Lettres De Mon Moulin
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Ce recueil de nouvelles (ou lettres) d’Alphonse Daudet a ?t? publi? chez Hetzel en 1869.
Ces lettres ont ?t? r?dig?es en partie avec Paul Ar?ne entre 1866 et 1869 et publi?es tout d’abord dans la presse (Le Figaro, L’Ev?nement, Le Bien Public)
L’?dition originale ne comportait que 19 lettres. Celle de 1879, chez le m?me ?diteur en comporte 24.
Le premier charme de ce recueil est de restituer les odeurs de la Provence et d’y camper des personnages pittoresques: le cur? gourmand, l’amoureux, le po?te, le berger, le joueur de fifre, les voyageurs de la diligence… Dans ce recueil Daudet parvient aussi ? allier tendresse et malice. Il se moque avec gentillesse des manies d’un pape avignonnais, des douaniers paresseux, d’un pr?tre ?picurien, ou d’une femme l?g?re…
Les Lettres de mon Moulin est aujourd’hui l’?uvre de Daudet la plus connue. Pourtant ? la parution, elle passa quasiment inaper?ue. C’est Daudet lui m?me qui raconte: « Le volume parut chez Hetzel en 1869, se vendit p?niblement ? deux mille exemplaires, attendant comme les autres ?uvres e mes d?buts, que la vogue des romans leur fit un regain de vente et de publicit?. N’importe! C’est encore l? mon livre pr?f?r?, non pas au point de vue litt?raire, mais parce qu’il me rappelle les plus belles heures de ma jeunesse, rires fous, ivresses sans remords, des visages et des aspects amis que je ne reverrai plus jamais ».
Jeune encore et d?j? lass? du sombre et bruyant Paris, Alphonse Daudet vient de passer les ?t?s dans son moulin de Fontvielle, " piqu? comme un papillon " sur la colline parmi les lapins. Dans cette ruine ensoleill?e de la vall?e du Rh?ne, naissent ces contes immortels qui assureront sa gloire. Au loin, on entend la trompe de Monsieur Seguin sonnant sa jolie ch?vre blanche. Dans le petit bois de ch?nes verts, un sous-pr?fet s'endort en faisant des vers. Au ciel, o? les ?toiles se marient entre elles, le Cur? de Cucugnan compte ses malheureux paroissiens. Et dans la ville voisine, un jeune paysan meurt d'amour pour une petite Arl?sienne tout en velours et dentelles qu'on ne verra jamais. Le vieux moulins abandonn? est devenu l'?me et l'esprit de la Provence. Dans le silence des Alpilles ou le trapage des cigales et des tambourins, parfum?s d'?motions, de sourires et de larmes, ces contes semblent frapp?s d'une ?ternelle jeunesse.
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L’élixir du révérend père Gaucher
«Buvez ceci, mon voisin; vous m’en direz des nouvelles.»
Et, goutte à goutte, avec le soin minutieux d’un lapidaire comptant des perles, le curé de Graveson me versa deux doigts d’une liqueur verte, dorée, chaude, étincelante, exquise… J’en eus l’estomac tout ensoleillé.
«C’est l’élixir du père Gaucher, la joie et la santé de notre Provence, me fit le brave homme d’un air triomphant; on le fabrique au couvent des prémontrés, à deux lieues de votre moulin… N’est-ce pas que cela vaut bien toutes les chartreuses du monde?… Et si vous saviez comme elle est amusante, l’histoire de cet élixir! Ecoutez plutôt…»
Alors, tout naïvement, sans y entendre malice, dans cette salle à manger de presbytère, si candide et si calme avec son chemin de croix en petits tableaux et ses jolis rideaux clairs empesés comme des surplis, l’abbé me commença une historiette légèrement sceptique et irrévérencieuse, à la façon d’un conte d’Erasme ou de d’Assoucy,…
Il y a vingt ans, les prémontrés, ou plutôt les pères blancs, comme les appellent nos Provençaux, étaient tombés dans une grande misère. Si vous aviez vu leur maison de ce temps-là, elle vous aurait fait peine.
Le grand mur, la tour Pacôme s’en allaient en morceaux. Tout autour du cloître rempli d’herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte qui tînt. Dans les préaux, dans les chapelles, le vent du Rhône soufflait comme en Camargue, éteignant les cierges, cassant le plomb des vitrages, chassant l’eau des bénitiers. Mais le plus triste de tout, c’était le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide, et les pères, faute d’argent pour s’acheter une cloche, obligés de sonner matines avec des cliquettes de bois d’amandier!…
Pauvres pères blancs! Je les vois encore, à la procession de la Fête-Dieu, défilant tristement dans leurs capes rapiécées, pâles, maigres, nourris de citres et de pastèques, et derrière eux monseigneur l’abbé, qui venait la tête basse, tout honteux de montrer au soleil sa crosse dédorée et sa mitre de laine blanche mangée des vers. Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié dans les rangs, et les gros porte-bannière ricanaient entre eux tout bas en se montrant les pauvres moines:
«Les étourneaux vont maigres quand ils vont en troupe.»
Le fait est que les infortunés pères blancs en étaient arrivés eux-mêmes à se demander s’ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol à travers le monde et de chercher pâture chacun de son côté.
Or, un jour que cette grave question se débattait dans le chapitre on vint annoncer au prieur que le frère Gaucher demandait à être entendu du conseil… Vous saurez pour votre gouverne que ce frère Gaucher était le bouvier du couvent; c’est-à-dire qu’il passait ses journées à rouler d’arcade en arcade dans le cloître, en poussant devant lui deux vaches étiques qui cherchaient l’herbe aux fentes des pavés. Nourri jusqu’à douze ans par une vieille folle du pays des Baux, qu’on appelait tante Bégon, recueilli depuis chez les moines, le malheureux bouvier n’avait jamais pu apprendre qu’à conduire ses bêtes et à réciter son Pater noster; encore le disait-il en provençal, car il avait la cervelle dure et l’esprit fin comme une dague de plomb. Fervent chrétien du reste, quoique un peu visionnaire, à l’aise sous le cilice et se donnant la discipline avec une conviction robuste, et des bras!…
Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd, saluant l’assemblée la jambe en arrière, prieur, chanoines, argentier, tout le monde se mit à rire. C’était toujours l’effet que produisait, quand elle arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa barbe de chèvre et ses yeux un peu fous; aussi le frère Gaucher ne s’en émut pas.
«Mes révérends, fit-il d’un ton bonasse en tortillant son chapelet de noyaux d’olives, on a bien raison de dire que ce sont les tonneaux vides qui chantent le mieux. Figurez-vous qu’à force de creuser ma pauvre tête déjà si creuse, je crois que j’ai trouvé le moyen de nous tirer tous de peine.
«Voici comment. Vous savez bien tante Bégon, cette brave femme qui me gardait quand j’étais petit. – Dieu ait son âme, la vieille coquine! elle chantait de bien vilaines chansons après boire. – Je vous dirai donc, mes révérends pères, que tante Bégon, de son vivant, se connaissait aux herbes de montagne autant et mieux qu’un vieux merle de Corse. Voire, elle avait composé, sur la fin de ses jours, un élixir incomparable en mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a belles années de cela; mais je pense qu’avec l’aide de saint Augustin et la permission de notre père abbé, je pourrais – en cherchant bien – retrouver la composition de ce mystérieux élixir. Nous n’aurions plus alors qu’à le mettre en bouteilles, et à le vendre un peu cher, ce qui permettrait à la communauté de s’enrichir doucettement, comme ont fait nos frères de la Trappe et de la Grande…»
Il n’eut pas le temps de finir. Le prieur s’était levé pour lui sauter au cou. Les chanoines lui prenaient les mains. L’argentier, encore plus ému que tous les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrangé de sa cuculle… Puis chacun revint à sa chaire pour délibérer; et, séance tenante, le chapitre décida qu’on confierait les vaches au frère Thrasybule, pour que le frère Gaucher pût se donner tout entier à la confection de son élixir.
Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon? au prix de quels efforts? au prix de quelles veilles? L’histoire ne le dit pas. Seulement, ce qui est sûr, c’est qu’au bout de six mois, l’élixir des pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le Comtat, dans tout le pays d’Arles, pas un mas, pas une grange qui n’eût au fond de sa dépense, entre les bouteilles de vin cuit et les jarres d’olives à la picholine, un petit flacon de terre brune cacheté aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette d’argent. Grâce à la vogue de son élixir, la maison des prémontrés s’enrichit très rapidement. On releva la tour Pacôme. Le prieur eut une mitre neuve, l’église de jolis vitraux ouvragés; et, dans la fine dentelle du clocher, toute une compagnie de cloches et de clochettes vint s’abattre, un beau matin de Pâques, tintant et carillonnant à la grande volée.
Quant au frère Gaucher, ce pauvre frère lai dont les rusticités égayaient tant le chapitre, il n’en fut plus question dans le couvent. On ne connut plus désormais que le révérend père Gaucher, homme de tête et de grand savoir, qui vivait complètement isolé des occupations si menues et si multiples du cloître, et s’enfermait tout le jour dans sa distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher des herbes odorantes… Cette distillerie, où personne, pas même le prieur, n’avait le droit de pénétrer, était une ancienne chapelle abandonnée, tout au bout du jardin des chanoines. La simplicité des bons pères en avait fait quelque chose de mystérieux et de formidable; et si, par aventure, un moinillon hardi et curieux, s’accrochant aux vignes grimpantes, arrivait jusqu’à la rosace du portail, il en dégringolait bien vite, effaré d’avoir vu le père Gaucher, avec sa barbe de nécromant, penché sur ses fourneaux, le pèse-liqueur à la main; puis, tout autour, des cornues de grès rose, des alambics gigantesques, des serpentins de cristal, tout un encombrement bizarre qui flamboyait ensorcelé dans la lueur rouge des vitraux…