Nanon
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Nanon, n?e en 1775, raconte en 1850 les ?v?nements qu'elle a v?cus dans son enfance et sa jeunesse. La p?riode pr?r?volutionnaire est ?voqu?e comme un temps imm?morial, o? rien ne semble devoir changer. On apprend la prise de la Bastille un jour de march?. George Sand ?voque fort bien la Grande Peur dans ce qu'elle a d'irrationnel et de terrifiant, la f?te de la F?d?ration, moment d'exaltation et de bonheur, puis la vente des biens nationaux. Ainsi, Nanon peut devenir propri?taire de sa maison…
C'est une vue de la R?volution, ?quilibr?e et sans fanatisme, que donne ce grand roman. Paru en 1872 – George Sand a donc soixante-huit ans -, il t?moigne que la capacit? de travail et la force d'invention sont intactes chez la romanci?re. Forte d'une documentation impressionnante, l'auteur conduit le r?cit avec une all?gresse et une c?l?rit? qui nous ?tonnent. Nanon est un des tr?s rares romans qui traite de la R?volution Fran?aise dans les campagnes, vue ? travers les yeux d'une paysanne.
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Malgré que l'on se fût organisé en garde nationale, on était retombé dans l'indifférence et dans l'habitude. L'hiver se passa bien tranquillement. On craignait une froidure aussi cruelle que celle de l'autre année, et, comme on était devenu plus hardi, au mois de décembre, on coupa du bois dans les forêts du moutier, avec ou sans permission. On ne le volait pas, on le conduisait à la remise des moines, en se disant qu'ils n'auraient pas, comme l'année d'auparavant, la ressource de dire que le bois abattu manquait. Ces pauvres moines eussent pu nous punir bien durement, car la plus grande partie d'entre nous était encore sous la loi du servage. On nous avait bien dit que c'était une loi abolie depuis le mois d'août, même dans les biens d'Église; mais, comme on ne publiait pas le décret et que les moines n'avaient pas l'air de le connaître, nous pensions que c'était une fausse nouvelle comme celle des brigands. Un beau jour du mois de mars 1790, le petit frère vint à la maison et nous dit:
– Mes amis, vous êtes des hommes libres! On s'est enfin décidé à exécuter et à publier le décret de l'an dernier qui abolit le servage dans toute la France. À présent, vous vous ferez payer votre travail et vous établirez vos conditions. Il n'y a plus de dîmes, plus de redevances, plus de corvées; le moutier n'est plus ni seigneur, ni créancier, et bientôt il ne sera même plus propriétaire.
Jacques souriait sans croire à ce qu'il entendait; Pierre hochait la tête sans comprendre; mais le père Jean comprenait très bien, et je crus qu'il allait tomber en faiblesse, comme s'il eût reçu un coup trop fort pour son âge. Le petit frère, le voyant pâlir, s'imagina que c'était le saisissement de la joie, et il lui jura que la nouvelle était vraie, puisque les gens de loi étaient venus dès le matin signifier aux moines que leurs biens appartenaient à l'État, non pas tout de suite, mais après le temps voulu pour que l'État pût les dédommager en leur donnant des rentes.
Mon grand-oncle ne disait mot, mais moi qui le connaissais bien, je voyais qu'il avait une grosse peine et qu'il ne voulait rien entendre aux choses nouvelles.
Enfin, quand il put parler, il dit:
– Mes enfants, cette chose-là, c’est la fin des fins. Quand on n'a plus de maîtres, on ne peut plus vivre. Ne croyez pas que j'aimais les moines; ils ne faisaient pas leur devoir envers nous; mais nous avions le droit de les y contraindre, et, dans un malheur, ils auraient été forcés de nous venir en aide, vous l'avez bien vu dans l'affaire des brigands, ils n'ont pas pu refuser les armes. À présent qu'est-ce qui régnera dans le couvent? Ceux qui l'achèteront ne nous connaîtront pas et ne nous devront rien. Que les brigands viennent pour de vrai, où est-ce qu'on se renfermera? Nous voilà à l'abandon et obligés de compter sur nous-mêmes.
– Et c'est le meilleur pour nous, dit Jacques. Si la chose est vraie, on doit s'en réjouir, à présent qu'on a du courage qu'on n'osait point avoir, et des piques qu'on croyait n'avoir jamais.
– Et puis, reprit le petit frère en parlant à mon oncle, il y a un manquement de connaissance dans ce que vous dites, mon père Jean! Vous n'aviez pas de droits à faire valoir pour forcer le moutier à vous défendre. Un jour ou l'autre, il vous eût abandonnés par peur ou par faiblesse, et vous eussiez été contraints de vous mettre en révolte et en guerre avec lui. La nouvelle loi vous sauve de ce malheur-là.
Mon oncle eut l'air de se rendre à de si bonnes raisons, mais il était compatissant et plaignait la misère où les moines allaient tomber. Le petit frère lui apprit qu'ils y gagneraient plutôt, parce qu'on avait le projet d'ôter aux évêques et au grand clergé pour indemniser les ordres religieux et rétribuer mieux les curés de campagne.
– J'entends bien, répondait mon oncle: on leur fera de bons traitements qui vaudront mieux que leur mauvaise exploitation et les redevances qu'on leur payait si mal; mais comptez-vous pour rien la honte de n'être plus ni propriétaires ni seigneurs? J'ai toujours pensé que celui qui a la terre est au-dessus de celui qui a l'argent.
Dans la journée, mon oncle, qui était très bien vu des moines depuis qu'il avait sauvé la Bonne Dame de la fontaine aux miracles, – cette Bonne Dame leur rapportant beaucoup d'offrandes et d'argent, – voulut aller savoir des moines eux-mêmes si la nouvelle était vraie. Il y descendit et trouva le moutier en grand émoi. En voyant arriver les gens de loi et en recevant la signification, M. le prieur était tombé en apoplexie. Il trépassa dans la nuit, et mon oncle s'en affecta beaucoup. Les vieux ne se voient point partir les uns les autres sans en être frappés. Il commença de se sentir malade, ne mangea plus et devint comme indifférent à tout ce qui se disait autour de lui. Toute la paroisse était en liesse, la jeunesse surtout. On comprenait sinon le bonheur d'être affranchis, – on ne savait pas comment les choses tourneraient, – du moins l'honneur d'être des hommes libres, comme disait le petit frère. Mon pauvre grand-oncle avait été serf si longtemps, qu'il ne pouvait pas s'imaginer une autre vie et d'autres habitudes. Il s'en étonna et s'en tourmenta si fort, qu'il en mourut huit jours après M. le prieur. Il fut très regretté, comme doit l'être un homme juste et patient qui a su beaucoup souffrir et travailler sans se plaindre. Mes deux cousins le pleurèrent de grand cœur trois jours durant, après quoi ils se remirent au travail avec la soumission qu'on doit à Dieu.
Quant à moi, je n'étais pas assez raisonnable pour me consoler si tôt, et j'eus un si long chagrin, qu'on s'en étonna jusqu'à me blâmer. La Mariotte me grondait de me voir pleurer sans cesse en conduisant ma brebis, sans plus m'intéresser à elle ni à rien. Elle me disait que je voulais penser autrement que les autres; que les personnes comme nous, étant nées pour être malheureuses, devaient s'habituer à avoir un grand courage et ne point caresser leurs peines.
– Que voulez-vous! lui disais-je, je n'ai jamais eu de chagrin; je ne suis pas tendre pour mon corps, le froid ni la faim ne m'ont jamais fâchée. Je ne sens guère la fatigue et je peux dire que je n'ai jamais souffert de ce qui fait gémir les autres; mais je ne pensais jamais que mon grand-oncle dût mourir! J'étais accoutumée à le voir vieux. J'avais si soin de lui, qu'il paraissait encore content de vivre. Il ne me parlait guère, mais il me souriait toujours. Il ne m'a jamais reproché d'être tombée à sa charge, et il a tant travaillé pour moi, cependant! Quand je pense à lui, je ne peux pas me retenir de pleurer, et il faut que ce soit plus fort que moi, puisque je pleure en dormant et me réveille au matin la figure toute mouillée.
Le petit frère était le seul qui ne se montrât pas scandalisé de mon long chagrin. Tout au contraire, en me disant que je n'étais pas comme les autres, il ajoutait que je valais mieux et qu'il m'en estimait davantage.
– Mais ce sera peut-être un malheur pour toi, disait-il; tu as une grande force d'amitié; on ne te rendra pas cela comme tu le mérites.
Il venait tous les jours chez nous, ou bien il me rejoignait aux champs où j'allais presque toujours seule; la gaieté des enfants de mon âge m'attristait, et ma tristesse les ennuyait. Avec Émilien, je faisais effort pour m'en distraire, tant il mettait de complaisance à me vouloir consoler. Je m'attachai à lui sérieusement: il me sembla qu'il me remplaçait l'ami que j'avais perdu, et je vis bien que, si je ne pouvais pas bien comprendre encore ses idées et son caractère, il y avait au moins une chose dont je pouvais être sûre, – la grande charité de son cœur.