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La vie devant soi

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La vie devant soi
Название: La vie devant soi
Дата добавления: 16 январь 2020
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La vie devant soi - читать бесплатно онлайн , автор Ajar ?mile "Romain Gary"

Il devait penser que j’?tais encore interdit aux mineurs et qu’il y avait des choses que je ne devais pas savoir. En ce moment, je devais avoir sept ans ou peut-?tre huit, je ne peux pas vous dire au juste parce que je n’ai pas ?t? dat?, comme vous allez voir quand on se conna?tra mieux, si vous trouvez que ?a vaut la peine.

Momo ne conna?t pas son ?ge, mais il conna?t le «?droit des peuples ? disposer d’eux-m?mes?» et, conform?ment ? ce droit sacr? ? la dignit?, Madame Rosa, ancienne prostitu?e reconvertie en nounou pour «?enfants de putes?», n’est pas oblig?e d’aller ? l’h?pital. Il va donc tout mettre en ?uvre pour la pr?server contre l’acharnement th?rapeutique. Car, s’il sait que l’on peut vivre sans amour, il sait aussi reconna?tre cette chose formidable quand elle se pr?sente. Il sait que sans l’amour qu’elle lui infuse, sans l’amour qui d?borde de son propre c?ur, en vrac pourvu que ?a sorte, la vie serait une lutte perdue d’avance pour les petits pensionnaires de la rue Bisson, ? Belleville.

Pour nous parler d’un monde ? part o? les prostitu?e sont «?des personnes qui se d?fendent avec leur cul?», o? les enfants vendent les chiens parce qu’ils les aiment trop, o? les gens ont une grandeur d’?me insoup?onn?e, Momo amalgame les mots sans toujours en saisir le sens, ce qui donne lieu ? des phrases souvent incorrectes, mais toujours vraies et parfois m?me tr?s crues. Cette ?uvre bouleversante mais jamais larmoyante, publi?e sous le nom d’?mile Ajar, a remport? le Goncourt 1975, inscrivant ainsi Romain Gary dans la l?gende, puisqu’il est le seul romancier ? avoir d?croch? deux fois le prestigieux prix.

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Finalement Madame Rosa a appris que je faisais venir une lionne pendant qu’elle dormait. Elle savait que c’était pas vrai et que je rêvais seulement des lois de la nature mais elle avait un système de plus en plus nerveux et l’idée qu’il y avait des bêtes sauvages dans l’appartement lui donnait des terreurs nocturnes. Elle se réveillait en hurlant parce que chez moi c’était un rêve mais chez elle ça devenait un cauchemar et elle disait toujours que les cauchemars, c’est ce que les rêves deviennent toujours en vieillissant. On se faisait deux lionnes complètement différentes, tous les deux, mais qu’est-ce que vous voulez.

Je ne sais pas du tout de quoi Madame Rosa pouvait bien rêver en général. Je ne vois pas à quoi ça sert de rêver en arrière et à son âge elle ne pouvait plus rêver en avant. Peut-être qu’elle rêvait de sa jeunesse, quand elle était belle et n’avait pas encore de santé. Je ne sais pas ce que faisaient ses parents mais c’était en Pologne. Elle avait commencé à se défendre là-bas et puis à Paris rue de Fourcy, rue Blondel, rue des Cygnes et un peu partout, et puis elle avait fait le Maroc et l’Algérie. Elle parlait très bien l’arabe, sans préjugés. Elle avait même fait la Légion étrangère à Sidi Bel Abbés mais les choses se sont gâtées quand elle est revenue en France car elle avait voulu connaître l’amour et le type lui a pris toutes ses économies et l’a dénoncée à la police française comme Juive. Là, elle s’arrêtait toujours lorsqu’elle en parlait, elle disait « C’est fini, ce temps-là », elle souriait, et c’était pour elle un bon moment à passer.

Quand elle est revenue d’Allemagne, elle s’est défendue encore pendant quelques années mais après cinquante ans, elle avait commencé à grossir et n’était plus assez appétissante. Elle savait que les femmes qui se défendent ont beaucoup de difficultés à garder leurs enfants parce que la loi l’interdit pour des raisons morales, et elle a eu l’idée d’ouvrir une pension sans famille pour des mômes qui sont nés de travers. On appelle ça un clandé dans notre langage. Elle a eu la chance d’élever comme ça un commissaire de police qui était un enfant de pute et qui la protégeait, mais elle avait maintenant soixante-cinq ans et il fallait s’y attendre. C’est surtout le cancer qui lui faisait peur, ça ne pardonne pas. Je voyais bien qu’elle se détériorait et parfois on se regardait en silence et on avait peur ensemble parce qu’on n’avait que ça au monde. C’est pourquoi tout ce qu’il lui fallait dans son état c’était une lionne en liberté dans l’appartement. Bon je me suis arrangé, je restais les yeux ouverts dans le noir, la lionne venait, se couchait à côté de moi et me léchait la figure sans rien dire à personne. Quand Madame Rosa se réveillait de peur, entrait et faisait régner la lumière, elle voyait qu’on était couché en paix. Mais elle regardait sous les lits et c’était même drôle, lorsqu’on pense que les lions étaient la seule chose au monde qui ne pouvait pas lui arriver, vu qu’à Paris il n’y en a pour ainsi dire pas, car les animaux sauvages se trouvent seulement dans la nature.

C’est là que j’ai compris pour la première fois qu’elle était un peu dérangée. Elle avait eu beaucoup de malheurs et maintenant il fallait payer, parce qu’on paie pour tout dans la vie. Elle m’a même trainé chez le docteur Katz et lui a dit que je faisais rôder des bêtes sauvages en liberté dans l’appartement et que c’était sûrement un signe. Je comprenais bien qu’il y avait entre elle et le docteur Katz quelque chose dont il ne fallait pas parler devant moi, mais je ne savais pas du tout ce que ça pouvait être et pourquoi Madame Rosa avait peur.

– Docteur, il va faire des violences, ça, j’en suis sûre.

– Ne dites pas de bêtises, Madame Rosa. Vous n’avez rien à craindre. Notre petit Momo est un tendre. Ce n’est pas une maladie et croyez-en un vieux médecin, les choses les plus difficiles à guérir, ce ne sont pas les maladies.

– Alors pourquoi il a tout le temps des lions dans la tête ?

– D’abord, ce n’est pas un lion, c’est une lionne.

Le docteur Katz souriait et me donnait un bonbon à la menthe.

– C’est une lionne. Et qu’est-ce qu’elles font, les lionnes ? Elles défendent leur petit…

Madame Rosa soupirait.

– Vous savez bien pourquoi j’ai peur, docteur.

Le docteur Katz s’est fâché tout rouge.

– Taisez-vous, Madame Rosa. Vous êtes complètement inculte. Vous ne comprenez rien à ces choses et vous vous imaginez Dieu sait quoi. Ce sont des superstitions d’un autre âge. Je vous l’ai répété mille fois et je vous prie de vous taire.

Il a voulu dire encore quelque chose mais là, il m’a regardé et puis il s’est levé et m’a fait sortir. J’ai dû écouter contre la porte.

– Docteur, j’ai tellement peur qu’il soit héréditaire !

– Allons, Madame Rosa, ça suffit. D’abord, vous ne savez même pas qui était son père, avec le métier que cette pauvre femme faisait. Et de toute façon, je vous ai expliqué que ça ne veut rien dire. Il y a mille autres facteurs qui sont en jeu. Mais il est évident que c’est un enfant très sensible et qu’il a besoin d’affection.

– Je ne peux quand même pas lui lécher la figure tous les soirs, docteur. Où est-ce qu’il va chercher des idées comme ça ? Et pourquoi ils n’ont pas voulu le garder à l’école ?

– Parce que vous lui avez fait un extrait de naissance qui ne tenait aucun compte de son âge réel. Vous l’aimez bien, ce petit.

– J’ai seulement peur qu’on me le prenne. Remarquez, on ne peut rien prouver, pour lui. Je note ça sur un bout de papier ou je le garde dans ma tête, parce que les filles ont toujours peur que ça se sache. Les prostituées qui ont des mauvaises mœurs n’ont pas le droit à l’éducation de leurs enfants, à cause de la déchéance paternelle. On peut les tenir et les faire chanter avec ça pendant des années, elles acceptent tout plutôt que de perdre leur môme. Il y a des proxynètes qui sont des vrais maquereaux parce que personne ne veut plus faire son travail.

– Vous êtes une brave femme, Madame Rosa. Je vais vous prescrire des tranquillisants.

Je n’avais rien appris du tout. J’étais encore plus sûr qu’avant que la Juive me faisait des cachotteries mais je tenais pas tellement à savoir. Plus on connaît et moins c’est bon. Mon copain le Mahoute qui était aussi un enfant de pute disait que chez nous le mystère était normal, à cause de la loi des grands nombres. Il disait qu’une femme qui fait bien les choses, quand elle a un accident de naissance et qu’elle décide de le garder, est toujours menacée d’enquête administrative et il n’y a rien de pire, ça ne pardonne pas. C’est toujours la mère qui est en butte dans notre cas, parce que le père est protégé par la loi des grands nombres.

Madame Rosa avait au fond d’une valise un bout de papier qui me désignait comme Mohammed et trois kilos de pommes de terre, une livre de carottes, cent grammes de beurre, un fisch, trois cents francs, à élever dans la religion musulmane. Il y avait une date mais c’était seulement le jour où elle m’avait pris en dépôt et ça ne disait pas quand j’étais né.

C’est moi qui m’occupais des autres mômes, surtout pour les torcher, car Madame Rosa avait du mal à se pencher, à cause de son poids. Elle n’avait pas de taille et les fesses chez elle allaient directement aux épaules, sans s’arrêter. Quand elle marchait, c’était un déménagement.

Tous les samedis après-midi, elle mettait sa robe bleue avec un renard et des boucles d’oreilles, elle se maquillait plus rouge que d’habitude et allait s’asseoir dans un café français, la Coupole à Montparnasse, où elle mangeait un gâteau.

J’ai jamais torché les mômes après quatre ans parce que j’avais ma dignité et il y en avait qui faisaient exprès de chier. Mais je connais bien ces cons-là et je leur ai appris à jouer comme ça, je veux dire, à se torcher les uns les autres, je leur ai expliqué que c’était plus marrant que rester chacun chez soi. Ça a très bien marché et Madame Rosa m’a félicité et m’a dit que je commençais à me défendre. Je jouais pas avec les autres mômes, ils étaient trop petits pour moi, sauf pour comparer nos quéquettes et Madame Rosa était furieuse parce qu’elle avait horreur des quéquettes à cause de tout ce qu’elle avait déjà vu dans la vie. Elle continuait aussi à avoir peur des lions la nuit et c’est quand même pas croyable, lorsqu’on pense à toutes les autres raisons justes qu’on a d’avoir peur, de s’attaquer aux lions.

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