La litterature sans estomac
La litterature sans estomac читать книгу онлайн
Par calcul ou par b?tise, des textes indigents sont promus au rang de chefs d’?uvre. Leur fabrication suit des recettes assez simples. Pierre Jourde en donne quelques-unes. Il montre comment on fait passer le mani?risme pour du style et la pauvret? pour de la sobri?t?. Cette "litt?rature sans estomac m?lange platitudes, niaiseries sentimentales et pr?occupations v?tilleuses chez Christian Bobin, Emmanuelle Bernheim ou Camille Laurens. Il existe aussi des vari?t?s moins ?dulcor?es d’insignifiance, une litt?rature ? l’?pate, chez Darrieusecq, Fr?d?ric Beigbeder ou Christine Angot. La v?h?mence factice y fait prolif?rer le clich?. Ce livre renoue avec le genre du pamphlet et s’enthousiasme pour quelques auteurs qui ne sont pas des fabricants de livres, mais des ?crivains. En pr?lude ? ces vigoureuses relectures, un sort particulier est fait au symbole par excellence de cette confusion des valeurs, Philippe Sollers, ainsi qu’? son "organe officiel", le suppl?ment litt?raire d’un prestigieux journal du soir.
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
Le diptyque de Gérard Guégan est un discours sur le peu de réalité. Le choix du roman policier n'est pas un hasard. Une illusion est inhérente à ce genre: on peut croire y atteindre la vie même, dans son épaisseur charnelle, et y reconstituer la vérité. En réalité, le roman policier n'est pas la vie. C'est la vie qui est un polar, dès l'origine. Non un fait, mais un discours, une interprétation: «Cette fausse dualité entre le bon et le méchant dont pâtit le tiers, réduit à l'impuissance, n'a pas été inventée par les polardeux. La vie n'est qu'une suite théâtrale d'interrogatoires, de cuisinages, de caftages et de flinguages. Dès le berceau, le père bouscule, la mère tempère, le frère et la sœur rapportent.» Tout récit policier démystifie la réalité alors même que la foi en celle-ci confère à ce même récit sa dynamique. Le polar est un genre funèbre, pas seulement parce que l'action gravite autour d'un cadavre humain. Il y a un autre cadavre: l'illusion du réel, ou du moins l'illusion selon laquelle il serait immédiatement à notre portée. À force de l'interpréter, de le reconstruire, on s'aperçoit qu'il s'efface et s'éloigne indéfiniment. Le polar s'accorde-t-il avec la foi militante? S'il va jusqu'au bout de lui-même ne débouche-t-il pas sur une quête du salut? Telles sont quelques-unes des questions qui se posent à la lecture de ces deux récits de Gérard Guégan.
L'OPÉRETTE DE VALÈRE NOVARINA: La rédemption par l'idiotie
Valère Novarina est illisible. Ses textes semblent s'ingénier à produire toutes les variantes possibles du non-sens. En le lisant, en assistant à la représentation de l'une de ses pièces, on ne comprend rien. Pourtant, lorsque ses textes prennent, c'est-à-dire lorsque ce qui semblait, dans tel livre ou tel passage, une obscure et gratuite verbigération paraît s'illuminer d'une inexplicable nécessité, lorsque la lecture, la mise en scène, l'interprétation font apparaître certains reliefs émotionnels, le lecteur ou l'auditeur se trouve dans une situation psychologique étrange: le voici emporté dans un monde, ou plutôt dans un processus qui lui est complètement étranger, mais dont il est contraint en même temps de reconnaître la familiarité. Une énergie souterraine anime ce processus, de telle sorte que les décombres d'images, les haillons de mots et les lambeaux de personnages se mettent à acquérir une force suffisante pour jeter le spectateur comme hors de lui, dans des accès d'incohérence enthousiaste.
Un paradoxe similaire affecte le degré de dignité littéraire de ses textes. Valère Novarina est-il un écrivain sérieux? A priori, oui. La réception de son œuvre esquisse la «fortune littéraire» typique du grand écrivain: une relative marginalité au commencement, assortie de refus d'éditeurs; une notoriété qui s'accroît progressivement, et dépasse le cercle des amateurs intellectuels, sans aller jusqu'à la popularité; des représentations dans des salles importantes (Bouffes du Nord, Amandiers, Théâtre de la Col line, Théâtre national de Strasbourg, etc.); enfin, une consécration critique sanctionnée par des colloques et des numéros spéciaux de revues littéraires, des travaux universitaires. À cela s'ajoute une sorte d'aura mystique: Valère Novarina connaît saint Augustin ou Mme Guyon, il les utilise dans ses textes théoriques. Il y prend volontiers des accents religieux.
Toutefois, Novarina prend aussi pour modèle des formes ou des personnages dépourvus de dignité, de valeur symbolique. Il recycle, dans ses dernières œuvres, l'opérette et les chansons de caf’conc’, se réclame de Louis de Funès dans ses réflexions sur le travail de l'acteur. On trouve dans ses pièces des jeux de mots stupides, des chansonnettes, des plaisanteries scatologiques ou gauloises (dans Le Babil des classes dangereuses: «S'il vous plaît, la rue du quai? – Suivez ce chauve à col roulé»). On a donc affaire à un curieux mélange, entre l'élitisme et le populaire, la parole sacrée et la farce: une sorte d'hybride de Claudel et de Tabarin.
Ce statut incertain (entre l'avant-garde expérimentale et la paralittérature populaire, l'obscurité et l'évidence, l'invention et le poncif) rend malaisée toute tentative de classement de cette œuvre dans les catégories littéraires normales. Bien sûr, on peut affirmer cela de beaucoup d'œuvres majeures, c'est même une banalité que de dire qu'elles échappent aux classements, mais chez Novarina, cela prend une forme extrême, jusqu'au burlesque, tonalité qui joue la basse continue dans un grand nombre de ses pièces. Il est burlesque de faire de Louis de Funès un mystique, comme il est burlesque de mélanger étroitement le vocabulaire de la mystique et les calembours idiots. La tension entre dignité et indignité agit au cœur de son langage. Il ne s'agit pas seulement d’illisibilité, mais aussi de nullité: on dirait que Novarina cherche par tous les moyens à s'approcher du zéro absolu de la valeur littéraire. Il livre au public une verbigération souvent obsessionnelle, charriant toutes sortes de scories. On trouve dans ses pièces d'interminables tirades débitant des formules mathématiques, des foules de personnages sans relief et sans durée, des jeux de mots accablants, une absence totale de continuité dans le propos, des énumérations dont la longueur dépasse toutes les normes, défient la lecture et mettent l'acteur en difficulté, sans motivation très claire.
Bien d'autres contemporains, certes, manient la logorrhée amphigourique. Ils ne font pas nécessairement preuve de la même générosité; leur illisibilité reste souvent très littéraire, très sérieuse, et au fond assez conventionnelle: il s'agit de montrer, au prix de quelques audaces, que l'on détient une valeur symbolique, qui s'appelle littérature. En revanche, les impossibles textes de Novarina sont emportés par une allégresse communicative. L'inventivité dans l'absurde touche tous les aspects du sens, et plus le texte est délirant, plus il semble que l'on s'approche d'une évidence, qu'on sent s'accroître la pression d'une imminente révélation, dans une excitation joyeuse et incompréhensible à elle-même. C'est cela que l'on aimerait déchiffrer, la représentation achevée, le livre refermé: la nature de ce lien entre la joie et une certaine forme d'absurdité.
Le burlesque et la parodie charrient des éléments de signification qui se rapprochent de ce à quoi nous sommes habitués. On identifie au passage ce qui ressemble à une dénonciation politique ou à une satire sociale. L'exploitation des ouvriers par le patronat, par exemple, dans L'Atelier volant. Mais à mesure que l'œuvre se développe, que la voix de l'auteur s'affirme et trouve sa tonalité exacte, l'objet de la dénonciation paraît s'élargir jusqu'à se perdre: c'est le travail, la société, la vie, la condition humaine. Une interprétation hâtive rangerait dans le tiroir «satire de la bourgeoisie» cette réplique (d'une parfaite limpidité, pour une fois, au beau milieu d'une suite de bizarreries) du «malade Darjat», dans Le Babil des classes dangereuses (dont le titre même constitue une invite à ce genre de lecture):
Je dois participer ce soir à un bal masqué chez un industriel lorrain.
Cette formule a toute l'allure d'une parole ordinaire, elle ne présente aucune impropriété grammaticale ou sémantique, elle n'est même pas métaphorique, elle est motivée par le contexte (le malade désire obtenir l'accord de son médecin). Et pourtant, elle apparaît comme irrémédiablement privée de signification. Non pas à la manière forte, agressive du pur non-sens. Elle est insignifiante de manière faible: sans importance et incongrue à la fois. Et il ne s'agit pas non plus de dénoncer l'insignifiance des propos quotidiens, sur le mode de La Canta trice chauve, par exemple. Un tel projet n'est sans doute pas étranger au propos de la pièce, mais doit être considéré comme un effet dérivé. La parole quotidienne dit autre chose, et de manière beaucoup moins accentuée. L'absurdité verbale environnante invite à entendre l'absence de signification de la formule, mais elle ne la crée pas à elle seule. Elle met en lumière l'étrange alliance de l'impératif (je dois) et de la détermination (un industriel lorrain). Cette double qualification (industriel et lorrain) paraît alimenter la nécessité absolue, pour le malade Darjat, d'aller au bal. La qualité d'industriel nourrit évidemment l'impératif social. Mais pas lorrain, qui passe en contrebande dans le paquet de l'impératif. On s'en aperçoit à peine, mais on sent pourtant le caractère immotivé du détail, qui du coup condamne l'ensemble de la formule, dans la mesure où elle paraît ne se produire que pour lui. Au-delà de l'insignifiance, et sans passer par le symbole ou la métaphore, la phrase fait apparaître, dans la parole, l'alliance d'une détermination (lorrain) et d'une nécessité (je dois). En d'autres termes, parler revient toujours, de quelque manière, à devoir se rendre au bal masqué chez un industriel lorrain, à élire et à revendiquer des détails. Ce découpage opéré dans le réel a en soi quelque chose de comique. Ce qui demeure dans la phrase, c'est «lorrain», d'autant plus injustifié qu'il paraît investi de nécessité. Fabriquant des choses particulières, la parole est risible. Les formules résolument absurdes de Novarina ne diffèrent pas beaucoup de cette incongruité quasi invisible. Elles se contentent de l'exaspérer.