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La vie devant soi

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La vie devant soi
Название: La vie devant soi
Дата добавления: 16 январь 2020
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La vie devant soi - читать бесплатно онлайн , автор Ajar ?mile "Romain Gary"

Il devait penser que j’?tais encore interdit aux mineurs et qu’il y avait des choses que je ne devais pas savoir. En ce moment, je devais avoir sept ans ou peut-?tre huit, je ne peux pas vous dire au juste parce que je n’ai pas ?t? dat?, comme vous allez voir quand on se conna?tra mieux, si vous trouvez que ?a vaut la peine.

Momo ne conna?t pas son ?ge, mais il conna?t le «?droit des peuples ? disposer d’eux-m?mes?» et, conform?ment ? ce droit sacr? ? la dignit?, Madame Rosa, ancienne prostitu?e reconvertie en nounou pour «?enfants de putes?», n’est pas oblig?e d’aller ? l’h?pital. Il va donc tout mettre en ?uvre pour la pr?server contre l’acharnement th?rapeutique. Car, s’il sait que l’on peut vivre sans amour, il sait aussi reconna?tre cette chose formidable quand elle se pr?sente. Il sait que sans l’amour qu’elle lui infuse, sans l’amour qui d?borde de son propre c?ur, en vrac pourvu que ?a sorte, la vie serait une lutte perdue d’avance pour les petits pensionnaires de la rue Bisson, ? Belleville.

Pour nous parler d’un monde ? part o? les prostitu?e sont «?des personnes qui se d?fendent avec leur cul?», o? les enfants vendent les chiens parce qu’ils les aiment trop, o? les gens ont une grandeur d’?me insoup?onn?e, Momo amalgame les mots sans toujours en saisir le sens, ce qui donne lieu ? des phrases souvent incorrectes, mais toujours vraies et parfois m?me tr?s crues. Cette ?uvre bouleversante mais jamais larmoyante, publi?e sous le nom d’?mile Ajar, a remport? le Goncourt 1975, inscrivant ainsi Romain Gary dans la l?gende, puisqu’il est le seul romancier ? avoir d?croch? deux fois le prestigieux prix.

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Monsieur Hamil nous vient d’Alger où il a été il y a trente ans en pèlerinage à La Mecque. Sidi Abderrahmân d’Alger est donc son saint préféré parce que la chemise est toujours plus proche du corps, comme il dit. Mais il a aussi un tapis qui montre son autre compatriote, Sidi Ouali Dada, qui est toujours assis sur son tapis de prière qui est tiré par les poissons. Ça peut paraître pas sérieux, des poissons qui tirent un tapis à travers les airs, mais c’est la religion qui veut ça.

– Monsieur Hamil, comment ça se fait que je suis connu comme Mohammed et musulman, alors que j’ai rien qui me prouve ?

Monsieur Hamil lève toujours une main quand il veut dire que la volonté de Dieu soit faite.

– Madame Rosa t’a reçu quand tu étais tout petit et elle ne tient pas un registre de naissance. Elle a reçu et vu partir beaucoup d’enfants depuis, mon petit Mohammed. Elle a le secret professionnel, car il y a des dames qui exigent la discrétion. Elle t’a noté comme Mohammed, donc musulman, et puis l’auteur de tes jours n’a plus donné signe de vie. Le seul signe de vie qu’il a donné, c’est toi, mon petit Mohammed. Et tu es un bel enfant. Il faut penser que ton père a été tué pendant la guerre d’Algérie, c’est une belle et grande chose. C’est un héros de l’indépendance.

– Monsieur Hamil, moi j’aurais préféré avoir un père que ne pas avoir un héros. Il aurait mieux fait d’être un bon proxynète et s’occuper de ma mère.

– Tu ne dois pas dire des choses pareilles, mon petit Mohammed, il faut penser aussi aux Yougoslaves et aux Corses, on nous met toujours tout sur le dos. C’est difficile d’élever un enfant dans ce quartier.

Mais j’avais bien l’impression que Monsieur Hamil savait quelque chose qu’il ne me disait pas. C’était un très brave homme et s’il n’avait pas été toute sa vie marchand de tapis ambulant, il aurait été quelqu’un de très bien et peut-être même aurait-il été lui-même assis sur un tapis volant tiré par les poissons, comme l’autre saint du Maghreb, Sidi Ouali Dada.

– Et pourquoi on m’a renvoyé de l’école, Monsieur Hamil ? Madame Rosa m’a dit que c’était parce que j’étais trop jeune pour mon âge, puis que j’étais trop vieux pour mon âge et puis que j’avais pas l’âge que j’aurais dû avoir et elle m’a trainé chez le docteur Katz qui lui a dit que je serais peut-être très différent, comme un grand poète ?

Monsieur Hamil paraissait tout triste. C’est ses yeux qui faisaient ça. C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes.

– Tu es un enfant très sensible, mon petit Mohammed. Ça te rend un peu différent des autres…

Il sourit.

– La sensibilité, ce n’est pas ce qui tue les gens aujourd’hui.

On parlait arabe et ça ne se dit pas aussi bien en français.

– Est-ce que mon père était un grand bandit, Monsieur Hamil, et tout le monde en a peur, même pour en parler ?

– Non, non, vraiment pas, Mohammed. Je n’ai jamais rien entendu de tel.

– Et qu’est-ce que vous avez entendu, Monsieur Hamil ?

Il baissait les yeux et soupirait.

– Rien.

– Rien ?

– Rien.

C’était toujours la même chose, avec moi. Rien. La leçon était terminée et Monsieur Hamil s’est mis à me parler de Nice, qui est mon récit préféré. Quand il parle des clowns qui dansent dans les rues et des géants joyeux qui sont assis sur les chars, je me sens chez moi. J’aime aussi les forêts de mimosas qu’ils ont là-bas et les palmiers et il y a des oiseaux tout blancs qui battent des ailes comme pour applaudir tellement ils sont heureux. Un jour, j’avais décidé Moïse et un autre mec qui s’appelait autrement de partir à Nice à pied et de vivre là-bas dans la forêt de mimosas du produit de nos chasses. Nous sommes partis un matin et nous sommes allés jusqu’à la place Pigalle mais là on a eu peur parce qu’on était loin de chez nous et on est revenu. Madame Rosa a cru devenir folle mais elle dit toujours ça pour s’exprimer.

Donc, comme j’ai eu l’honneur, quand je suis rentré avec Madame Rosa, après cette visite chez le docteur Katz, nous avons trouvé à la maison Monsieur N’Da Amédée, qui est l’homme le mieux habillé que vous pouvez imaginer. C’est le plus grand proxynète et maquereau de tous les Noirs de Paris et il vient voir Madame Rosa pour qu’elle lui écrive des lettres à sa famille. Il ne veut dire à personne d’autre qu’il ne sait pas écrire. Il portait un costume en soie rose qu’on pouvait toucher et un chapeau rose avec une chemise rose. La cravate était rose aussi et cette tenue le rendait remarquable. Il nous venait du Niger qui est un des nombreux pays qu’ils ont en Afrique et il s’était fait lui-même. Il le répétait tout le temps. « Je me suis fait moi-même », avec son costume et ses bagues diamantaires aux doigts. Il en avait une à chaque doigt et quand il a été tué dans la Seine, on lui a coupé les doigts pour avoir les bagues parce que c’était un règlement de comptes. Je vous dis ça tout de suite pour vous épargner les émotions plus tard. Il avait de son vivant les meilleurs vingt-cinq mètres de trottoir à Pigalle et il se faisait les ongles chez les manucures qui étaient roses aussi. Il avait aussi un gilet que j’ai oublié. Il touchait tout le temps sa moustache du bout d’un doigt, très doucement, comme pour être gentil avec elle. Il apportait toujours un petit cadeau à manger à Madame Rosa qui préférait le parfum parce qu’elle avait peur de grossir encore plus. Je ne l’ai jamais vue sentir mauvais jusqu’à beaucoup plus tard. Le parfum était donc ce qui allait le mieux à Madame Rosa comme cadeau et elle en avait des flacons et des flacons, mais je n’ai jamais compris pourquoi elle s’en mettait surtout derrière les oreilles, comme le persil chez les veaux. Ce Noir dont je vous parle, Monsieur N’Da Amédée, était en réalité analphabète car il était devenu quelqu’un trop tôt pour aller à l’école. Je ne vais pas refaire ici l’histoire mais les Noirs ont beaucoup souffert et il faut les comprendre quand on peut. C’est pourquoi Monsieur N’Da Amédée se faisait écrire des lettres par Madame Rosa qu’il envoyait à ses parents au Niger dont il connaissait le nom. Le racisme a été terrible pour eux là-bas, jusqu’à ce qu’il y a eu la révolution et qu’ils ont eu un régime et ont cessé de souffrir. Moi je n’ai pas eu à me plaindre du racisme, alors je ne vois pas ce que je peux attendre. Enfin, les Noirs doivent bien avoir d’autres défauts.

Monsieur N’Da Amédée s’asseyait sur le lit où on dormait quand on n’était pas plus de trois ou quatre, on allait dormir avec Madame Rosa, quand il y avait plus. Ou alors, il mettait un pied sur le lit et restait debout pour expliquer à Madame Rosa ce qu’elle devait dire par écrit à ses parents. Quand il parlait, Monsieur N’Da Amédée faisait des gestes et s’émouvait et finissait même par se fâcher sérieusement et par se mettre en colère, pas du tout parce qu’il était furieux mais parce qu’il voulait dire à ses parents beaucoup plus de choses qu’il ne pouvait s’offrir avec ses moyens de bas étage. Ça commençait toujours par cher et vénéré père et puis il se foutait en rogne car il était plein de choses merveilleuses qui n’avaient pas d’expression et qui restaient dans son cœur. Il n’avait pas les moyens, alors qu’il lui fallait de l’or et des diamants à chaque mot. Madame Rosa lui écrivait des lettres dans lesquelles il faisait des études d’autodidacte pour devenir entrepreneur de travaux publics, construire des barrages et être un bienfaiteur pour son pays. Quand elle lui lisait ça, il avait un immense plaisir. Madame Rosa lui faisait construire aussi des ponts et des routes et tout ce qu’il faut. Elle aimait quand Monsieur N’Da Amédée était heureux en écoutant toutes les choses qu’il faisait dans ses lettres et il mettait toujours de l’argent dans l’enveloppe pour que ce soit plus vrai. Il était enchanté, avec son costume rose des Champs-Élysées et peut-être même davantage et Madame Rosa disait après que quand il écoutait, il avait des yeux de vrai croyant et que les Noirs d’Afrique, car il y en a ailleurs, sont encore ce qu’il y a de mieux dans le genre. Les vrais croyants sont des personnes qui croient en Dieu, comme Monsieur Hamil, qui me parlait de Dieu tout le temps et il m’expliquait que ce sont des choses qu’il faut apprendre quand on est jeune et qu’on est capable d’apprendre n’importe quoi.

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