Les Pauvres Gens
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Dosto?evski d?crit lui-m?me la gen?se de ce roman ?pistolaire, premi?re oeuvre qu'il a publi?e: «La fum?e sortait des naseaux des chevaux, des colonnes de fum?e montaient des toits des deux rives et il semblait que de nouveaux ?difices surgissaient au-dessus des anciens, qu'une nouvelle ville se b?tissait dans l'air… Il me semblait que toute cette ville, avec tous ses habitants, puissants et faibles, avec toutes leurs habitations, asiles de mendiants ou palais dor?s, ressemblait en cette heure de cr?puscule ? une r?verie fantastique, enchant?e, qui dispara?trait et se dissiperait en fum?e montant vers le ciel sombre. Je me suis mis ? regarder et je vis soudain des figures ?tranges. C'?taient des figures ?tranges, bizarres, tout ? fait prosa?ques, qui n'avaient rien de Don Carlos ni de Posa, rien que de simples conseillers titulaires, mais en m?me temps des conseillers titulaires fantastiques. Quelqu'un grima?ait devant moi, en se dissimulant derri?re cette foule fantastique et tirait des ficelles, des ressorts. Les poup?es se mouvaient, et il riait, il riait! C'est alors que m'apparut une autre histoire, dans quelque coin sombre, un c?ur de conseiller titulaire, honn?te et pur, candide et d?vou? ? ses chefs, et, avec lui, une jeune fille, offens?e et triste, et leur ?mouvante histoire me d?chira le c?ur.»
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V. D.
I
J'avais à peine quatorze ans lorsque mon père mourut. Mon enfance avait été l'époque la plus heureuse de ma vie. Elle débuta loin d'ici, loin de cette ville, dans une province reculée. Mon père était intendant des domaines du prince P., dans le gouvernement de T. Nous vivions dans l'un des villages appartenant au prince, et notre existence s'y écoulait doucement dans le calme et le bonheur… J'étais alors une petite fille très vive. Je passais mon temps, je m'en souviens, à courir à travers champs, à errer dans les fourrés ou à me promener dans le jardin, et personne ne s'occupait de moi. Mon père était continuellement pris par ses affaires, et quant à ma mère, les soins du ménage absorbaient tout son temps. On ne m'enseignait rien, on me laissait tranquille, et je m'en trouvais heureuse. Il m'arrivait parfois de me sauver de bon matin de la maison pour me rendre à l'étang ou dans le bois, ou pour voir faire les foins, ou bien je me mêlais aux moissonneurs, sans m'inquiéter du soleil qui me brûlait, sans craindre de m'égarer en m'éloignant du village, ou de m'égratigner aux ronces et de déchirer ma robe. On me grondait ensuite quand je rentrais à la maison, mais cela m'était égal.
Il me semble que j'aurais été si heureuse s'il m'avait été permis de demeurer toute ma vie à la campagne et de vivre toujours au même endroit. Mais j'étais une enfant encore quand je dus quitter les lieux qui m'étaient chers. J'avais douze ans seulement lorsque nous partîmes pour Saint-Pétersbourg. Avec quelle tristesse je me rappelle maintenant nos pénibles préparatifs de départ! Combien de pleurs j'ai versés en prenant congé de tout ce que j'aimais. Je me souviens que je me suis jetée au cou de mon père en le suppliant, avec des larmes, de me laisser quelque temps encore au village. Mon père s'emporta contre moi, ma mère se mit à pleurer. Elle me dit que ce départ était nécessaire, que nos affaires l'exigeaient. Le vieux prince P. était mort. Ses héritiers avaient résilié l'engagement de mon père. Nous possédions un peu d'argent que mon père avait placé chez des particuliers à Saint-Pétersbourg. Espérant améliorer sa situation, il jugea nécessaire de venir en personne dans cette ville. Tout cela, je l'appris de ma mère. Nous nous installâmes sur la rive droite, et nous devions y vivre jusqu'à la mort de mon père.
Ce fut si pénible pour moi de m'habituer à notre nouvelle existence. Nous sommes arrivés à Saint-Pétersbourg en plein automne. Le jour de notre départ du village il avait fait si beau, la journée était si claire, si chaude, si lumineuse. Les travaux de récolte s'achevaient. Dans les champs, d'énormes meules de blé s'entassaient, et des vols d'oiseaux criards tournaient autour d'elles. Tout paraissait si gai, si plein de bonheur. Mais quand nous arrivâmes à Saint-Pétersbourg ce fut la pluie, une vilaine gelée d'automne, le temps couvert, la boue, et cette foule de gens inconnus dans les rues, aux visages peu accueillants, renfrognés, mécontents! Nous nous installâmes tant bien que mal. Je me souviens comment tout le monde s'agitait les premiers jours dans un perpétuel va-et-vient, car il s'agissait d'aménager notre nouveau domicile. Mon père était constamment dehors, ma mère n'avait pas une minute à elle, et moi, on m'oublia complètement. Avec quelle tristesse je me suis levée le matin, après la première nuit passée à notre nouveau domicile! Nos fenêtres donnaient sur une palissade jaune. La rue était toujours sale. On ne voyait que peu de passants, et ils étaient tous habillés si chaudement, ils avaient tous l'air d'avoir si froid.
Dans notre logis, l'ennui et la mélancolie régnaient du matin au soir. Nous n'avions presque pas d'amis ou de parents. Pour ce qui est d'Anna Fiodorovna, mon père s'était disputé avec elle (il lui devait une certaine somme d'argent). Fréquemment, on venait chez nous pour affaires. Ces visiteurs amenaient en général des disputes, des cris, des scènes. Après chacun de ces entretiens, mon père devenait renfrogné, colérique. Durant des heures, il marchait alors d'un bout à l'autre de la pièce, les sourcils froncés et sans adresser la parole à personne. Ma mère n'osait pas lui parler dans ces moments et gardait le silence. Je m'asseyais dans un coin avec un livre, et j'y demeurais sans bouger, craignant, en remuant, d'attirer sur moi l'attention.
Trois mois après notre arrivée à Saint-Pétersbourg, on me plaça dans un pensionnat. Qu'elle fut triste, au début, ma vie parmi des étrangers. Tout m'y semblait froid, hostile. Les gouvernantes ne faisaient que crier, les jeunes filles étaient si moqueuses et moi si sauvage en ce temps-là! On y était sévère, on grondait pour des riens. Tout s'y accomplissait selon un horaire rigide; les repas se prenaient en commun; les professeurs me semblaient ennuyeux, et, les premiers mois, je m'y sentais meurtrie, comme écrasée. Je ne pouvais plus dormir. Il m'arrivait de pleurer toute la nuit, durant de longues nuits mornes et froides. Je me revois certains soirs, à l'heure où les pensionnaires préparaient leurs leçons pour le lendemain, assise devant mes exercices ou mes vocabulaires, sans oser bouger, l'esprit ailleurs, songeant à mon foyer, à mon père, à ma mère, à ma vieille nourrice et aux belles histoires qu'elle me contait… Oh! quelle tristesse m'envahissait dans ces instants! Le moindre objet lié à ma vie domestique me paraissait soudain si beau dans le souvenir! Je rêvais, me disant: «Qu'il ferait bon chez moi maintenant. Je serais avec les miens dans la petite pièce, devant le samovar. On y est au chaud, et c'est si doux, si intime. Comme j'embrasserais ma mère, avec quels baisers ardents, en me serrant contre elle de toutes mes forces!» Je rêvais ainsi, puis, je me mettais à pleurer silencieusement de nostalgie, en étouffant les sanglots dans ma poitrine, et je ne parvenais pas à retenir mon vocabulaire. «Je ne saurai pas ma leçon demain», me disais-je. Toute la nuit, je voyais en rêve le professeur, Madame, les jeunes filles. Dans mon sommeil, je répétais mes leçons et le lendemain je ne savais rien en classe. On me punissait en me faisant rester à genoux, on me privait d'un repas. J'étais devenue une jeune fille triste, ennuyeuse. Au début, les pensionnaires se moquaient de moi, me chicanaient, s'amusaient à me troubler quand je récitais mes leçons, me pinçaient quand nous nous rendions en file au dîner ou au goûter, et se plaignaient de moi sans motif à la gouvernante. Mais quel paradis, en revanche, lorsque ma nourrice venait me chercher le samedi soir. J'étouffais presque, en l'étreignant de joie, l'adorable vieille. Elle m'habillait, me couvrait chaudement et avait de la peine à marcher du même pas que moi dans la rue, tandis que je bavardais sans arrêt, lui racontant tous les détails de ma vie. J'arrivais avec elle à la maison, gaie, heureuse, j'embrassais les miens avec effusion comme si je ne les avais pas revus depuis dix ans. Tout le monde se mettait à parler, à questionner, à raconter. Je disais bonjour à chacun, je riais aux éclats, je courais, je sautais dans la chambre. Mon père m'entretenait de questions sérieuses, de mes progrès en français, de la grammaire de Lhomond et nous étions, ces soirs-là, si gais, si contents. Aujourd'hui encore, j'ai du plaisir à évoquer ces souvenirs. Je faisais de mon mieux pour réussir dans mes études et donner satisfaction à mon père. Je voyais qu'il dépensait ses derniers sous pour moi, alors qu'il se débattait dans une situation inextricable. Il devenait de jour en jour plus sombre, plus maussade, plus irritable, et son caractère se gâta complètement pour finir. Ses affaires n'allaient pas, et il s'endettait terriblement. Certains jours, ma mère craignait de pleurer pour ne pas irriter davantage mon père, s'abstenait même de parler, et parut bientôt malade. Elle maigrissait à vue d'œil, et il lui vint une mauvaise toux. Quand je revenais du pensionnat, à cette époque, pour leur rendre visite, je ne voyais que des visages tristes. Ma mère pleurait doucement, mon père s'emportait. Ce furent alors des reproches à n'en plus finir. Mon père déclarait tout à coup que je ne lui procurais aucune joie, aucune consolation; qu'ils se privaient de tout, lui et ma mère, et que je ne savais pas encore parler le français. Bref, tous les échecs, tous les malheurs, tout ce qu'il avait à souffrir nous retombait sur le dos, à moi et à ma mère. Comment pouvait-il tourmenter ainsi ma pauvre maman? Mon cœur se déchirait parfois quand je la regardais. Ses joues s'étaient affaissées, ses yeux s'étaient enfoncés, et elle avait un teint de phtisique. Mais c'est à moi que mon père s'en prenait de préférence. Cela débutait chaque fois à propos de bagatelles quelconques, et s'enflait au point d'aboutir à Dieu sait quoi! Je ne comprenais même pas, certains jours, de quoi il était question. Que n'ai-je entendu de lui en ces occasions! Que mon français n'allait pas, que j'étais une sotte, et que la directrice de notre pensionnat n'avait pas de cervelle dans sa tête; qu'elle ne se préoccupait pas de notre moralité; que mon père ne parvenait pas à retrouver un emploi et que la grammaire Lhomond ne valait rien, que celle de Zapolski lui était bien supérieure; qu'on dépensait pour moi de l'argent en pure perte; que j'étais, apparemment, une fille insensible, au cœur de pierre – en un mot, j'avais beau, malheureuse que j'étais, me démener, m'efforcer de faire de mon mieux les exercices et d'apprendre mon vocabulaire, je n'en demeurais pas moins responsable de tous les malheurs, j'étais fautive en tout! Ce n'est point que mon père ne m'aimât pas: il ne vivait que pour ma mère et pour moi. Mais, hélas! son caractère était ainsi.