Sapho
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Alphonse Daudet n'a pas seulement chant? la Provence perdue de son enfance. Dans Sapho, c'est un Paris bien incarn? qu'il met en sc?ne, celui de la boh?me artistique de son temps, se consumant dans l'ivresse de la f?te et des conqu?tes d'un soir. Jean, jeune proven?al fra?chement mont? ? Paris, s'?prend d'une tr?s belle femme – mod?le – connue sous le nom de Sapho. Sera-ce une de ces liaisons sans lendemain? Sapho n'est plus jeune et pressent qu'elle vit son dernier amour, mais, pour Jean, c'est le premier. D?calage du temps, d?saccord des ?mes… Trente ans avant le Ch?ri de Colette, Daudet a l'intuition magistrale de " ce genre d'amours auxquels le sentiment maternel ajoute une dimension d?licieuse et dangereuse "
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VII
Il faisait un froid brumeux, une après-midi sombre à quatre heures, même sur cette large avenue, des Champs-élysées où se hâtaient les voitures dans un roulement sourd et ouaté. C’est à peine si Jean put lire au fond d’un jardinet dont la grille était ouverte ces lettres dorées, très hautes, au-dessus de l’entresol d’une maison à l’aspect luxueux et tranquille de cottage: Appartements meublés, pension de famille. Un coupé attendait au ras du trottoir.
La porte du bureau poussée, Jean la vit tout de suite, celle qu’il cherchait, assise dans le jour de la fenêtre, feuilletant un gros livre de comptes en face d’une autre femme, élégante et grande, un mouchoir aux mains et un petit sac de boursicotière.
– Vous désirer, monsieur?…
Fanny le reconnut, se leva, saisie, et passant devant la dame:
– C’est le petit… dit-elle tout bas.
L’autre examina Gaussin des pieds à la tête avec le beau sang-froid connaisseur que donne l’expérience, et très haut, sans se gêner:
– Embrassez-vous, mes enfants… Je ne vous regarde pas.
Puis elle se mit à la place de Fanny, continua à vérifier ses chiffres.
Ils s’étaient pris les mains, se chuchotaient des phrases bêtes:
– Comment ça va?
– Pas mal, merci…
– Alors tu es parti hier au soir?…
Mais l’altération de leurs voix donnait aux mots leur vraie signification. Et assis sur le divan, se remettant un peu:
– Tu n’as pas reconnu ma patronne?… disait Fanny à voix basse… tu l’as déjà vue pourtant… au bal de Déchelette, en mariée espagnole… Un peu défraîchie, la mariée.
– Alors c’est…?
– Rosario Sanchès, la femme à de Potter.
Cette Rosario, Rosa, de son nom de fête écrit sur toutes les glaces des restaurants de nuit et toujours souligné de quelque ordure, était une ancienne “dame des chars” à l’Hippodrome, célèbre dans le monde de la noce par son dévergondage cynique, ses coups de gueule et de cravache très recherchés des hommes de cercle, qu’elle menait comme ses chevaux.
Espagnole d’Oran, elle avait été plus belle que jolie et tirait encore aux lumières un certain effet de ses yeux noirs bistrés, de ses sourcils rejoints en barre; mais ici, même dans ce faux jour, elle avait bien ses cinquante ans, marqués sur une face plate, dure, à la peau soulevée et jaune comme un limon de son pays. Intime de Fanny Legrand pendant des années, elle l’avait chaperonnée dans la galanterie, et rien que son nom épouvantait l’amoureux.
Fanny, qui comprit le tremblement de son bras, essaya de s’excuser. À qui s’adresser pour trouver un emploi? On était bien embarrassé. D’ailleurs Rosa maintenant se tenait tranquille; riche, très riche, vivant dans son hôtel avenue de Villiers ou à sa villa d’Enghien, recevant quelques anciens amis, mais un seul amant, toujours le même, son musicien.
– De Potter? demanda Jean… je le croyais marié.
– Oui… marié, des enfants, il paraît même que sa femme est jolie… ça ne l’a pas empêché de revenir à l’ancienne… et si tu voyais comme elle lui parle, comme elle le traite… Ah! il est bien mordu, celui-là…
Elle lui serrait la main avec un tendre reproche. La dame à ce moment interrompit sa lecture et s’adressa à son sac qui sautait au bout de la cordelière:
– Mais reste donc tranquille, voyons!…
Puis, à la gérante, sur un ton de commandement:
– Donne-moi vite un bout de sucre pour Bichito.
Fanny se Leva, apporta le sucre qu’elle approchait de l’ouverture du ridicule avec des petites flatteries, des mots enfantins… «Regarde la jolie bête…» dit-elle à son amant, en lui montrant, tout entouré de ouate, une sorte de gros lézard difforme et grenu, crêté, dentelé, la tête en capuchon sur une chair grelottante et gélatineuse; un caméléon envoyé d’Algérie à Rosa, qui le préservait de l’hiver parisien à force de soins et de chaleur. Elle l’adorait comme jamais elle n’avait aimé aucun homme; et Jean démêlait bien aux mamours flagorneurs de Fanny la place que l’horrible bête tenait dans la maison.
La dame ferma le livre, prête à partir.
– Pas trop mal pour une seconde quinzaine… Seulement veille à la bougie.
Elle jeta son regard de patronne autour du petit salon, tenu, rangé, au meuble de velours frappé, souffla un peu de poussière sur le yucca du guéridon, constata un accroc dans la guipure des croisées; après quoi, elle dit aux jeunes gens avec un œil entendu: «Vous savez, mes petits, pas de bêtises… la maison est très convenable…» et rejoignant la voiture qui l’attendait à la porte, elle s’en alla faire son tour de bois.
– Crois-tu que c’est sciant!… dit Fanny. Je les ai sur le dos, elle ou sa mère, deux fois la semaine… La mère est encore plus terrible, plus pingre… Il faut que je t’aime, va, pour durer dans cette baraque… Enfin te voilà, je t’ai encore!… J’ai eu si peur…
Et elle l’enlaça debout, longuement, lèvres contre lèvres, s’assurant bien au tressaillement du baiser qu’il était encore tout à elle. Mais on allait et venait dans le couloir, il fallait se méfier. Quand on eut apporté la lampe, elle s’assit à sa place habituelle, un petit ouvrage aux doigts; lui, tout près comme en visite…
– Suis-je changée, hein?… Est-ce assez peu moi?…
Elle souriait en montrant son crochet manié avec une gaucherie de petite fille. Toujours elle avait détesté ces travaux d’aiguille; un livre, son piano, sa cigarette, ou les manches retroussées pour la confection d’un petit plat, elle ne s’occupait jamais autrement. Mais ici, que faire? Le piano du salon, elle ne pouvait y songer de tout le jour, obligée de se tenir au bureau… Des romans? Elle savait bien d’autres histoires que celles qu’ils racontaient. À défaut de la cigarette prohibée, elle avait pris cette dentelle qui lui occupait les doigts et la laissait libre de penser, comprenant à cette heure le goût des femmes pour ces menus travaux qu’elle méprisait jadis.
Et tandis qu’elle rattrapait son fil avec des maladresses encore, une attention d’inexpérience, Jean la regardait, toute reposée dans sa robe simple, son petit col droit, les cheveux bien à plat sur la rondeur antique de sa tête, et l’air si honnête, si raisonnable. Dehors, dans un décor luxueux, roulait continuellement le train des filles à la mode, haut perchées sur leurs phaétons, redescendant vers le Paris bruyant des boulevards; et Fanny ne semblait pas avoir un regret pour ce vice étalé et triomphant, dont elle aurait pu prendre sa part, qu’elle avait dédaigné pour lui. Pourvu qu’il consentît à la voir de temps en temps, elle acceptait très bien sa vie de servitude, y trouvait même des côtés amusants.
Tous les pensionnaires l’adoraient. Les femmes, étrangères, sans aucun goût, la consultaient pour leurs achats de toilette; elle donnait des leçons de chant le matin à l’aînée des petites Péruviennes, et pour le livre à lire, la pièce à voir, elle conseillait ces messieurs qui la traitaient avec toutes sortes d’égards, de prévenances, un surtout, le Hollandais du second.