Les Enfants
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Quand deux c?libataires se rencontrent, se d?couvrent et s'aiment, ils d?cident souvent de vivre ensemble. Facile ? dire, et m?me ? faire… Sauf lorsqu'ils sont chacun lest?s d'une histoire ancienne dont les enfants constituent le prolongement. Rassembler tout ce petit monde dans une maison commune rel?ve alors de la com?die, de la trag?die, de la farce. Un vaste th??tre… Entre les passions nouvelles, les diff?rences d'?ge et de culture, les filles et les gar?ons, les ados, le chat, le hamster, le mardi soir et un week-end sur deux, Dan Franck nous offre, apr?s La S?paration, le roman tendre et drolatique des familles recompos?es.
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«Il leur a fait faire le squelette du pigeon!»
Comme il ne bronche pas, elle insiste:
«Le squelette du pigeon!»
Il hoche la tête. Il opère un mouvement tournant de manière à être face à la porte de l'école.
«Vous trouvez ça normal d'apprendre le squelette du pigeon en CE1?
«Excusez-moi, bredouille-t-il… Il doit s'agir de quelqu'un d'autre… Tom n'est pas en CE1.»
Elle campe ses poings sur les hanches:
«Tom n'est pas en CE!?»
Certainement, elle va le manger.
«Non… En tout cas pas le mien.
– En quelle classe est-il, alors?»
Il voit le gouffre. Il tente de l'éviter mais elle l'y pousse:
«En quelle classe?
– Avec les petits.
– Grande maternelle?
– Pas du tout!
– Alors quoi?
– En onzième, bafouille-t-il.
– Qu'est-ce que c'est que ça, la onzième?
– Avec les petits… Avant la dixième…
– En CF, vous voulez dire?
– Oui, c'est ça… En CF. C'est certainement le CP…»
L'œil a perdu toute luminosité.
«Ce n'est pas le même Tom», dit la Scrupu leuse.
Elle le plante là pour retrouver ses mèrescollègues à qui, sans doute, elle narre son incompétence.
Il s'en fout. De même qu'il se fout de savoir si le pigeon a un squelette, si la purée était bonne à midi, la maîtresse absente l'avant-veille, la sortie prévue annulée, ou comment c'étaient les vacances. La seule chose qui lui importe, c'est la tête que fera son enfant en le voyant. Cette tête-là, c'est le baromètre de son cœur.
La gardienne ouvre les grilles. Les mamans, les poussettes, les baby-sitteuses, deux grandmères et un type comme lui convergent vers l'école. Il ne bouge pas. Il attend que tous scrutent en direction de la cour, et, quand il ne voit plus que des dos devant lui, sur l'autre trottoir, il pose la semelle sur le parpaing gris et se hisse sur la pointe des pieds.
Les enfants sortent en rangs des salles de classe. A l'instant où ils débouchent du préau, leur attitude change. Ils passent de leur monde à celui des grands, les parents, mais aussi la directrice qui surveille, assurant le passage, sourire aux lèvres.
Tom franchit la porte. La première chose que voit son père, juché sur son parpaing, c'est le bras retombant, signant la fin d'un moulinet; et le coup de coude assené avec légèreté dans le sac du voisin. Tom jouait. Il faisait le pitre. Mais le sourire hilare se rétrécit, devient plus sage, et le bonhomme marche maintenant au rythme des autres vers les grilles. Il porte un anorak vert assez ancien, un pantalon de jogging, son cartable sur le dos. Ses cheveux sont longs. La mèche tombe entre les sourcils. Il est beau. Il est de bonne humeur.
Il lève le visage, cherchant son père. Son regard se coule entre les mamans, les poussettes, les baby-sitteuses, et, dans l'exacte perspective du parpaing, tombe droit dans celui qu'il attendait. La bouche s'ouvre en un grand sourire.
La soirée sera bonne.
Il vient. Il est là. Le père décroche le cartable et pose la main sur l'épaule de son fils. Ils traversent ensemble, ils vont acheter des gâteaux et des bonbons. Au premier tournant, après que Tom a levé le bras à l'adresse de ses copains, quand l'école est assez loin pour qu'on puisse se permettre, le père s'agenouille et dit:
«Salut, mon petit bout de Tom.»
Et Tom vient dans ses bras.
«Bonjour, Pap'!»
Il glisse ses mains autour du cou de son père. Celui-ci le soulève, non comme jadis, lorsqu'il le balançait dans les airs en riant, mais, maintenant qu'ils ne se voient plus guère, le prenant contre lui, pour le serrer, pour le garder.
Ils vont par les rues, main dans la main. Les doigts de son bonhomme au creux de la paume. Toucher, tenir.
«Ton frère est là ce soir?
– Non. Mais le week-end.»
Son cœur le pince. Victor ne vient pas toujours quand son père l'attend.
Ils marchent vers la voiture. Ils se racontent des trucs. Ou, plutôt, c'est Tom qui parle: la maîtresse, les copains, la moto qui passe, match de foot, il voudrait aller voir des serpents au zoo… Pap' écoute, sourire aux lèvres. Il est ému par la vivacité de l'enfant, sa manière de raconter, ses jugements à l'emporte-pièce, le mouvement des mains, le balancement des épaules, la fragilité du cou sous la chevelure, et l'encre tachant les doigts, les doubles nœuds rafistolés des baskets, la bouche sans incisives. Tom…
Il demande:
«Tu as envie de faire quelque chose?
– Rester à la maison.»
C'est la meilleure nouvelle. Non pas qu'ils y restent mais que l'enfant le demande. Qu'il dise la maison. Qu'il éprouve le besoin de se retrouver là, malgré les difficultés auxquelles ils se heurtent si souvent et qui, si souvent, ont fait craindre au père que ses fils ne reviendraient pas, ou contre leur gré.
«Allons à la maison, dit-il. C'est une très bonne idée.»
Il ne le croit pas. Mais ailleurs, ce serait pareil. Peut-être pire. La question ne réside pas dans le lieu; elle réside en eux-mêmes.
Ils reviennent à Paris par le pont de Sèvres. Tom est assis à l'avant. Il passe les vitesses. Il regarde les voitures. Il est content.
A la maison, il file dans sa chambre. Il jette son anorak sur le lit. Il passe d'un jouet à l'autre, déplace un Lego, prend une voiture, observe sa dernière maquette, un puzzle, la paire de rollers, Spirou. Il cherche ses marques.
Il entre dans la chambre de Victor. Pap' le suit et s'assied sur le lit. Ille regarde. Tom a grandi. Quand il pousse ses voitures, il n'accompagne plus son geste d'un bruit de moteur né au fond de la gorge. Les peluches ont disparu de son univers. Bientôt, il ne jouera plus à quatre pattes. Sa chambre s'habillera des objets de son âge. Il aura de la musique, une console, un lit plus grand… Comme son grand frère. Chez Victor, il Y a des livres sur les rayonnages, des livres au format normal, ni mini ni maxi, pas d'Histoire de la terre racontée aux enfants, plus de dinosaures ou de jeux de cartes aux figures allégoriques. Les engins mobiles, sonores ou à roulettes, ont disparu.
Il cherche d'anciennes images. Quand Tom at-il commencé à marcher? Quel a été son premier mot? Quand a-t-il cessé de sucer son pouce?
A toutes ces questions, il sait à peu près répondre. Mais il ignore l'espace contenu entre les bornes. Ses enfants vivent ailleurs. Il n'arrose pas la plante, et la plante pousse dans un jardin étranger. Quand ses fils reviennent, il remarque: Ils ont changé. Du mouvement, il ne perçoit qu'une succession d'arrêts sur image. Il sait lire les arrêts sur image. Mais le film se tourne sans lui. Un jour, il a vu Tom prendre son élan pour marcher. Un autre jour, il marchait. Il ne sait pas comment il s'est débrouillé, où il a pris appui, quel était son sourire, sa grimace, quels gestes il a faits, avant, pendant, après. Une autre fois, il a clairement prononcé un mot qui n'était ni Maman ni Papa. Il n'y a aucune progression dans tout cela. C'est comme une course d'obstacles, on voit les obstacles, la course est absente. Je suis là, pense-t-il, mais je ne l'accompagne pas.
Son regard accroche un clou et une tache sur le mur. L'emplacement d'une photo disparue. Elle montrait Victor et son père. Elle avait été prise par un photographe qui avait su capter une tendresse dans l'œil de l'enfant. La photo est partie dans l'autre chambre, chez la mère. Il a demandé à Tom où elle se trouvait. En haut d'une étagère, entre les livres, derrière les poissons rouges. Invisible.
Il se lève et gagne son bureau, à l'étage. Il laisse la porte ouverte. Il aime entendre jouer son fils. Entre le mardi, seize heures, et le mercredi, dix heures, il ne travaille pas. Même lorsque Tom ne le réclame pas, qu'il pourrait s'asseoir à sa table, au-dessus des feuilles blanches de ses livres, il ne le fait pas. Il a toujours un sens en alerte, et le poids des culpabilités l'assaille. Il a beau recourir à des justifications évidentes, rien n'y fait. D'ailleurs, rien n'y fait jamais. Pas plus le mardi que le mercredi, le jeudi ou le vendredi: il ne cesse de se sentir coupable à l'égard de ses enfants. Coupable, par exemple, d'être dans son bureau alors que Tom joue en bas.
Il descend.
«Ça va, Tom?
– Oui, Pap'.»
Il va et vient dans le couloir, pousse la porte de sa propre chambre, celle de Victor, range deux ou trois bricoles, s'assure que Tom n'a besoin de rien et remonte.
Redescend.
Remonte.
Ainsi va le fil entre un père comme lui et un enfant comme Tom. D'un bout à l'autre de soi, mais pas au cœur de la vie. Avec mille écueils qui interdisent le naturel, d'innombrables questions que les pères comme les autres ne se posent pas: Est-il content d'être là? Ne s'ennuie-t-il jamais? De quelle manière lui faire plaisir? Sera-t-il heureux de revenir?
Comment, dans ces conditions, pourrait-il cesser de monter et de descendre les marches qui mènent de chez lui à chez son fils?
Ils dînent. De part et d'autre de la table, ils sont comme un couple silencieux mangeant au restaurant. Il y a quelque chose de triste alentour. Une solennité engendrée par ce tête à tête qui n'a rien de naturel. S'il s'imagine lui-même, à sept ans, mangeant seul avec son père dans une maison vide, il est pris de frayeur. Pourquoi Tom serait-il différent?
Il s'en veut de ne rien savoir susciter d'autre. Il mange vite pour débarrasser, la table et le poids sur la table. Que le geste relaie la parole. Il aurait dû inviter des copains, comme il fait souvent le mardi soir, Tom étant alors au centre du bruit, des rires et du mouvement. Il aurait dû faire mieux. Il est nul. Un père nul, pense-t-il.
Comme tous les mardis soir et un week-end sur deux.
Le lendemain matin, il emmène Tom prendre un petit déjeuner au café 1789. Le café 1789, c'est un rituel. Il y en a d'autres. Il tente de pallier ses absences dans la vie quotidienne de ses enfants par des habitudes artificielles, des trucs entre eux: le passage des vitesses dans la voiture, l'histoire inventée le soir, le thé au caramel qu'ils partagent le dimanche… Il veut leur créer des souvenirs, une mémoire indélébile. Compenser par l'exceptionnel les vides du quotidien. Il n'aime rien tant que d'entendre l'un de ses fils proposer: «Si on allait au café 1789?» C'est comme s'il lui disait: «Si on restait ensemble?»
Il a choisi le café 1789 car il s'y trouve bien et que n'y viennent pas les pères divorcés. Il ne supporte pas de se reconnaître dans les misères d'autrui. Le spectacle de ces hommes seuls assis face à des enfants seuls l'afflige. Dans les regards, il lit l'inquiétude de mal faire, le désir d'être ailleurs – mais où? -, l'ennui pointant son nez, l'enfant en deuil de ses copains, l'adulte en deuil de son enfant. Il fait ce qu'il peut, comme il peut, avec les moyens d'un pauvre bord.