Le Petit Chose
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'Le Petit Chose' para?t en feuilleton en 1867. Daudet s'inspire des souvenirs d'une jeunesse douloureuse: humiliations ? l'?cole, m?pris pour le petit provencal, exp?rience de r?p?titeur au coll?ge et enfin coup de foudre pour une belle jeune femme. L'?crivain manifeste une tendresse, une piti? et un respect remarquables ? l'?gard des malchanceux et des d?sh?rit?s de la vie.
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«Elle vient ici; j'ai reconnu son pas… Elle est là, tout Près… J'entends son haleine… Son œil collé à la serrure me regarde, me brûle, me…» Cette lettre ne partit pas.
XII TOLOCOTOTIGNAN
Me voici arrivé aux pages les plus sombres de mon histoire, aux jours de misère et de honte que Daniel Eyssette a vécus à côté de cette femme, comédien dans la banlieue de Paris. Chose singulière! ce temps de ma vie, accidenté, bruyant, tourbillonnant, m'a laissé des remords plutôt que des souvenirs.
Tout ce coin de ma mémoire est brouillé, je ne vois rien, rien…
Mais, attendez!… Je n'ai qu'à fermer les yeux et à fredonner deux ou trois fois ce refrain bizarre et mélancolique: Tolocototignan! Tolocototignan! tout de suite, comme par magie, mes souvenirs assoupis vont se réveiller, les heures mortes sortiront de leurs tombeaux, et je retrouverai le petit Chose, tel qu'il était alors, dans une grande maison neuve du boulevard Montparnasse, entre Irma Borel qui répétait ses rôles, et Coucou-Blanc qui chantait sans cesse:
Tolocototignan / Tolocototignan!
Pouah! l'horrible maison! je la vois maintenant, je la vois avec ses mille fenêtres, sa rampe verte et poisseuse, ses plombs béants, ses portes numérotées, ses longs corridors blancs qui sentaient la peinture fraîche… toute neuve, et déjà salie!… Il y avait cent huit chambres là-dedans; dans chaque chambre, un ménage. Et quels ménages!… Tout le jour, c'étaient des scènes, des cris, du fracas, des tueries; la nuit des piaillements d'enfants, des pieds nus marchant sur le carreau, puis le balancement uniforme et lourd des berceaux. De temps en temps, pour varier, des visites de la police.
C'est là, c'est dans cet antre garni à sept étages qu'Irma Borel et le petit Chose étaient venus abriter leur amour… Triste logis et bien fait pour un pareil hôte!… Ils l'avaient choisi parce que c'était près de leur théâtre; et puis, comme dans toutes les maisons neuves, ils ne payaient pas cher. Pour quarante francs- un prix d'essuyeurs de plâtre – ils avaient deux chambres au second étage, avec un liséré de balcon sur le boulevard, le plus bel appartement de l'hôtel…
Ils rentraient tous les soirs vers minuit, à la fin du spectacle. C'était sinistre de revenir par ces grandes avenues désertes, où rôdaient des blouses silencieuses, des filles en cheveux, et les longues redingotes des patrouilles grises.
Ils marchaient vite au milieu de la chaussée. En arrivant, ils trouvaient un peu de viande froide sur un coin de la table et la Négresse Coucou-Blanc, qui attendait… car Irma Borel avait gardé Coucou-Blanc.
M. de Huit-à-Dix avait repris son cocher, ses meubles, sa vaisselle, sa voiture. Irma Borel avait gardé sa Négresse, son kakatoès, quelques bijoux et toutes ses robes… Celles-ci, bien entendu, ne lui servaient plus qu'à la scène, les traînes de velours et de moire n'étant point faites pour balayer les boulevards extérieurs… À elles seules, les robes occupaient une des deux chambres. Elles étaient là pendues tout autour à des portemanteaux d'acier, et leurs grands plis soyeux, leurs couleurs voyantes contrastaient étrangement avec le carreau dérougi et le meuble fané.
C'est dans cette chambre que couchait la Négresse.
Elle y avait installé sa paillasse, son fer à cheval, sa bouteille d'eau-de-vie; seulement, de peur du feu, on ne lui laissait pas de lumière. Aussi, la nuit, quand ils rentraient, Coucou-Blanc, accroupie sur une paillasse au clair de lune, avait l'air, parmi ces robes mystérieuses, d'une vieille sorcière préposée par Barbe-Bleue à la garde des sept pendues. L'autre pièce, la plus petite, était pour eux et le kakatoès.
Juste la place d'un lit, de trois chaises, d'une table et du grand perchoir à bâtons dorés. Si triste et si étroit que fût leur logis, ils n'en sortaient jamais. Le temps que leur laissait le théâtre, ils le passaient chez eux à apprendre leurs rôles, et c'était, je vous le jure, un terrible charivari. D'un bout de la maison à l'autre on entendait leurs rugissements dramatiques: «Ma fille, rendez-moi ma fille! – Par ici, Gaspard! – Son nom, son nom, miséra-a-ble!» Par là-dessus, les cris déchirants du kakatoès, et la voix aiguë de Coucou-Blanc qui chantonnait sans cesse:
Tolocototignan!… Tolocototignan!…
Irma Borel était heureuse, elle. Cette vie lui plaisait; cela l'amusait de jouer au ménage d'artistes pauvres. «Je ne regrette rien», disait-elle souvent.
Qu'aurait-elle regretté? Le jour où la misère la fatiguerait, le jour où elle serait lasse de boire du vin au litre et de manger ces hideuses portions à sauce brune qu'on leur montait de la gargote, le jour où elle en aurait jusque-là de l'art dramatique de la banlieue, ce jour-là, elle savait bien qu'elle reprendrait son existence d'autrefois. Tout ce qu'elle avait perdu, elle n'aurait qu'à lever un doigt pour le retrouver.
C'est cette pensée d'arrière-garde qui lui donnait du courage et lui faisait dire: «Je ne regrette rien.» Elle ne regrettait rien, elle; mais lui, lui?…
Ils avaient débuté tous les deux dans Gaspardo le Pêcheur, un des plus beaux morceaux de ferblanterie mélodramatique. Elle y fut très acclamée, non certes pour son talent – mauvaise voix, gestes ridicules mais pour ses bras de neige, pour ses robes de velours. Le public de là-bas n'est pas habitué à ces exhibitions de chair éblouissante et de robes glorieuses à quarante francs le mètre. Dans la salle on disait: «C'est une duchesse!» et les titis émerveillés applaudissaient à tête fendre…
Il n'eut pas le même succès. On le trouva trop petit; et puis il avait peur, il avait honte. Il parlait tout bas comme à confesse: «Plus haut! plus haut!» lui criait-on. Mais sa gorge se serrait, étranglant les mots au passage. Il fut sifflé… Que voulez-vous! Irma avait beau dire, la vocation n'y était pas.
Après tout, parce qu'on est mauvais poète, ce n'est pas une raison pour être bon comédien.
La créole le consolait de son mieux: «Ils n'ont pas compris le caractère de ta tête…», lui disait-elle souvent. Le directeur ne s'y trompa point lui, sur le caractère de sa tête. Après deux représentations orageuses, il le fit venir dans son cabinet et lui dit:
«Mon petit, le drame n'est pas ton affaire. Nous nous sommes fourvoyés. Essayons du vaudeville. Je crois que dans les comiques tu marcheras très bien.» Et dès le lendemain, on essaya du vaudeville. Il joua les jeunes premiers comiques, les gandins ahuris auxquels on fait boire de là limonade Rogé en guise de champagne, et qui courent la scène en se tenant le ventre, les niais à perruque rousse qui pleurent comme des veaux, «heu!… heu!… heu!…», les amoureux de campagne qui roulent des yeux bêtes en disant: «Mam'selle, j'vous aimons ben!… heulla!
ben vrai, j'vous aimons tout plein!» Il joua les Jeannot, les trembleurs, tous ceux qui sont laids, tous ceux qui font rire, et la vérité me force à dire qu'il ne s'en tira pas trop mal. Le malheureux avait du succès; il faisait rire!
Expliquez cela si vous pouvez. C'est quand il était en scène, grimé, plâtré, chargé d'oripeaux, que le petit Chose pensait à Jacques et aux yeux noirs. C'est au milieu d'une grimace, au coin d'un lazzi bête, que l'image de tous ces chers êtres, qu'il avait lâchement trahis, se dressait tout à coup devant lui.