Justine Ou Les Malheurs De La Vertu
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Rejetant la douce nature rousseauiste, Sade d?voile le mal qui est en nous et dans la vie. La vertueuse Justine fait la confidence de ses malheurs et demeure jusque dans les plus scabreux d?tails l'incarnation de la vertu. Apologie du crime, de la libert? des corps comme des esprits, de la cruaut? 'extr?me sensibilit? des organes connue seulement des ?tres d?licats', l'oeuvre du marquis de Sade ?tonne ou scandalise. C'est aussi une oeuvre d'une po?sie d?lirante et pleine d'humour noir.
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Rodin, c'était le nom de cet artiste, m'examina avec la plus grande attention, il ne trouva rien de dangereux dans mes plaies; il aurait, disait-il, répondu de me rendre en moins de quinze jours aussi fraîche qu'avant mon aventure, si j'étais arrivée chez lui au même instant; mais la nuit et l'inquiétude avaient envenimé des blessures, et je ne pouvais être rétablie que dans un mois. Rodin me logea chez lui, prit tous les soins possibles pour moi, et le trentième jour, il n'existait plus sur mon corps aucun vestige des cruautés de M. de Bressac.
Dès que l'état où j'étais me permit de prendre l'air, mon premier empressement fut de tâcher de trouver dans le bourg une jeune fille assez adroite et assez intelligente pour aller au château de la marquise s'informer de tout ce qui s'y était passé de nouveau depuis mon départ; la curiosité n'était pas le vrai motif qui me déterminait à cette démarche; cette curiosité, vraisemblablement dangereuse, eût à coup sûr été fort déplacée; mais ce que j'avais gagné chez la marquise était resté dans ma chambre; à peine avais-je six louis sur moi, et j'en possédais plus de quarante au château. Je n'imaginais pas que le comte fût assez cruel pour me refuser ce qui m'appartenait aussi légitimement. Persuadée que sa première fureur passée, il ne voudrait pas me faire une telle injustice, j'écrivis une lettre aussi touchante que je le pus. Je lui cachai soigneusement le lieu que j'habitais, et le suppliai de me renvoyer mes hardes avec le peu d'argent qui se trouvait à moi dans ma chambre. Une paysanne de vingt-cinq ans, vive et spirituelle, se chargea de ma lettre, et me promit de faire assez d'informations sous main pour me satisfaire à son retour sur les différents objets dont je lui laissai voir que l'éclaircissement m'était nécessaire. Je lui recommandai, sur toutes choses, de cacher le nom de l'endroit où j'étais, de ne parler de moi en quoi que ce pût être, et de dire qu'elle tenait la lettre d'un homme qui l'apportait de plus de quinze lieues de là. Jeannette partit, et, vingt-quatre heures après, elle me rapporta la réponse; elle existe encore, la voilà, madame, mais daignez, avant que de la lire, apprendre ce qui s'était passé chez le comte depuis que j'en étais dehors.
La marquise de Bressac, tombée dangereusement malade le jour même de ma sortie du château, était morte le surlendemain dans des douleurs et dans des convulsions épouvantables; les parents étaient accourus, et le neveu, qui paraissait dans la plus grande désolation, prétendait que sa tante avait été empoisonnée par une femme de chambre qui s'était évadée le même jour. On faisait des recherches, et l'intention était de faire périr cette malheureuse si on la découvrait. Au reste, le comte se trouvait, par cette succession, beaucoup plus riche qu'il ne l'avait cru; le coffre-fort, le portefeuille, les bijoux de la marquise, tous objets dont on n'avait point de connaissance, mettaient son neveu, indépendamment des revenus, en possession de plus de six cent mille francs d'effets ou d'argent comptant. Au travers de sa douleur affectée, ce jeune homme avait, disait-on, bien de la peine à cacher sa joie, et les parents, convoqués pour l'ouverture du corps exigée par le comte, après avoir déploré le sort de la malheureuse marquise, et juré de la venger si la coupable tombait entre leurs mains, avaient laissé le jeune homme en pleine et paisible possession de sa scélératesse. M. de Bressac avait lui-même parlé à Jeannette, il lui avait fait différentes questions auxquelles la jeune fille avait répondu avec tant de franchise et de fermeté, qu'il s'était résolu à lui donner sa réponse sans la presser davantage. La voilà cette fatale lettre, dit Thérèse en la remettant à Mme de Lorsange, oui, la voilà, madame, elle est quelquefois nécessaire à mon cœur, et je la conserverai jusqu'à la mort; lisez-la, si vous le pouvez, sans frémir.
Mme de Lorsange ayant pris le billet des mains de notre belle aventurière y lut les mots suivants:
Une scélérate capable d'avoir empoisonné ma tante est bien hardie d'oser m'écrire après cet exécrable délit; ce qu'elle fait de mieux est de bien cacher sa retraite; elle peut être sûre qu'on l'y troublera si on l'y découvre. Qu'ose-t-elle réclamer? Que parle-t-elle d'argent? Ce qu'elle a pu laisser équivaut-il aux vols qu'elle a faits, ou pendant son séjour dans la maison, ou en consommant son dernier crime? Qu'elle évite un second envoi pareil à celui-ci, car on lui déclare qu'on ferait arrêter son commissionnaire, jusqu'à ce que le lieu qui recèle la coupable soit connu de la Justice.
– Continuez ma chère enfant, dit Mme de Lorsange en rendant le billet à Thérèse, voilà des procédés qui font horreur; nager dans l'or, et refuser à une malheureuse qui n'a pas voulu commettre un crime ce qu'elle a légitimement gagné, est une infamie gratuite qui n'a point d'exemple.
– Hélas! madame, continua Thérèse, en reprenant la suite de son histoire, je fus deux jours à pleurer sur cette malheureuse lettre; je gémissais bien plus du procédé horrible qu'elle prouvait que des refus qu'elle contenait. Me voilà donc coupable! m'écriai-je, me voilà donc une seconde fois dénoncée à la Justice pour avoir trop su respecter ses lois! Soit, je ne m'en repens pas; quelque chose qui puisse m'arriver, je ne connaîtrai pas du moins les remords tant que mon âme sera pure, et que je n'aurai fait d'autre mal que d'avoir trop écouté les sentiments équitables et vertueux qui ne m'abandonneront jamais.
Il m'était pourtant impossible de croire que les recherches dont le comte me parlait fussent bien réelles; elles avaient si peu de vraisemblance, il était si dangereux pour lui de me faire paraître en Justice, que j'imaginai qu'il devait, au fond de lui-même, être beaucoup plus effrayé de me voir que je n'avais lieu de frémir de ses menaces. Ces réflexions me décidèrent à rester où j'étais, et à m'y placer même si cela était possible, jusqu'à ce que mes fonds un peu augmentés me permissent de m'éloigner; je communiquai mon projet à Rodin, qui l'approuva, et me proposa même de rester dans sa maison; mais avant de vous parler du parti que je pris, il est nécessaire de vous donner une idée de cet homme et de ses entours.
Rodin était un homme de quarante ans, brun, le sourcil épais, l'œil vif, l'air de la force et de la santé, mais en même temps du libertinage. Très au-dessus de son état, et possédant dix à douze mille livres de rentes, Rodin n'exerçait l'art de la chirurgie que par goût; il avait une très jolie maison dans Saint-Marcel, qu'il n'occupait, ayant perdu sa femme depuis quelques années, qu'avec deux filles pour le servir, et la sienne. Cette jeune personne, nommée Rosalie, venait d'atteindre sa quatorzième année; elle réunissait tous les charmes les plus capables de faire sensation: une taille de nymphe, une figure ronde, fraîche, extraordinairement animée, des traits mignons et piquants, la plus jolie bouche possible, de très grands yeux noirs, pleins d'âme et de sentiment, des cheveux châtains tombant au bas de sa ceinture, la peau d'un éclat… d'une finesse incroyables; déjà la plus belle gorge du monde; d'ailleurs de l'esprit, de la vivacité, et l'une des plus belles âmes qu'eût encore créées la nature. A l'égard des compagnes avec qui je devais servir dans cette maison, c'étaient deux paysannes, dont l'une était gouvernante et l'autre cuisinière. Celle qui exerçait le premier poste pouvait avoir vingt-cinq ans, l'autre en avait dix-huit ou vingt, et toutes les deux extrêmement jolies; ce choix me fit naître quelques soupçons sur l'envie qu'avait Rodin de me garder. Qu'a-t-il besoin d'une troisième femme, me disais-je, et pourquoi les veut-il jolies? Assurément, continuai-je, il y a quelque chose dans tout cela de peu conforme aux mœurs régulières dont je ne veux jamais m'écarter; examinons.
En conséquence, je priai M. Rodin de me laisser prendre des forces encore une semaine chez lui, l'assurant qu'avant la fin de cette époque il aurait ma réponse sur ce qu'il voulait me proposer.
Je profitai de cet intervalle pour me lier plus étroitement avec Rosalie, déterminée à ne me fixer chez son père qu'autant qu'il n'y aurait rien dans sa maison qui pût me faire ombrage. Portant dans ce dessein mes regards sur tout, je m'aperçus dès le lendemain que cet homme avait un arrangement qui dès lors me donna de furieux soupçons sur sa conduite.
M. Rodin tenait chez lui une pension d'enfants des deux sexes; il en avait obtenu le privilège du vivant de sa femme et l'on n'avait pas cru devoir l'en priver quand il l'avait perdue. Les élèves de M. Rodin était peu nombreux, mais choisis; il n'avait en tout que quatorze filles et quatorze garçons. Jamais il ne les prenait au-dessous de douze ans, ils étaient toujours renvoyés à seize; rien n'était joli comme les sujets qu'admettait Rodin. Si on lui en présentait un qui eût quelques défauts corporels, ou point de figure, il avait l'art de le rejeter pour vingt prétextes, toujours colorés de sophismes où personne ne pouvait répondre; ainsi, ou le nombre de ses pensionnaires n'était pas complet, ou ce qu'il avait était toujours charmant; ces enfants ne mangeaient point chez lui, mais ils y venaient deux fois par jour, de sept à onze heures le matin, de quatre à huit le soir. Si jusqu'alors je n'avais pas encore vu tout ce petit train, c'est qu'arrivée chez cet homme pendant les vacances, les écoliers n'y venaient plus; ils y reparurent vers ma guérison.
Rodin tenait lui-même les écoles; sa gouvernante soignait celle des filles, dans laquelle il passait aussitôt qu'il avait fini l'instruction des garçons; il apprenait à ces jeunes élèves à écrire, l'arithmétique, un peu d'histoire, le dessin, la musique, et n'employait pour tout cela d'autres maîtres que lui.
Je témoignai d'abord mon étonnement à Rosalie de ce que son père exerçant la fonction de chirurgien, pût en même temps remplir celle de maître d'école; je lui dis qu'il me paraissait singulier que, pouvant vivre à l'aise sans professer ni l'un ni l'autre de ces états, il se donnât la peine d'y vaquer. Rosalie, avec laquelle j'étais déjà fort bien, se mit à rire de ma réflexion; la manière dont elle prit ce que je lui disais ne me donna que plus de curiosité, et je la suppliai de s'ouvrir entièrement à moi.