LAiguille creuse
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Il avait un accent étranger très net, et Beautrelet crut discerner, en l’examinant, que lui aussi, il avait un masque qui altérait sa physionomie.
– Qui êtes-vous ? répéta-t-il... Qui êtes-vous ?
L’étranger sourit :
– Vous ne me reconnaissez pas ?
– Non. Je ne vous ai jamais vu.
– Pas plus que moi. Mais rappelez-vous... Moi aussi, on publie mon portrait dans les journaux... et souvent. Eh bien ! ça y est ?
– Non.
– Herlock Sholmès.
La rencontre était originale. Elle était significative aussi. Tout de suite le jeune homme en saisit la portée. Après un échange de compliments, il dit à Sholmès :
– Je suppose que si vous êtes ici... c’est à cause de lui ?
– Oui.
– Alors... alors... vous croyez que nous avons des chances... de ce côté...
– J’en suis sûr.
La joie que Beautrelet ressentit à constater que l’opinion de Sholmès coïncidait avec la sienne ne fut pas sans mélange. Si l’Anglais arrivait au but, c’était la victoire partagée et qui sait même s’il n’arriverait pas avant lui ?
– Vous avez des preuves ? des indices ?
– N’ayez pas peur, ricana l’Anglais, comprenant son inquiétude, je ne marche pas sur vos brisées. Vous, c’est le document, la brochure... des choses qui ne m’inspirent pas grande confiance.
– Et vous ?
– Moi ce n’est pas cela.
– Est-il indiscret ?...
– Nullement. Vous vous rappelez l’histoire du diadème, l’histoire du duc de Charmerace[5] ?
– Oui.
– Vous n’avez pas oublié Victoire, la vieille nourrice de Lupin, celle que mon bon ami Ganimard a laissé échapper dans une fausse voiture cellulaire ?
– Non.
– J’ai retrouvé la piste de Victoire. Elle habite une ferme non loin de la route nationale n° 25. La route nationale n° 25, c’est la route du Havre à Lille. Par Victoire, j’irai facilement jusqu’à Lupin.
– Ce sera long.
– Qu’importe ! J’ai lâché toutes mes affaires. Il n’y a plus que celle-là qui compte. Entre Lupin et moi c’est une lutte... une lutte à mort.
Il prononça ces mots avec une sorte de sauvagerie où l’on sentait toute la rancœur des humiliations senties, toute une haine féroce contre le grand ennemi qui l’avait joué si cruellement.
– Allez-vous-en, murmura-t-il, on nous regarde... c’est dangereux... Mais rappelez-vous mes paroles : le jour où Lupin et moi nous serons l’un en face de l’autre, ce sera... ce sera tragique.
Beautrelet quitta Sholmès tout à fait rassuré : il n’y avait pas à craindre que l’Anglais le gagnât de vitesse.
Et quelle preuve encore lui apportait le hasard de cette entrevue ! La route du Havre à Lille passe par Dieppe. C’est la grande route côtière du pays de Caux ! La route maritime qui commande les falaises de la Manche ! Et c’est dans une ferme voisine de cette route que Victoire était installée. Victoire, c’est-à-dire Lupin, puisque l’un n’allait pas sans l’autre, le maître sans la servante, toujours aveuglément dévouée.
« Je brûle... Je brûle... se répétait le jeune homme... Dès que les circonstances m’apportent un élément nouveau d’information, c’est pour confirmer ma supposition. D’un côté, certitude absolue des bords de la Seine ; de l’autre, certitude de la route nationale. Les deux voies de communication se rejoignent au Havre, à la ville de François Ier, la ville du secret. Les limites se resserrent. Le pays de Caux n’est pas grand, et ce n’est encore que la partie ouest du pays que je dois fouiller. »
Il se remit à l’œuvre avec acharnement.
« Ce que Lupin a trouvé, il n’y a aucune raison pour que je ne le trouve pas », ne cessait-il de dire en lui-même. Certes, Lupin devait avoir sur lui quelques gros avantages, peut-être la connaissance approfondie de la région, des données précises sur les légendes locales, moins que cela, un souvenir – avantage précieux, puisque lui, Beautrelet, ne savait rien, et qu’il ignorait totalement ce pays, l’ayant parcouru pour la première fois lors du cambriolage d’Ambrumésy, et rapidement, sans s’y attarder.
Mais qu’importe !
Dût-il consacrer dix ans de sa vie à cette enquête, il la mènerait à bout. Lupin était là. Il le voyait. Il le devinait. Il l’attendait à ce détour de route, à la lisière de ce bois, au sortir de ce village. Et chaque fois déçu, il semblait qu’il trouvât en chaque déception une raison plus forte de s’obstiner encore.
Souvent, il se jetait sur le talus de la route et s’enfonçait éperdument dans l’examen du document tel qu’il en portait toujours sur lui la copie, c’est-à-dire avec la substitution des voyelles aux chiffres :
Souvent aussi, selon son habitude, il se couchait à plat ventre dans l’herbe haute et songeait des heures. Il avait le temps. L’avenir lui appartenait.
Avec une patience admirable, il allait de la Seine à la mer, et de la mer à la Seine, s’éloignant par degrés, revenant sur ses pas, et n’abandonnant le terrain que lorsqu’il n’y avait plus théoriquement aucune chance d’y puiser le moindre renseignement.
Il étudia, il scruta Montivilliers, Saint-Romain, Octeville et Gonneville, et Criquetot.
Il frappait le soir chez les paysans et leur demandait le gîte. Après dîner, on fumait ensemble et l’on devisait. Et il leur faisait raconter des histoires qu’ils se racontaient aux longues veillées d’hiver.
Et toujours cette question sournoise :
– Et l’Aiguille ? La légende de l’Aiguille creuse... Vous ne la savez pas ?
– Ma foi, non... je ne vois pas ça...
– Cherchez bien... un conte de vieille bonne femme... quelque chose où il s’agit d’une aiguille... Une aiguille enchantée peut-être... que sais-je ?
Rien. Aucune légende, aucun souvenir. Et le lendemain, il repartait avec allégresse.
Un jour il passa par le joli village de Saint-Jouin qui domine la mer, et descendit parmi le chaos de rocs qui s’est éboulé de la falaise.
Puis il remonta sur le plateau et s’en alla vers la valleuse de Bruneval, vers le cap d’Antifer, vers la petite crique de Belle-Plage. Il marchait gaiement et légèrement, un peu las, mais si heureux de vivre ! si heureux même qu’il oubliait Lupin et le mystère de l’Aiguille creuse et Victoire et Sholmès, et qu’il s’intéressait au spectacle des choses, au ciel bleu, à la grande mer d’émeraude, tout éblouissante de soleil.
Des talus rectilignes, des restes de murs en briques, où il crut reconnaître les vestiges d’un camp romain, l’intriguèrent. Puis il aperçut une espèce de petit castel, bâti à l’imitation d’un fort ancien, avec tourelles lézardées, hautes fenêtres gothiques, et qui était situé sur un promontoire déchiqueté, montueux, rocailleux, et presque détaché de la falaise. Une grille, flanquée de garde-fous et de broussailles de fer, en défendait l’étroit passage.
Non sans peine, Beautrelet réussit à le franchir. Au-dessus de la porte ogivale, que fermait une vieille serrure rouillée, il lut ces mots :
Fort de Fréfossé [6]
Il n’essaya pas d’entrer, et tournant à droite, il aborda, après avoir descendu une petite pente, un sentier qui courait sur une arête de terre munie d’une rampe en bois. Tout au bout, il y avait une grotte de proportions exiguës, formant comme une guérite à la pointe du roc où elle était creusée, un roc abrupt tombant dans la mer.
On pouvait tout juste tenir debout au centre de la grotte. Des multitudes d’inscriptions s’entrecroisaient sur ses murs. Un trou presque carré percé à même la pierre s’ouvrait en lucarne du côté de la terre, exactement face au fort de Fréfossé dont on apercevait à trente ou quarante mètres la couronne crénelée. Beautrelet jeta son sac et s’assit. La journée avait été lourde et fatigante. Il s’endormit un instant.
Le vent frais qui circulait dans la grotte l’éveilla. Il resta quelques minutes immobile et distrait, les yeux vagues. Il essayait de réfléchir, de reprendre sa pensée encore engourdie. Et déjà, plus conscient, il allait se lever, quand il eut l’impression que ses yeux soudain fixes, soudain agrandis, regardaient... Un frisson l’agita. Ses mains se crispèrent, et il sentit que des gouttes de sueur se formaient à la racine de ses cheveux.