Sous Le Soleil De Satan
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Ce roman composite alterne r?cit biographique, lettres, digressions philosophiques et narration proprement dite, en un prologue et deux parties.
Prologue. Germaine Malorthy, Mouchette, a seize ans. Elle r?v?le ? ses parents qu'elle est enceinte. Son p?re va demander r?paration au marquis de Cadignan, hobereau local, qu'il soup?onne d'avoir s?duit sa fille. Mais il n'en obtient rien et retourne sa col?re contre Mouchette. Celle-ci s'enfuit, va trouver Cadignan et se heurte aussi ? son incompr?hension. D?sesp?r?e, elle le tue…
Premi?re partie. Au cours de la nuit de No?l, l'abb? Donissan discute avec son sup?rieur, l'abb? Menou-Segrais. Ce dernier, conscient de la valeur du jeune pr?tre, refuse d'acc?der ? la demande de Donissan qui se sent moralement trop faible pour accomplir correctement sa t?che pastorale. Il le maintient dans ses fonctions et lui confie de surcro?t une mission ? ?taples. Sur la route, Donissan s'?gare, et, rencontrant un ?trange maquignon, se trouve face ? face avec lui-m?me – ou le Diable. C'est alors que, errant dans la nuit du c?t? du ch?teau de Cadignan, Mouchette surgit devant lui…
Ce premier v?ritable roman de Georges Bernanos annonce les principaux th?mes auxquels il restera fid?le par la suite: r?volte contre le pharisa?sme bien-pensant, exp?rience du Mal, d?tresse des humbles.
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Une minute encore, il soutient ce regard, avec une folle espérance. Mais aucun pli ne bouge des paupières retroussées. Les prunelles, d’un noir mat, n’ont plus de pensée humaine… Et pourtant… Une autre pensée peut-être?… Une ironie bientôt reconnue, dans un éclair… Le défi du maître de la mort, du voleur d’hommes… C’est lui.
– C’est toi. Je te reconnais, s’écrie le misérable vieux prêtre d’une voix basse et martelée. En même temps, il lui semble que tout le sang de ses veines retombe sur son cœur en pluie glacée. Une douleur fulgurante, indicible, le traverse d’une épaule à l’autre, déjà diffuse dans le bras gauche, jusqu’aux doigts gourds. Une angoisse jamais sentie, toute physique, fait le vide dans sa poitrine, comme d’une monstrueuse succion à l’épigastre. Il se raidit pour ne pas crier, appeler.
Toute sécurité vitale a disparu: la mort est proche, certaine, imminente. L’homme intrépide lutte contre elle avec une énergie désespérée. Il trébuche, fait un pas pour rattraper son équilibre, s’accroche au lit, ne veut pas tomber. Dans ce simple faux pas, quarante ans d’une volonté magnanime, à sa plus haute tension, se dépensent en une seconde, pour un dernier effort, surhumain, capable de fixer un moment la destinée.
Il est donc vrai que, jusqu’à ce que la nuit le dérobe, le recouvre à son tour, le tenace bourreau qui s’amuse des hommes comme d’une proie l’entoure de ses prestiges, l’appelle, l’égare, ordonne ou caresse, retire ou rend l’espérance, prend toutes les voix, ange ou démon, innombrable, efficace, puissant comme un Dieu. «Comme un Dieu! Ah! qu’importe l’enfer et sa flamme, pourvu que soit écrasée, une fois, rien qu’une fois, la monstrueuse malice! Est-il possible, Dieu veut-il que le serviteur qui l’a suivi trouve à sa place le roi risible des mouches, la bête sept fois couronnée? À la bouche qui cherche la Croix, aux bras qui la pressent, donnera-t-on cela seulement? Ce mensonge?… Est-ce possible? répète le saint de Lumbres à voix basse, est-ce possible?…» Et tout aussitôt:
– Vous m’avez trompé, s’écrie-t-il.
(La douleur aiguë qui le ceignait d’un effroyable baudrier desserre un peu son étreinte, mais sa respiration s’embarrasse. Son cœur bat lentement, comme noyé. a Je n’ai plus qu’un moment», se dit le malheureux homme, soulevant de terre, l’un après l’autre, ses pieds de plomb.)
Mais rien n’arrête celui qui, les mâchoires jointes et se rassemblant tout entier dans une seule pensée, avance à l’ennemi vainqueur et mesure son coup. Le saint de Lumbres glisse ses mains sous les petits bras raides, tire à demi au-dehors le léger cadavre. La tête retombe et roule sur l’une et l’autre épaule, puis glisse en arrière, immobile. Elle a l’air de dire: «Non!… Non!» avec le joli geste las des enfants gâtés. Mais qu’importe au rude paysan forcé jusque dans sa suprême espérance, et que retient debout une colère surhumaine, un de ces sentiments élémentaires, d’enfant ou de demi-dieu?
Il élève le petit garçon comme une hostie. Il jette au ciel un regard farouche. Comment espérer reproduire le cri de détresse, la malédiction du héros, qui ne demande pitié ni pardon, mais justice! Non, non! il n’implore pas ce miracle, il l’exige. Dieu lui doit, Dieu lui donnera, ou tout n’est qu’un songe. De lui ou de Vous, dites quel est le maître! Ô la folle, folle parole, mais faite pour retentir jusqu’au ciel, et briser le silence! Folle parole, amoureux blasphème!…
À celui qui fit entrer la mort dans la famille humaine la puissance est peut-être dispensée de détruire la vie même, de la restituer au néant dont elle est tirée. Qu’il ait souffert en vain, soit! Mais il a cru. Montrez-Vous, s’écrie-t-il, de cette voix intérieure, où se manifeste au monde invisible l’incompréhensible pouvoir de l’homme, montrez-Vous, avant de m’abandonner pour toujours!…» Ô le misérable vieux prêtre, qui jette au vent ce qu’il a pour obtenir un signe dans le ciel! Et ce signe ne lui sera pas refusé, car la foi qui transporte des montagnes peut bien ressusciter un mort… Mais Dieu ne se donne qu’à l’amour.
VIII.
Nous ne tenons du saint de Lumbres lui-même qu’un récit très court, ou plutôt des notes écrites à la hâte, et dans un désordre d’esprit voisin du délire. La rédaction en est maladroite, si naïve qu’il est impossible de les transcrire, sans les modifier. Rien n’y rappelle l’homme extraordinaire sur qui furent essayées toutes les séductions du désespoir; mais on y retrouve, au contraire, l’ancien curé de Lumbres, avec son humilité candide, son respect des supérieurs et même une déférence un peu basse, la crainte servile du bruit, une parfaite défiance de soi, jointe a un accablement profond, sans remède et qui fait trop prévoir sa fin.
Toutefois, quelques-unes de ces lignes méritent d’être tirées de l’oubli. Ce sont celles où, soucieux seulement de noter bien exactement la succession des faits dont il fut le seul témoin, il transcrit pour ainsi dire mot à mot les derniers instants de sa merveilleuse histoire. Les voici telles quelles:
Je tins une minute ou deux le petit cadavre entre mes bras, écrit-il, puis je tâchai de l’élever vers la Croix. Si léger qu’il fût, j’avais grand mal à le retenir, tant mon bras gauche était faible et douloureux. J’y parvins cependant. Alors, fixant Notre-Seigneur et rappelant avec force à ma pensée la pénitence et les fatigues de ma pauvre vie, le bien que j’ai pu faire parfois, les consolations que j’ai reçues, je donnai tout, sans réserves, pour que l’ennemi qui m’avait poursuivi sans repos, et qui me dérobait à présent jusqu’à l’espérance du salut, fût enfin humilié devant moi par un plus puissant que lui… Ô mon père, j’aurais sacrifié à ceci jusqu’à la vie éternelle!…
«… Mon père, il est trop vrai; le diable, qui avait de moi pris possession, est assez fort et assez subtil pour tromper mes sens, égarer mon jugement, mêler le vrai au faux. J’accepte, je reçois par avance votre décision souveraine. Mais le prodige est encore dans les yeux qui l’ont vu, dans les mains qui l’ont touché… Oui: pendant un espace de temps que je n’ai pu fixer, le cadavre a paru revivre. Je l’ai senti tout chaud sous mes doigts, tout palpitant. La petite tête renversée en arrière s’est retournée vers moi… J’ai vu les paupières battre et le regard s’animer… Je l’ai vu. Dans ce moment une voix intérieure me répétait la parole: Numquid cognoscentur in tenebris mirabilia tua, et justitia tua in terra oblivionis? J’ouvrais la bouche pour la prononcer lorsque cette même douleur aiguë, indicible, que je ne peux comparer à rien, me terrassa de nouveau. Une seconde encore, j’essayai de retenir le petit corps qui m’échappait. Je le vis retomber sur le lit. C’est alors que retentit derrière moi un cri terrible.»
Il l’avait entendu, en effet, ce cri terrible suivi d’un plus affreux rire. Alors il s’était enfui de la chambre, comme un voleur, droit vers la porte ouverte et le jardin plein de soleil, sans tourner la tête, sans rien voir, que des ombres, qu’il repoussait sans les reconnaître, de ses deux bras tendus… Derrière lui, les voix s’éteignirent une à une, pour se confondre dans une seule rumeur vague, bientôt recouverte… Il fit encore quelques pas, reprit son souffle, ouvrit les yeux. Il était assis sur le talus de la route de Lumbres, son chapeau tombé près de lui, le regard encore ivre. Une carriole roulait au grand trot, dans la poussière dorée, l’homme en passant fit même un large sourire et salua du fouet… «Ai-je donc rêvé?» se disait le malheureux prêtre, le cœur battant…
Le curé de Luzarnes était devant lui.
Un curé de Luzarnes pâle, essoufflé, bégayant, mais retrouvant peu à peu son prestige et son assurance, à la vue du malheureux qui se relevait à grand-peine, s’efforçait de se tenir debout, tête nue, ses cheveux gris en désordre, pareil à un vieil écolier.
– Malheureux! s’exclama le futur chanoine, aussitôt qu’il fut sûr de parler avec la fermeté convenable, malheureux! Votre état peut faire pitié; je vous plains. Mais je me plains encore d’avoir cédé à votre folie, attiré sur cette pauvre maison un autre malheur affreux, compromis notre dignité à tous – oui! – à tous, par une manifestation ridicule… Et cette fuite! Ah! mon cher confrère, ce défaut de courage m’étonne de vous… Et maintenant (reprit-il après un silence, où il s’écoutait encore les yeux clos), et maintenant, qu’allez-vous faire?
– Que voulez-vous que je fasse? répondit le saint de Lumbres. J’ai commis une faute dont je soupçonne à peine la gravité. Dieu la connaît. Je mérite bien votre mépris.
Il ajouta tout bas quelques mots confus, hésita longtemps, puis, humblement, la tête penchée vers le sol, d’une voix presque inintelligible:
– Et maintenant… et maintenant… si vous voulez me dire… ce petit mort; que j’ai tenu dans mes bras?…
– Ne parlez pas de lui! répondit le curé de Luzarnes, avec une brutalité calculée.
À ce coup, il frémit sans répondre, mais jeta sur son juge un regard singulier.
– La comédie presque sacrilège que vous avez jouée (sans mauvaise intention, mon pauvre ami!) a eu un dénouement que vous ne semblez pas connaître… Soyons sérieux! Il n’est pas possible que vous n’ayez vu ni entendu…
– Entendu… répondit le saint de Lumbres… entendu… Qu’ai-je entendu?…
– Qu’ai-je entendu! s’écria l’ancien professeur. Expliquez-vous! Vous êtes bien capable, après tout, de n’avoir prêté vos oreilles qu’à des voix imaginaires. Je ne veux pas croire qu’un homme tel que vous, un ministre de paix, ait laissé derrière lui sans remords une femme, une mère, que votre odieuse mise en scène a failli tuer [1] , et qui est, à la minute où je parle, en plein accès de démence?