Nanon
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Nanon, n?e en 1775, raconte en 1850 les ?v?nements qu'elle a v?cus dans son enfance et sa jeunesse. La p?riode pr?r?volutionnaire est ?voqu?e comme un temps imm?morial, o? rien ne semble devoir changer. On apprend la prise de la Bastille un jour de march?. George Sand ?voque fort bien la Grande Peur dans ce qu'elle a d'irrationnel et de terrifiant, la f?te de la F?d?ration, moment d'exaltation et de bonheur, puis la vente des biens nationaux. Ainsi, Nanon peut devenir propri?taire de sa maison…
C'est une vue de la R?volution, ?quilibr?e et sans fanatisme, que donne ce grand roman. Paru en 1872 – George Sand a donc soixante-huit ans -, il t?moigne que la capacit? de travail et la force d'invention sont intactes chez la romanci?re. Forte d'une documentation impressionnante, l'auteur conduit le r?cit avec une all?gresse et une c?l?rit? qui nous ?tonnent. Nanon est un des tr?s rares romans qui traite de la R?volution Fran?aise dans les campagnes, vue ? travers les yeux d'une paysanne.
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VI
Pourtant, au milieu du contentement qui me gagnait, le souci me gagna aussi, et, comme j'étais assise toute recueillie au bord de ma haie d'épines et de noisetiers, le petit frère arriva pour me demander si j'étais mécontente de ce qu'il avait fait pour moi, et d'où venait que je semblais bouder des personnes qui me voulaient rendre heureuse.
– Penses-tu donc, me dit-il, comme ce pauvre père Jean qui regrettait son servage et sa misère?
– Non, répondis-je. Peut-être que, s'il eût vécu jusqu'à aujourd'hui, il aurait compris ce que tout le monde commence à comprendre; mais je vous dirai la chose comme elle me vient dans l'esprit. Je suis contente d'une manière et fâchée de l'autre. Je vois ce qu'il y aurait à faire pour entretenir et conserver ce bien, et je sais que mes cousins ne m'y aideront guère. Ils n'auront point d'attache pour ce qui n'est point à eux. Ils me jalouseront peut-être. Ils ont coutume de me railler parce que je prends plus de soin d'eux qu'eux-mêmes. Vous savez bien qu'ils sont un peu sauvages, qu'ils ne tiennent pas à être autrement, qu'ils dégradent plutôt que de réparer et qu'ils se trouvent toujours assez bien après un jour passé, pourvu qu'on ne parle pas du jour à venir. Eh bien, peut-être qu'ils ont raison et que je vais me donner beaucoup de peine dont ils ne me sauront point de gré. Je suis si jeune! est-il possible qu'à mon âge je puisse gouverner un bien qui vaut cent francs? Ils vont me taquiner. Qu'est-ce que vous me conseillez, vous qui peut-être penserez comme eux?
– Je ne pense plus comme eux, répondit-il, nous pensions, eux et moi, que plus on s'inquiète d'être mieux, plus mal on se trouve, et, pour mon compte, j'avais résolu de vivre au jour le jour sans m'occuper du lendemain. Mais, depuis l'an passé, j'ai bien changé, Nanon. J'ai réfléchi en écoutant ce que disaient les moines. Ils ne m'ont appris ni latin ni grec; mais ils m'ont laissé voir leur mauvaise volonté pour le bonheur de ces pauvres dont ils se disent les pères et les tuteurs. En les voyant rire de l'épargne et du travail, encourager la fainéantise et dire que cela ne peut pas changer, j'ai résolu de me changer moi-même et j'ai rougi d'être un fainéant. J'ai travaillé, oui, petite, j'ai beaucoup appris tout seul, tout en courant les halliers et les bruyères. Il faut bien que j'agite mon corps et que je remue mes jambes. Songe donc! je n'ai que dix-huit ans, je suis maigre comme une chèvre, et, comme une chèvre, j'ai besoin de courir et de sauter. Mais je pense malgré tout; je suis souvent seul quand les autres travaillent et tu ne me vois plus courir avec les petits enfants plutôt que d'être sans compagnie. Tu vois aussi que, quand je veux parler, je viens à bout maintenant de dire quelque chose: c'est que j'ai quelque chose dans la tête. Je ne sais pas bien encore ce que c'est, mais mon cœur me dit que ce sera quelque chose de bon et d'humain, car je déteste ceux qui veulent le mal. Le jour où j'ai compris que je n'étais plus moine, j'ai changé autant que Rosette changerait si, au lieu de bêler, elle se mettait à causer avec toi.
– Comment, lui dis-je, vous prétendez que vous n'êtes plus moine? Vos parents ont donc changé d'idée?
– Je n'en sais rien, je n'entends pas plus parler d'eux que s'ils me croyaient mort. Mais je sais une chose, c'est qu'ils sont très fiers et ne me laisseront pas recevoir de l'État l'aumône dont les ordres vont vivre. Quand ce sera bien décidé et bien réglé, ils ne souffriront pas qu'un gentilhomme qui aurait mis son apport dans une communauté, soit réduit à des secours personnels. D'ailleurs, on va faire, si on n'a déjà fait, – car je ne sais pas tout ce qui se passe, – une loi qui n'autorisera plus le renouvellement des communautés. On laissera mourir les vieux religieux en leur assurant du pain, et on ne permettra plus que des jeunes gens s'engagent par des vœux éternels. Je ne serai donc pas moine, et j'en ai tant de joie qu'il me semble que je commence à exister. Tu as cru que j'en prenais mon parti… et, au fait, tu as eu raison, je le prenais comme une âme désespérée qui, par fierté, se garde d'une résistance impossible. Je ne le prendrais plus, à présent que j'ai respiré, comme on dit, dans ces temps nouveaux, le souffle de la liberté!
– Mais que ferez-vous, mon petit frère, si vos parents ne vous donnent rien de leurs biens?
– S'ils me laissaient mourir de faim, ce que je ne suppose pas, je me ferais paysan, ce qui ne me serait pas difficile. Je sais me servir d'une cognée et d'un hoyau tout comme un autre. Il me semble très aisé de vivre à ma guise, à présent que le monde m'est ouvert. Je ne me tourmente pas du tout de mon sort. Au besoin, je me ferais soldat, j'ai de l'espérance et de la gaieté plein le cœur. On me laisse ici, j'y reste sans ennui et sans impatience, à présent que j'y ai des amis et que personne ne me méprise plus. Tu vois que tu n'as plus à t'inquiéter de moi. Songe plutôt à toi-même, ne te décourage pas des ennuis que tu auras pour gouverner ton petit bien. Le paysan d'aujourd'hui, vois-tu, est entre deux choses bien différentes: le passé, où beaucoup aimaient mieux souffrir que de s'aider; l'avenir, où, en s'aidant, il ne souffrira plus. Tu as toujours eu l'idée du courage, puisque c'est toi la première qui me l'a donnée. Conserve-la, c'est la bonne, et, s'il faut doubler ta volonté, double-la plutôt que de retourner dans l'état d'âme malade et abrutie où le servage tient ceux qui l'acceptent.
Je ne sais pas trop en quelles paroles le petit frère me dit toutes ces choses; je me les rappelle comme je peux, et sans doute il fit effort pour les faire entrer dans mon esprit, mais elles y entrèrent bien et une fois pour toutes; elles répondaient à l'instinct que j'avais de me bien gouverner dans la vie, et j'en ai fait mon profit, ma vie durant.
Nous retournâmes à la fête, dont le bruit nous attirait. Il était arrivé deux paroisses voisines qui venaient fraterniser avec nous, on disait comme cela. Elles avaient amené leurs musettes et pipeaux et planté leurs banderoles auprès de la nôtre, sur la fontaine aux miracles. Jamais Valcreux n'avait vu si belle réjouissance, et, quand vint la nuit, on fit effort pour se quitter. On allait commencer la moisson, et les gens de la plaine, s'étant loués pour abattre la récolte, ou ayant quelque chose à recueillir chez eux, ne voulaient pas manquer au devoir de la terre. C'était des communes plus riches que nous autres gens de montagne pour qui la moisson n'était pas une si grande affaire; et, comme quelques-uns de chez nous s'en plaignaient:
– Ayez confiance, nous dirent les voisins. Achetez le bien de vos moines, et, là où ils ne recueillent que du genêt, vous ferez pousser de l'orge et de l'avoine.
On se sépara en s'embrassant, en se jurant de rester unis et de se prêter assistance en tout besoin. On fit la conduite aux partants, et, comme je revenais avec le petit frère à la tombée de la nuit, nous fûmes témoins d'une aventure qui me donna bien à penser.
Nous étions restés en arrière tous les deux je ne sais plus pourquoi, et, pour rattraper les autres, l'idée nous vint de prendre une traquette à peine frayée dans les ravines. En marchant vite et sans bruit sur la mousse, nous nous trouvâmes rejoindre deux personnes, une fille que je reconnus bien pour être des environs et un grand gars qui ne pouvait cacher ce qu'il était, car son froc le distinguait dans la nuit. Ils ne nous virent point et marchèrent un moment devant nous, la fille disant:
– Je ne veux point vous écouter, vous n'êtes point pour vous marier avec moi.
Et lui, le frère Cyrille, un des deux jeunes moines de Valcreux, lui répondant:
– Si tu me veux écouter, je te jure le mariage. Je quitterai demain le couvent.
– Quittez-le et venez avec moi chez mes parents, dit-elle; alors, je vous écouterai.
Elle voulait partir et lui la retenir; mais il nous vit, et, tout honteux, il s'en alla d'un côté pendant que la fille lui échappait en gagnant de l'autre.
Le petit frère ne fit pas l'étonné et reprit son chemin avec moi sans rien dire; moi, j'en étais toute saisie et je ne pus me garantir de la curiosité de le questionner.
– Croyez-vous donc, lui dis-je, que ce frère épousera la Jeanne Moulinot?
– Mais oui, me répondit-il, qui l'empêcherait? il y a longtemps qu'il y songe; il faut bien qu'il se fasse une famille, car un homme ne peut pas vivre seul.
– Alors, vous vous marierez aussi, je vois cela.
– Certainement, je veux avoir des enfants pour les rendre heureux. Mais je suis trop jeune encore pour y penser.
– Trop jeune? Dans combien de temps y penserez-vous?
– Dans cinq ou six ans peut-être, quand j'aurai trouvé un état.
– Sans doute vous trouverez une riche demoiselle?
– Je ne sais pas, cela dépendra de ce que ma famille voudra faire pour moi; mais je ne prendrai pour femme que celle que j'aimerai.
– Est-ce que ce n'est pas toujours comme cela qu'on se marie?
– Non, on se marie souvent par intérêt.
– Alors, vous serez très heureux un jour? mais, moi, je ne vous verrai plus, je ne saurai peut-être pas où vous êtes, et vous ne vous souviendrez plus de moi.
– Je me souviendrai toujours de toi, fussé-je bien loin d'ici.
– Je voudrais apprendre une chose que vous devez savoir.
– Quoi donc?
– Je voudrais savoir connaître les pays sur une carte, comme j'en ai vu une au moutier.
– Eh bien, j'apprendrai la géographie et je te l'enseignerai.