Jean-Christophe Tome V
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Vaste roman cyclique, ce roman fleuve est un signe d'amour et d'espoir adress? ? la g?n?ration suivante. Le h?ros, un musicien de g?nie, doit lutter contre la m?diocrit? du monde. M?lant r?alisme et lyrisme, cette fresque est le tableau du monde de la fin du XIX?me si?cle au d?but du vingti?me.
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Va, va, ne t’esbahy de ceux la qui diront:
Ce Christophe n’a pas d’un tel le contrepoint,
Il n’a pas de cestay la pareille harmonie.
J’ai quelque chose aussi que les autres n’ont point.
Mais quand il voulut essayer de faire jouer ses ?uvres dans les concerts, il trouva porte close. On avait d?j? bien assez ? faire de jouer – ou de ne pas jouer – les ?uvres des jeunes musiciens fran?ais. On n’avait pas de place pour un allemand inconnu.
Christophe ne s’ent?ta point ? faire des d?marches. Il s’enferma chez lui, et se remit ? ?crire. Peu lui importait que les gens de Paris l’entendissent ou non. Il ?crivait pour son plaisir, et non pour r?ussir. Le vrai artiste ne s’occupe pas de l’avenir de son ?uvre. Il est comme ces peintres de la Renaissance, qui peignaient joyeusement des fa?ades de maisons, sachant que dans dix ans il n’en resterait rien. Christophe travaillait donc en paix, attendant des temps meilleurs, quand lui vint un secours inattendu.
Christophe ?tait alors attir? par la forme dramatique. Il n’osait pas s’abandonner librement au flot de son lyrisme int?rieur. Il avait besoin de le canaliser en des sujets pr?cis. Et, sans doute, est-il bon pour un jeune g?nie qui n’est pas encore ma?tre de soi, qui ne sait m?me pas encore ce qu’il est exactement, de se fixer des limites volontaires o? enfermer son ?me qui se d?robe ? lui. Ce sont les ?cluses n?cessaires qui permettent de diriger le cours de la pens?e. – Malheureusement, il manquait ? Christophe un po?te; il ?tait oblig? de se tailler lui-m?me ses sujets dans la l?gende ou dans l’histoire.
Parmi les visions qui flottaient en lui depuis quelques mois, ?taient des images de la Bible. – La Bible, que sa m?re lui avait donn?e comme compagne d’exil, avait ?t? pour lui une source de r?ves. Bien qu’il ne la l?t point dans un esprit religieux, l’?nergie morale, ou, pour mieux dire, vitale, de cette Iliade h?bra?que lui ?tait une fontaine, o?, le soir, il lavait son ?me nue, salie par les fum?es et les boues de Paris. Il ne s’inqui?tait pas du sens sacr? du livre; mais ce n’en ?tait pas moins pour lui un livre sacr?, par le souffle de nature sauvage et d’individualit?s primitives, qu’il y respirait. Il buvait ces hymnes de la terre d?vor?e de foi, des montagnes palpitantes, des cieux exultants, et des lions humains.
Une des figures du livre, pour qui il avait une tendresse, ?tait David adolescent. Il ne lui pr?tait pas l’ironique sourire de gamin de Florence, ni la tension tragique, que Verrocchio et Michel-Ange avaient donn? ? leurs ?uvres sublimes: il ne les connaissait pas. Il voyait son David comme un p?tre po?tique, au c?ur vierge, o? dormait l’h?ro?sme, un Siegfried du Midi, de race plus affin?e, plus harmonieux de corps et de pens?e. – Car il avait beau se r?volter contre l’esprit latin: cet esprit s’infiltrait en lui. Ce n’est pas seulement l’art qui influe sur l’art, ce n’est pas seulement la pens?e, c’est tout ce qui nous entoure: – les ?tres et les choses, les gestes et les mouvements, les lignes et la lumi?re. L’atmosph?re de Paris est bien forte: elle mod?le les ?mes les plus rebelles. Moins que tout autre, une ?me germanique est capable de r?sister: elle se drape en vain dans son orgueil national, elle est, de toutes les ?mes d’Europe, la plus prompte ? se d?nationaliser. Celle de Christophe avait d?j? commenc?, ? son insu, de prendre ? l’art latin une sobri?t?, une clart? du c?ur, et m?me, dans une certaine mesure, une beaut? plastique, qu’elle n’aurait pas eues sans cela. Son David l’attestait.
Il avait voulu retracer la rencontre avec Sa?l, et il l’avait con?ue comme un tableau symphonique, ? deux personnages.
Sur un plateau d?sert, dans une lande de bruy?res en fleurs, le petit p?tre ?tait couch?, et r?vait au soleil. La sereine lumi?re, le bourdonnement des ?tres, le doux fr?missement des herbes, les grelots argentins des troupeaux qui paissaient, la force de la terre, ber?aient la r?verie de l’enfant inconscient de ses divines destin?es. Indolemment, il m?lait sa voix et les sons d’une fl?te au silence harmonieux; ce chant ?tait d’une joie si calme, si limpide que l’on ne songeait m?me plus, en l’entendant, ? la joie ou ? la douleur, mais qu’il semblait que c’?tait ainsi, que ce ne pouvait ?tre autrement… Soudain, de grandes ombres s’?tendaient sur la lande; l’air se taisait; la vie semblait se retirer dans les veines de la terre. Le chant de fl?te, seul, tranquille, continuait. Sa?l, hallucin?, passait. Le roi d?ment, rong? par le n?ant, s’agitait comme une flamme qui se d?vore, et que tord l’ouragan. Il suppliait, injuriait, d?fiait le vide qui l’entourait, et qu’il portait en lui. Et lorsque ? bout de souffle, il tombait sur la lande, reparaissait dans le silence le sourire du chant du p?tre, qui ne s’?tait pas interrompu. Alors Sa?l, ?crasant les battements de son c?ur tumultueux, venait, en silence, pr?s de l’enfant touch?; en silence il le contemplait; il s’asseyait pr?s de lui et posait sa main fi?vreuse sur la t?te du berger. David, sans se troubler, se retournait et regardait le roi. Il appuyait sa t?te sur les genoux de Sa?l, et reprenait sa musique. L’ombre du soir tombait; David s’endormait en chantant; et Sa?l pleurait. Et, dans la nuit ?toil?e, s’?levait de nouveau l’hymne de la nature ressuscit?e, et le chant de gr?ces de l’?me convalescente.
Christophe, en ?crivant cette sc?ne, ne s’?tait occup? que de sa propre joie; il n’avait pas song? aux moyens d’ex?cution et surtout, il ne lui serait pas venu ? l’id?e qu’elle p?t ?tre repr?sent?e. Il la destinait aux concerts, pour le jour o? les concerts daigneraient l’accueillir.
Un soir qu’il en parlait ? Achille Roussin, et que, sur sa demande, il avait essay? de lui en donner une id?e, au piano, il fut bien ?tonn? de voir Roussin prendre feu et flamme pour l’?uvre, d?clarant qu’il fallait qu’elle f?t jou?e sur une sc?ne parisienne, et qu’il en faisait son affaire. Il fut bien plus ?tonn? encore, quand il vit, quelques jours apr?s, que Roussin prenait la chose au s?rieux; et son ?tonnement toucha ? la stupeur, lorsqu’il apprit que Sylvain Kohn, Goujart et Lucien L?vy-C?ur lui-m?me s’y int?ressaient. Il lui fallait admettre que les rancunes personnelles de ces gens c?daient ? l’amour de l’art: cela le surprenait bien. Le moins empress? ? faire jouer son ?uvre; c’?tait lui. Elle n’?tait pas faite pour le th??tre: c’?tait un non-sens de l’y donner. Mais Roussin fut si insistant, Sylvain Kohn si persuasif, et Goujart si affirmatif, que Christophe se laissa tenter. Il fut l?che. Il avait tellement envie d’entendre sa musique!
Tout fut facile ? Roussin. Directeurs et artistes s’empress?rent ? lui plaire. Justement, un journal organisait une matin?e de gala au profit d’une ?uvre de bienfaisance. Il fut convenu qu’on y jouerait le David . On r?unit un bon orchestre. Quant aux chanteurs Roussin pr?tendait avoir trouv? pour le r?le de David l’interpr?te id?al.
Les r?p?titions commenc?rent. L’orchestre se tira assez bien de la premi?re lecture, quoiqu’il f?t peu disciplin?, ? la fa?on fran?aise. Le Sa?l avait une voix un peu fatigu?e, mais honorable; et il savait son m?tier. Pour le David, c’?tait une belle personne, grande, grasse, bien faite, mais une voix sentimentale et vulgaire, qui s’?talait lourdement avec des tr?molos de m?lodrame et des gr?ces de caf?-concert. Christophe fit la grimace. D?s les premi?res mesures qu’elle chanta, il fut ?vident pour lui qu’elle ne pourrait conserver le r?le. ? la premi?re pause de l’orchestre, il alla trouver l’impresario, qui s’?tait charg? de l’organisation mat?rielle du concert, et qui, avec Sylvain Kohn, assistait ? la r?p?tition. Ce personnage, le voyant venir, lui dit, le visage rayonnant:
– Eh bien, vous ?tes content?
– Oui, dit Christophe, je crois que cela s’arrangera. Il n’y a qu’une chose qui ne va pas: c’est la chanteuse. Il faudra changer cela. Dites-le-lui gentiment; vous avez l’habitude… Il vous sera bien facile de m’en trouver une autre.
L’impresario eut l’air stup?fait; il regarda Christophe, comme s’il ne savait pas si Christophe parlait s?rieusement; et il dit:
– Mais ce n’est pas possible!
– Pourquoi ne serait-ce pas possible? demanda Christophe.
L’impresario ?changea un coup d’?il avec Sylvain Kohn, narquois, et il reprit:
– Mais elle a tant de talent!
– Elle n’en a aucun, dit Christophe.
– Comment!… Une si belle voix!
– Elle n’en a aucune.
– Et puis, une si belle personne!
– Je m’en fous.
– Cela ne nuit pourtant pas, fit Sylvain Kohn, en riant.
– J’ai besoin d’un David, et d’un David qui sache chanter; je n’ai pas besoin de la belle H?l?ne, dit Christophe.
L’impresario se frottait le nez avec embarras:
– C’est bien ennuyeux, bien ennuyeux…, dit-il. C’est pourtant une excellente artiste… Je vous assure! Elle n’a peut-?tre pas tous ses moyens aujourd’hui. Vous devriez encore essayer.
– Je veux bien, dit Christophe; mais c’est du temps perdu.
Il reprit la r?p?tition. Ce fut encore pis. Il eut peine ? aller jusqu’au bout: il devenait nerveux; ses observations ? la chanteuse, d’abord froides mais polies, se faisaient s?ches et coupantes, en d?pit de la peine ?vidente qu’elle se donnait afin de le satisfaire, et des ?illades qu’elle lui d?cochait pour conqu?rir ses bonnes gr?ces. L’impresario, prudemment, interrompit la r?p?tition, au moment o? les affaires mena?aient de se g?ter. Pour effacer le mauvais effet des observations de Christophe, il s’empressait aupr?s de la chanteuse, et lui prodiguait de pesantes galanteries, lorsque Christophe, qui assistait ? ce man?ge, avec une impatience non dissimul?e lui fit signe imp?rieusement de venir, et dit: