bouger l'air, se d?gourdir le style que les Russes ?crivent» explique Andr?? Makine dans le dernier num?ro de Lire.
Makine ?crit donc pour dire quelque chose, il s'inscrit ainsi dans la grande lign?e des auteurs russes pour lesquels litt?rature et philosophie se conjuguent ? l'unisson. Dans La musique d'une vie, il fait surgir d'une foule endormie au fond d'une gare de Sib?rie, un destin. Celui d'Alexis Berg, jeune pianiste dont la vie se brise un soir de 1941. Contraint de fuir son premier concert en raison des purges staliniennes, Alexis se r?fugie en Ukraine avant de prendre une fausse identit?. Il deviendra plus tard chauffeur d'un haut dignitaire de l'arm?e, contraint de fuir son identit? pour ne pas d?voiler celle qu'il s'est appropri?e. Dans ce roman ? l'?criture lumineuse, Andr?? Makine donne chair aux oubli?s de l'histoire sovi?tique. Ni h?ros de l'arm?e rouge, ni dissidents, ni prisonniers, simplement figures ordinaires du peuple russe. Derri?re ses mots, on sent comme les sanglots raval?s de milliers d'existences d?truites par le r?gime. Des vies dont les promesses n'ont pas ?t? tenues, mais qui ont surv?cu ? tout: aux purges, ? la guerre, ? l'administration d?bilitante du r?gime.
Un roman que Makine portait en lui depuis quinze ans, ?crit dans une langue limpide mais retenue, comme pour mieux sugg?rer des ?motions trop fortes pour ?tre d?crites. 127 pages qui rendent justice ? cet «Homo sovieticus» trop longtemps noy? dans la masse informe du peuple.
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«Mon concert!» souffla-t-il en se relevant brusquement. Contre la vitre arrière se débattait un beau papillon de nuit, ses ailes couvertes d'une écriture fine, mystérieuse, laissaient sur la vitre des traces de pollen. Et c'est aussi comme à travers l'épaisseur du verre qu'il imagina la salle, une scène illuminée, un jeune homme s'avançant vers le piano. Dans une illusion poignante, il observa, un instant, cette vie qui se poursuivait quelque part, sans lui.
Le matin, il quitta la forêt à pied. Et se retourna plusieurs fois: le soleil encore bas remplissait l'intérieur de la voiture abandonnée d'une lumière dorée, elle ressemblait à une voiture laissée par une famille dispersée au milieu des arbres, en train de cueillir des fraises des bois.
La tante l'écouta en silence, le laissa parler longuement, se répéter. Elle sentait que c'était ainsi qu'il allait s'habituer à sa nouvelle vie. L'oncle revint de la ville vers midi et fut lui aussi peu bavard. Alexeï devinerait, des semaines après, que derrière cette acceptation muette de sa venue, du danger de sa venue, il y avait sans doute l'envie tacite de lui faire comprendre: «Tu vois, nous, les culs-terreux, nous t'accueillons les bras ouverts. Nous ne gardons pas rancune aux proches qui nous ont oubliés.» Mais, sur le moment, il n'avait besoin que de cette possibilité de raconter, d'être approuvé, de s'entendre confirmer que de toute façon, resté à Moscou, il n'aurait rien pu faire pour ses parents. Il se rendit compte aussi que, en quelques gestes rapides, on préparait déjà son existence clandestine dans cette maison. Cette économie de mots et de gestes lui rappela que l'épidémie de peur qu'avait connue sa famille en 37 s'était abattue sur ces gens bien avant. A la fin des années vingt, dès le début de la collectivisation dans cette contrée. Ils avaient perdu leurs deux enfants dans la famine qui s'en était suivie, avaient déjà caché des fuyards.
C'est dans l'une de ces caches que l'oncle l'installa. Ils allèrent au fenil et, dans le demi-jour qui pénétrait à travers les planches, Alexeï vit un espace vide, sans fenêtre, sans le moindre recoin où s'abriter. Devant son air interdit, l'oncle sourit et expliqua à mi-voix: «C'est une valise à double fond.» Il pressa sur une planche qui céda et Alexeï, passant la tête dans l'ouverture, découvrit une sorte d'étroit conduit entre deux murs en bois, large de cinquante centimètres à peine, avec un bat-flanc, une tablette clouée au mur, un seau, une cruche, une écuelle. «Il faudra, ajouta l'oncle, que tu habitues ton nez moscovite à l'odeur du fumier. J'en mets autour du fenil, au cas où ils viendraient avec un chien…»
Deux jours plus tard, l'oncle lui annonça, un peu gêné: «Je sais que ça te fera mal mais… la voiture, il faut qu'on la noie. Je vais te montrer l'endroit d'où nous pourrons la pousser.»
Alexeï apprit rapidement à mouler son corps, ses mouvements dans le tronçon exigu entre les murs. Il réussit à suspendre à mi-geste sa vie secrète lorsqu'un jour, de l'autre côté des planches, résonna cette voix qui rabrouait l'oncle: «Il est pas loin, ton neveu, les gens l'ont vu. Tu as tout intérêt à nous aider avant qu'on le trouve nous-mêmes dans ton grenier…» L'oncle, très calme, répondait d'une voix sans timbre: «Ce neveu, je ne l'ai jamais vu de ma vie. Si vous le trouvez, ça sera pour moi l'occasion de faire sa connaissance…» Alexeï resta figé, une cuillère près de sa bouche, n'osant même pas chasser une mouche sur son front.
Il quittait son refuge au milieu de la nuit, se lavait, se changeait, se dégourdissait les jambes. La tranquillité des champs, le ciel, les étoiles embuées de chaleur, tout l'invitait à la confiance, à la joie de la vie. Tout mentait.
Il avait fini par étudier la moindre fissure entre les planches, savait quel champ de vision elles offraient. Celle-ci, au-dessus de la tablette, permettait d'observer une étroite partie de la route qui reliait le village au chef-lieu. Cette autre, à côté du bat-flanc, découpait une clôture en branches sèches.
Un jour, au pied de cette clôture, il observa un dormeur, un homme ivre, étendu comme terrassé d'un coup de fusil. Les pans de sa veste s'étalaient dans la poussière de la route, son ronflement parvenait jusqu'au fenil. Ce corps affalé exprimait une telle bienheureuse indifférence envers ce qu'on eût pu penser de lui, un tel abandon dans cette mort temporaire, un tel oubli de sa personne qu'Alexeï éprouva une violente jalousie. Une tentation plutôt: aborder ce cadavre ronflant, le fouiller, lui dérober ses papiers, se déguiser avec ses habits, revenir à la vie sous ce nom volé…
Le bois de la planche lui piquait la joue avec ses échardes. Alexeï fixait l'ivrogne comme si ç'avait été une apparition miraculeuse. L'homme ne lui ressemblait pas du tout, au moins deux fois son aîné, roux, le nez épaté. Mais l'idée d'un vol d'identité, pour le moment invraisemblable, s'incrusta dans sa mémoire.
Un soir, par l'une de ces fentes entre les planches, il vit s'éloigner la carriole de son oncle: lui tenant les rênes, la tante assise au milieu des cageots de légumes qu'ils allaient vendre au marché du dimanche, au chef-lieu.
La nuit, le bruit des sabots perça à travers son sommeil. «Déjà de retour?» s'étonna-t-il, encore à moitié assoupi. Le martèlement devint plus lourd, rappela le tonnerre. L'épaule serrée contre les planches du mur, il sentit qu'elles vibraient. «Tous ces chevaux!» lui souffla son rêve rempli de troupeaux qui faisaient trembler la terre sous leur galop. Et aussitôt, démêlant la tromperie du sommeil, il sauta du bat-flanc, poussa la planche de l'issue secrète et, sortant dans la nuit, vit l'horizon en feu. Les vagues des bombardements résonnaient à présent plus distinctement, à une cadence devenue régulière. Très bas, en rasant les toits du village, passa un avion, puis un autre. Cela ressemblait à un numéro de haute voltige. Pourtant, la route se remplissait déjà de gens qui fuyaient. Alexeï se hâta de glisser dans son refuge. Son champ de vision, entre deux planches, happa une femme qui trébuchait en traînant derrière elle deux enfants ensommeillés, cette vieille qui fouettait une vache. Puis, plus rapidement, en sens inverse, des soldats qui se heurtaient aux flots des fuyards. Et, moins d'une heure plus tard, la fumée, le tambourinement des balles qui écaillaient l'enduit des murs, et soudain cette masse rugissante qui frôla le fenil et hachura de ses chenilles le potager que la tante avait arrosé pas plus tard que la veille.
Il resta couché à terre un long moment. Les murs de son refuge étaient çà et là troués de balles. Peu à peu la gamme des bruits se fit plus simple, plus pauvre. Quelques cris encore, le grincement des chenilles, une rafale déjà lointaine. Enfin, juste le sifflement du feu. Alexeï regarda dans l'un des judas percés par la fusillade. Près de la clôture, à l'endroit exact où, deux semaines auparavant, il avait vu un ivrogne endormi, s'étalait le corps d'un soldat, le visage en sang tourné droit vers le lever du soleil, comme pour bronzer.
Il mit deux jours à trouver son homme, son donneur d'identité. Les recherches dans le village incendié avaient échoué. Il était tombé sur quelques survivants et avait dû fuir. Sur la route, il trouvait surtout des corps de femmes et d'enfants ou d'hommes trop âgés.
Au bout de la deuxième journée de marche, il descendit vers une rivière et sur la berge, à l'entrée du pont démoli par les obus, vit tout un champ de bataille, des dizaines de soldats à qui la mort avait prêté des poses tantôt très banales, comme celle de ce corps aux jambes repliées, tantôt pathétiques, comme celle de ce jeune fantassin qui rejetait loin sa main dans un geste de tribun. Caché derrière la broussaille, Alexeï attendit, dressant l'oreille, mais ne perçut aucune plainte. La soirée était encore claire, les visages des tués, quand il osa enfin s'approcher, se découvraient avec une simplicité sans défense. Il remarqua qu'il n'y avait pas de soldats allemands, certainement déjà enlevés par les leurs.
Il rencontrait les yeux, souvent largement ouverts, notait la couleur des cheveux, la taille. De temps en temps, fasciné par la mort, il en oubliait le but de ses recherches, plongeait dans une torpeur d'automate, se transformant en une caméra hypnotique qui cadrait, l'une après l'autre, ces vies arrêtées. Puis se reprenait, se remettait à chercher son double. La couleur des cheveux, le relief des traits, la taille.
Tout près de la rivière, il trouva un visage proche du sien, mais le soldat avait les cheveux bruns, presque noirs. Il se dit qu'il pourrait raser sa chevelure blonde et que sur la photo d'une pièce d'identité cette différence de teinte serait peu visible. Avec des doigts qui tremblaient, il déboutonna la poche de la vareuse du soldat, saisit un petit livret frappé d'une étoile rouge, et se hâta de le ranger. Sur la photo, le soldat ne lui ressemblait pas du tout et les cheveux encadraient le visage comme d'un trait de charbon.
S'arrêtant près d'un autre, il nota la ressemblance de leurs traits. Mais s'aperçut soudain que l'oreille gauche du soldat était déchiquetée par une balle. Il s'éloigna rapidement, comprit aussitôt qu'une telle blessure ne démentait en rien la ressemblance mais n'eut pas le courage de revenir vers cette tête ensanglantée.
Il découvrit cet autre mort par hasard quand, pour se défaire de l'odeur qui stagnait sur la rive, il entra dans l'eau jusqu'aux genoux et se mit à se laver le visage, le cou. Le corps du soldat était à moitié écrasé sous une poutre du pont écroulé. On voyait juste l'ovale blond de sa tête, un bras serré contre sa poitrine. Il s'approcha, se pencha, surpris de voir à quel point ce visage inconnu lui ressemblait, empoigna la poutre, la rejeta de côté… Et bondit en arrière: les yeux du soldat s'animèrent et de ses lèvres s'échappa un flux rapide de paroles chuchotées, dans un soulagement plaintif. En allemand! Puis un long jet de sang. Et de nouveau la fixité de la mort.
A grands pas, essayant de ne pas revoir les visages connus, il quitta la rive. Il ne tenta même pas d'excuser cette fuite ou de se rassurer en se disant que dans un autre endroit peut-être… Il était vidé de lui-même, contaminé par la mort, chassé de son corps par tous ces morts qu'il mettait dans ses habits, se glissant dans les leurs. Il parla en rythmant ses pas, voulant s'emplir de ce qu'il avait été avant… Mais tout à coup s'arrêta. Loin des autres, un soldat, tête lavée par le flux du courant, gisait. Celui qu'il avait cherché.