LAiguille creuse
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– Rien, patron.
– Personne de suspect ?
– Non, patron... cependant...
– Quoi ?
– Ma femme... qui est couturière à la Neuvillette...
– Oui, je sais... Césarine... Eh bien ?
– Il paraît qu’un matelot rôdait ce matin dans le village.
– Quelle tête avait-il, ce matelot ?
– Pas naturelle... Une tête d’Anglais.
– Ah ! fit Lupin préoccupé... Et tu as donné l’ordre à Césarine...
– D’ouvrir l’œil, oui, patron.
– C’est bien, surveille le retour de Charolais d’ici deux, trois heures... S’il y a quelque chose, je suis à la ferme.
Il reprit son chemin et dit à Beautrelet :
– C’est inquiétant... Est-ce Sholmès ? Ah ! si c’est lui, exaspéré comme il doit l’être, tout est à craindre.
Il hésita un moment :
– Je me demande si nous ne devrions pas rebrousser chemin... oui, j’ai de mauvais pressentiments...
Des plaines légèrement ondulées se déroulaient à perte de vue. Un peu sur la gauche, de belles allées d’arbres menaient vers la ferme de la Neuvillette dont on apercevait les bâtiments... C’était la retraite qu’il avait préparée, l’asile de repos promis à Raymonde. Allait-il, pour d’absurdes idées, renoncer au bonheur à l’instant même où il atteignait le but ?
Il saisit le bras d’Isidore, et lui montrant Raymonde qui les précédait :
– Regarde-la. Quand elle marche, sa taille a un petit balancement que je ne puis voir sans trembler... Mais, tout en elle me donne ce tremblement de l’émotion et de l’amour, ses gestes aussi bien que son immobilité, son silence comme le son de sa voix. Tiens, le fait seul de marcher sur la trace de ses pas me cause un véritable bien-être. Ah ! Beautrelet, oubliera-telle jamais que je fus Lupin ? Tout ce passé qu’elle exècre, parviendrai-je à l’effacer de son souvenir ?
Il se domina et, avec une assurance obstinée :
– Elle oubliera ! affirma-t-il. Elle oubliera parce que je lui ai fait tous les sacrifices. J’ai sacrifié le refuge inviolable de l’Aiguille creuse, j’ai sacrifié mes trésors, ma puissance, mon orgueil... je sacrifierai tout... Je ne veux plus être rien... plus rien qu’un homme qui aime... un homme honnête puisqu’elle ne peut aimer qu’un homme honnête... Après tout, qu’est-ce que ça me fait d’être honnête ? Ce n’est pas plus déshonorant qu’autre chose...
La boutade lui échappa pour ainsi dire à son insu. Sa voix demeura grave et sans ironie. Et il murmurait avec une violence contenue :
– Ah ! vois-tu, Beautrelet, de toutes les joies effrénées que j’ai goûtées dans ma vie d’aventures, il n’en est pas une qui vaille la joie que me donne son regard quand elle est contente de moi... Je me sens tout faible alors... et j’ai envie de pleurer...
Pleurait-il ? Beautrelet eut l’intuition que des larmes mouillaient ses yeux. Des larmes dans le yeux de Lupin ! des larmes d’amour !
Ils approchaient d’une vieille porte qui servait d’entrée à la ferme. Lupin s’arrêta une seconde et balbutia :
– Pourquoi ai-je peur ?... C’est comme une oppression... Est-ce que l’aventure de l’Aiguille creuse n’est pas finie ? Est-ce que le destin n’accepte pas le dénouement que j’ai choisi ?
Raymonde se retourna, tout inquiète.
– Voilà Césarine. Elle court...
La femme du douanier, en effet, arrivait de la ferme en toute hâte. Lupin se précipita :
– Quoi ! qu’y a-t-il ? Parlez donc !
Suffoquée, à bout de souffle, Césarine bégaya :
– Un homme... j’ai vu un homme dans le salon.
– L’Anglais de ce matin ?
– Oui... mais déguisé autrement...
– Il vous a vue ?
– Non. Il a vu votre mère. Mme Valméras l’a surpris comme il s’en allait.
– Eh bien ?
– Il lui a dit qu’il cherchait Louis Valméras, qu’il était votre ami.
– Alors ?
– Alors Madame a répondu que son fils était en voyage... pour des années...
– Et il est parti ?...
– Non. Il a fait des signes par la fenêtre qui donne sur la plaine... comme s’il appelait quelqu’un.
Lupin semblait hésiter. Un grand cri déchira l’air. Raymonde gémit :
– C’est ta mère... je reconnais...
Il se jeta sur elle, et l’entraînant dans un état de passion farouche :
– Viens... fuyons... toi d’abord...
Mais tout de suite il s’arrêta, éperdu, bouleversé.
– Non, je ne peux pas... c’est abominable... Pardonne-moi... Raymonde... la pauvre femme là-bas... Reste ici... Beautrelet, ne la quitte pas.
Il s’élança le long du talus qui environne la ferme, tourna, et le suivit, en courant, jusqu’auprès de la barrière qui s’ouvre sur la plaine... Raymonde, que Beautrelet n’avait pu retenir, arriva presque en même temps que lui, et Beautrelet, dissimulé derrière les arbres, aperçut, dans l’allée déserte qui menait de la ferme à la barrière, trois hommes, dont l’un, le plus grand, marchait en tête, et dont deux autres tenaient sous les bras une femme qui essayait de résister et qui poussait des gémissements de douleur.
Le jour commençait à baisser. Cependant Beautrelet reconnut Herlock Sholmès. La femme était âgée. Des cheveux blancs encadraient son visage livide. Ils approchaient tous les quatre. Ils atteignaient la barrière. Sholmès ouvrit un battant. Alors Lupin s’avança et se planta devant lui.
Le choc parut d’autant plus effroyable qu’il fut silencieux, presque solennel. Longtemps les deux ennemis se mesurèrent du regard. Une haine égale convulsait leurs visages, ils ne bougeaient pas.
Lupin prononça avec un calme terrifiant :
– Ordonne à tes hommes de laisser cette femme.
– Non !
On eût pu croire que l’un et l’autre ils redoutaient d’engager la lutte suprême et que l’un et l’autre ils ramassaient toutes leurs forces. Et plus de paroles inutiles cette fois, plus de provocations railleuses. Le silence, un silence de mort.
Folle d’angoisse, Raymonde attendait l’issue du duel. Beautrelet lui avait saisi le bras et la maintenait immobile. Au bout d’un instant, Lupin répéta :
– Ordonne à tes hommes de laisser cette femme.
– Non !
Lupin prononça :
– Écoute, Sholmès...
Mais il s’interrompit, comprenant la stupidité des mots. En face de ce colosse d’orgueil et de volonté qui s’appelait Sholmès, que signifiaient les menaces ?
Décidé à tout, brusquement il porta la main à la poche de son veston. L’Anglais le prévint, et, bondissant vers sa prisonnière, il lui colla le canon de son revolver à deux pouces de la tempe.
– Pas un geste, Lupin, ou je tire.
En même temps ses deux acolytes sortirent leurs armes et les braquèrent sur Lupin... Celui-ci se raidit, dompta la rage qui le soulevait, et, froidement, les deux mains dans ses poches, la poitrine offerte à l’ennemi, il recommença :
– Sholmès, pour la troisième fois, laisse cette femme tranquille.
L’Anglais ricana :
– On n’a pas droit d’y toucher, peut-être ! Allons, allons, assez de blagues ! Tu ne t’appelles pas plus Valméras que tu ne t’appelles Lupin, c’est un nom que tu as volé, comme tu avais volé le nom de Charmerace. Et celle que tu fais passer pour ta mère, c’est Victoire, ta vieille complice, celle qui t’a élevé...
Sholmès eut un tort. Emporté par son désir de vengeance, il regarda Raymonde, que ces révélations frappaient d’horreur. Lupin profita de l’imprudence. D’un mouvement rapide, il fit feu.
– Damnation ! hurla Sholmès, dont le bras, transpercé, retomba le long de son corps.
Et apostrophant ses hommes :
– Tirez donc, vous autres ! Tirez donc !
Mais Lupin avait sauté sur eux, et il ne s’était pas écoulé deux secondes que celui de droite roulait à terre, la poitrine démolie, tandis que l’autre, la mâchoire fracassée, s’écroulait contre la barrière.
– Débrouille-toi, Victoire... attache-les... Et maintenant, à nous deux, l’Anglais...
Il se baissa en jurant :
– Ah ! canaille...
Sholmès avait ramassé son arme de la main gauche et le visait.
Une détonation... un cri de détresse... Raymonde s’était précipitée entre les deux hommes, face à l’Anglais. Elle chancela, porta la main à sa gorge, se redressa, tournoya, et s’abattit aux pieds de Lupin.