Le Nez
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N? en Ukraine en 1809, Nicola? Vassilievitch Gogol quitte ? 19 ans sa petite ville natale pour chercher un emploi modeste ? Saint-P?tersbourg. Attach? de minist?re il est un fonctionnaire plut?t inexact et aigri, mais son s?jour dans les bureaux lui donne l’occasion d’observer ses coll?gues, leur allure, leur langage.
C’est la repr?sentation du R?vizor, en 1836, qui lui apporte le succ?s, mais la m?me mise ? nue de la mesquinerie humaine se retrouve dans ses nouvelles fantastiques, comme en t?moignent les Nouvelles P?tersbourgeoises.
Issu de ce recueil, «le Nez», compos? en 1838, conte l’histoire d’un fonctionnaire du Caucase venu faire carri?re ? Saint-P?tersbourg…
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Le colonel s’éloigna en disant avec dépit:
– Comment peut-on troubler le monde avec des récits aussi stupides et aussi peu vraisemblables!
Puis ce fut un autre bruit: le nez du major Kovaliov se promenait non sur la Perspective de Nievsky, mais dans le jardin de Tauride; on ajoutait même qu’il s’y trouvait depuis longtemps déjà, que le fameux Kozrev-Mirza, lorsqu’il y séjournait encore, s’étonnait beaucoup de ce jeu bizarre de la nature. Quelques étudiants de l’académie de chirurgie se rendirent exprès dans ce jardin. Une grande dame écrivit au surveillant, le priant de montrer à ses enfants ce rare phénomène et de leur donner à cette occasion quelques explications instructives et édifiantes pour la jeunesse.
Tous ces incidents faisaient la joie des hommes du monde, habitués des raouts, très à court en ce moment d’anecdotes capables de dérider les dames. Par contre, la minorité des gens graves et bien pensants manifestait un vif mécontentement. Un monsieur très indigné disait même qu’il ne comprenait pas comment, dans notre siècle éclairé, des inepties semblables pouvaient se répandre, et il se trouvait très surpris de voir que le gouvernement ne finissait pas par diriger son attention de ce côté. Le monsieur en question appartenait évidemment à la catégorie des gens qui voudraient immiscer le gouvernement dans tout, même dans leurs querelles quotidiennes avec leurs moitiés. Après cela…
Mais ici les événements s’enveloppent encore une fois d’un brouillard, et ce qui vient après demeure absolument inconnu.
III
D’étranges événements se passent dans ce monde, des événements qui sont même parfois dénudés de toute vraisemblance: voilà que le même nez qui circulait sous les espèces d’un conseiller d’État et faisait tant de bruit dans la ville se trouva, comme si de rien n’était, de nouveau à sa place, c’est-à-dire par conséquent entre les deux joues du major Kovaliov. Ceci arriva en avril, le 7 du mois. En s’éveillant, le major jeta par hasard un regard dans la glace et aperçut un nez; il y porta vivement la main: c’en était un effectivement!
– Eh! se dit Kovaliov.
Et de joie il faillit exécuter, nu-pieds, une danse échevelée à travers la chambre; mais l’entrée d’Ivan l’en empêcha. Il se fit apporter immédiatement de l’eau et, en se débarbouillant, il se mira encore une fois dans la glace; le nez était là. En s’essuyant avec sa serviette, il y jeta un nouveau regard; le nez était là!
– Regarde donc, Ivan, il me semble que j’ai un bouton sur le nez, dit-il à son domestique.
Et il pensait en même temps:
«C’est cela qui sera joli, lorsque Ivan va me dire: mais non, monsieur, non seulement il n’y a pas de bouton, mais le nez lui-même est absent.»
Mais Ivan répondit:
– Il n’y a rien, monsieur, on ne voit aucun bouton sur votre nez.
– C’est bon, cela, que le diable m’emporte! se dit à part soi le major, en faisant claquer ses doigts.
En ce moment le barbier Ivan Iakovlievitch passa sa tête par la porte timidement, comme un chat qu’on viendrait de fouetter pour avoir volé du lard.
– Dis-moi d’abord: tes mains sont-elles propres? lui cria Kovaliov en l’apercevant.
– Oui, monsieur.
– Tu mens.
– Par ma foi, elles sont parfaitement propres, monsieur.
– Tu sais, prends garde!
Kovaliov s’assit, Ivan Iakovlievitch lui noua une serviette sous le menton et en un instant, à l’aide du blaireau, lui transforma toute la barbe et une partie des joues en une crème telle qu’on en sert chez les marchands le jour de leur fête.
– Voyez-vous cela, se dit-il, en jetant un coup d’œil sur le nez. Puis il pencha la tête et l’examina de côté:
– Le voilà lui-même en personne… vraiment, quand on y songe… continua-t-il en poursuivant son monologue mental et en attachant un long regard sur le nez.
Puis, tout doucement, avec des précautions infinies, il leva en l’air deux doigts, afin de le saisir par le bout: tel était le système d’Ivan Iakovlievitch.
– Allons, allons, prends garde! s’exclama Kovaliov.
Ivan Iakovlievitch laissa tomber ses bras et se troubla comme il ne s’était encore jamais troublé de sa vie. Finalement, il se mit à chatouiller tout doucement du rasoir le menton du major, et quoiqu’il fût très difficile de faire la barbe sans avoir un point d’appui dans l’organe olfactif, il réussit pourtant, en appliquant son pouce rugueux contre la joue et la mâchoire inférieure du major, à vaincre tous les obstacles et à mener à bonne fin son entreprise.
Lorsque tout fut prêt, Kovaliov s’empressa de s’habiller, prit un fiacre et se rendit tout droit à la pâtisserie. En entrant, il cria de loin:
– Garçon, une tasse de chocolat!
Et il courut aussitôt vers la glace: le nez était là! Il se retourna triomphant et jeta un coup d’œil ironique sur deux officiers qui se trouvaient là et dont l’un possédait un nez pas plus gros qu’un bouton de gilet. Après quoi il se rendit au bureau de l’administration où il faisait des démarches dans le but d’obtenir une place de gouverneur, ou à défaut un emploi d’huissier. En traversant la salle de réception, il jeta un coup d’œil dans la glace: le nez était là. Puis il alla rendre visite à un autre assesseur de collège ou major, esprit très ironique, à qui il avait coutume de dire en réponse à ses observations gouailleuses:
– Toi, je te connais, tu es piquant comme une épingle.
Chemin faisant, il s’était dit:
– Si le major lui-même n’éclate pas de rire à ma vue, ce sera l’indice le plus certain que tout se trouve à sa place accoutumée.
Mais l’assesseur de collège ne dit rien.
– C’est bien, c’est bien, c’est parfait, se dit à part lui Kovaliov. En revenant, il rencontra la femme de l’officier supérieur Podtotchine avec sa fille; il les aborda et fut accueilli par elles avec de grandes démonstrations de joie: donc il ne présentait aucune défectuosité! Il s’entretint très longtemps avec elles et, sortant sa tabatière, se mit à bourrer exprès de tabac son nez des deux côtés, en se disant:
«Tenez, je me moque bien de vous, femmelettes, coquettes que vous êtes!… et quant à la fille, je ne l’épouserai tout de même pas. Comme cela – par jeu – je veux bien.»
Et, depuis lors, le major Kovaliov se promenait comme si de rien n’était, et sur la Perspective de Nievsky et dans les théâtres et partout. Et son nez aussi, comme si de rien n’était, restait sur sa figure sans même avoir l’air de s’être jamais absenté. Et depuis lors on voyait le major Kovaliov toujours de bonne humeur, toujours souriant, courtisant toutes les jolies personnes sans exception aucune.
IV
Telle fut l’histoire qui se passa dans la capitale du nord de notre vaste empire! Maintenant, tout bien pesé, nous nous apercevons qu’elle offre beaucoup de côtés invraisemblables. Sans parler du fait vraiment étrange de la fuite miraculeuse du nez, et de sa présence en différents endroits sous l’aspect d’un conseiller d’État. Comment Kovaliov ne comprit-il pas qu’on ne pouvait décemment publier une annonce sur un nez perdu? Non que je veuille dire par là qu’il lui aurait fallu la payer beaucoup trop cher; cela, c’est une bagatelle, et je ne suis pas du tout du nombre des gens cupides. Mais ce n’est pas convenable, cela ne se fait pas, ce n’est pas bien. Et puis encore… comment le nez s’était-il trouvé dans le pain cuit et comment Ivan Iakovlievitch lui-même… non, cela, je ne le comprends pas du tout! Mais ce qui est le plus étrange et le plus incompréhensible, c’est que les auteurs puissent choisir des sujets pareils pour leurs récits. Cela, je l’avoue, est tout à fait inconcevable; cela, vraiment… non, non, cela me dépasse. En premier lieu, il n’en résulte aucun bien pour la patrie et en second lieu… mais en second lieu également, il n’en résulte non plus aucun mal. C’est tout simplement un je-ne-sais-quoi.