Anna Karenine Tome I
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Russie, 1880. Anna Kar?nine, est une jeune femme de la haute soci?t? de Saint-P?tersbourg. Elle est mari?e ? Alexis Kar?nine un haut fonctionnaire de l'administration imp?riale, un personnage aust?re et orgueilleux. Ils ont un gar?on de huit ans, Serge. Anna se rend ? Moscou chez son fr?re Stiva Oblonski. En descendant du train, elle croise le comte Vronski, venu ? la rencontre de sa m?re. Elle tombe amoureuse de Vronski, cet officier brillant, mais frivole. Ce n'est tout d'abord qu'un ?clair, et la joie de retrouver son mari et son fils lui font croire que ce sera un vertige sans lendemain. Mais lors d'un voyage en train, quand Vronski la rejoint et lui d?clare son amour, Anna r?alise que la frayeur m?l?e de bonheur qu'elle ressent ? cet instant va changer son existence. Anna lutte contre cette passion. Elle finit pourtant par s'abandonner avec un bonheur coupable au courant qui la porte vers ce jeune officier. Puis Anna tombe enceinte. Se sentant coupable et profond?ment d?prim?e par sa faute, elle d?cide d'avouer son infid?lit? ? son mari…
Cette magnifique et tragique histoire d'amour s'inscrit dans un vaste tableau de la soci?t? russe contemporaine. En parall?le, Tolsto? brosse le portrait de deux autres couples: Kitty et L?vine, Daria et Oblonski. Il y ?voque les diff?rentes facettes de l'?mancipation de la femme, et dresse un tableau critique de la Russie de la fin du XIXe si?cle.
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– Je ne l’ai pas lu, répondit Kritzki d’un air sombre, ne voulant visiblement prendre aucune part à la conversation.
– Pourquoi? demanda Nicolas avec irritation.
– Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon temps.
– Permettez: comment savez-vous si ce serait du temps perdu? Pour bien des gens, cet article est inabordable parce qu’ils ne peuvent le comprendre; mais pour moi, c’est différent: je lis au travers des pensées, et je sais en quoi il est faible.»
Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement et prit son bonnet.
«Vous ne voulez pas souper? Dans ce cas, bonsoir. Revenez demain avec le serrurier.»
À peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de l’œil en souriant.
«Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien…»
Kritzki l’appela du seuil de la porte.
«Qu’y a-t-il?» demanda Nicolas, et il alla le rejoindre dans le corridor.
Resté seul avec Maria-Nicolaevna, Levine s’adressa à elle:
«Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère? lui demanda-t-il.
– Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue faible; il boit beaucoup.
– Comment l’entendez-vous?
– Il boit de l’eau-de-vie. Cela lui fait mal.
– Et en boit-il avec excès? demanda Levine à voix basse.
– Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du côté de la porte, où se montra Nicolas Levine.
– De quoi parlez-vous? dit-il en les regardant l’un après l’autre, les yeux effarés et en fronçant le sourcil.
– De rien, répondit Constantin confus.
– Vous ne voulez pas répondre: eh bien, ne répondez pas; mais tu n’as que faire de causer avec elle. C’est une fille, et toi un gentilhomme… Je vois bien que tu as tout compris et jugé, et que tu considères mes erreurs avec mépris, dit-il en élevant la voix.
– Nicolas Dmitrievitch, Nicolas Dmitrievitch, murmura Marie Nicolaevna en s’approchant de lui.
– C’est bon, c’est bon!… Eh bien, et ce souper? Ah! le voilà! dit-il en voyant entrer un domestique portant un plateau.
– Par ici, – continua-t-il d’un ton irrité, et aussitôt il se versa un verre d’eau-de-vie qu’il but avidement. – En veux-tu? demanda-t-il déjà rasséréné à son frère.
– Ne parlons plus de Serge Ivanitch. Je suis tout de même content de te revoir. On a beau dire, nous ne sommes pourtant pas des étrangers l’un pour l’autre. Bois donc. Raconte-moi ce que tu fais? continua-t-il en mâchant hâtivement un morceau de pain et en se versant un second verre. Comment vis-tu?
– Mais comme autrefois, seul, à la campagne; je m’occupe d’agriculture, – répondit Constantin en regardant plein de terreur l’avidité avec laquelle son frère mangeait et buvait, et en tâchant de dissimuler ses impressions.
– Pourquoi ne te maries-tu pas?
– Cela ne s’est pas trouvé, répondit Constantin en rougissant.
– Pourquoi cela? Quant à moi, c’est fini. J’ai gâché mon existence. J’ai dit et je dirai toujours que, si on m’avait donné ma part de succession quand j’en avais besoin, ma vie aurait été tout autre.»
Constantin se hâta de changer de conversation.
«Sais-tu que ton Vanioucha est chez moi à Pakrofsky, au comptoir,» dit-il.
Nicolas eut un mouvement de cou nerveux et parut réfléchir.
«Raconte-moi ce qui se passe à Pakrofsky. La maison est-elle la même? et nos bouleaux! et notre chambre d’étude! Se peut-il que Philippe le jardinier vive encore? Comme je me souviens du petit pavillon, du grand divan! Ne change rien à la maison, marie-toi vite et recommence la vie d’autrefois. Je viendrai chez toi alors, si tu as une bonne femme.
– Pourquoi ne pas venir maintenant? Nous nous arrangerions si bien ensemble?
– Je serais venu si je ne craignais de rencontrer Serge Ivanitch.
– Tu ne le rencontreras pas: je suis absolument indépendant de lui.
– Oui, mais, quoi que tu dises, il te faut choisir entre lui et moi,» dit Nicolas en levant avec crainte les yeux sur son frère.
Cette timidité toucha Levine.
«Si tu veux que je te fasse une confession au sujet de votre querelle, je te dirai que je ne prends parti ni pour l’un, ni pour l’autre. Vous avez, selon moi, tort tous les deux; seulement, chez toi le tort est extérieur, tandis qu’il est intérieur chez Serge.
– Ha, ha! tu l’as compris, tu l’as compris! cria Nicolas avec une explosion de joie.
– Et si tu veux aussi le savoir, c’est à ton amitié que je tiens personnellement le plus, parce que…
– Pourquoi? pourquoi?»
Constantin n’osait pas dire que cela tenait à ce que Nicolas était malheureux et avait plus besoin de son affection; mais Nicolas comprit, et se reprit à boire d’un air sombre.
«Assez, Nicolas Dmitrievitch! dit Maria-Nicolaevna en tendant sa grosse main vers le carafon d’eau-de-vie.
– Laisse, ne m’ennuie pas, sinon je te bats!» cria-t-il.
Marie eut un bon sourire soumis qui désarma Nicolas, et elle retira l’eau-de-vie.
«Tu crois qu’elle ne comprend rien, celle-là? dit Nicolas. Elle comprend tout mieux qu’aucun de nous. N’est-ce pas qu’elle a quelque chose de gentil, de bon?
– Vous n’aviez jamais été à Moscou? demanda Constantin pour dire quelque chose.
– Ne lui dis donc pas vous. Elle craint cela. Sauf le juge de paix qui l’a jugée quand elle a voulu sortir de la maison où elle était, personne ne lui a jamais dit vous. Mon Dieu, comme tout manque de bon sens en ce monde! s’écria-t-il tout à coup. Ces nouvelles institutions, ces juges de paix, ces semstvos! quelles monstruosités!»
Et il entreprit de raconter ses aventures avec les nouvelles institutions.
Constantin l’écoutait; ce besoin de négation et de critique, qu’il partageait avec son frère, et qu’il exprimait si souvent, lui devint tout à coup désagréable.
«Nous comprendrons tout cela dans l’autre monde, dit-il en plaisantant.
– Dans l’autre monde! Oh! je ne l’aime pas cet autre monde, je ne l’aime pas! répéta Nicolas en fixant des yeux hagards sur son frère. Il semblerait bon de sortir de ce chaos, de toutes ces vilenies: mais j’ai peur de la mort, j’en ai terriblement peur.»
Il frissonna.
«Mais bois donc quelque chose. Veux-tu du champagne? ou bien veux-tu que nous sortions? Allons voir les Bohémiennes! Sais-tu que je me suis mis à aimer les Bohémiennes et les chansons russes…»