Anna Karenine Tome II
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Russie, 1880. Anna Kar?nine, est une jeune femme de la haute soci?t? de Saint-P?tersbourg. Elle est mari?e ? Alexis Kar?nine un haut fonctionnaire de l'administration imp?riale, un personnage aust?re et orgueilleux. Ils ont un gar?on de huit ans, Serge. Anna se rend ? Moscou chez son fr?re Stiva Oblonski. En descendant du train, elle croise le comte Vronski, venu ? la rencontre de sa m?re. Elle tombe amoureuse de Vronski, cet officier brillant, mais frivole. Ce n'est tout d'abord qu'un ?clair, et la joie de retrouver son mari et son fils lui font croire que ce sera un vertige sans lendemain. Mais lors d'un voyage en train, quand Vronski la rejoint et lui d?clare son amour, Anna r?alise que la frayeur m?l?e de bonheur qu'elle ressent ? cet instant va changer son existence. Anna lutte contre cette passion. Elle finit pourtant par s'abandonner avec un bonheur coupable au courant qui la porte vers ce jeune officier. Puis Anna tombe enceinte. Se sentant coupable et profond?ment d?prim?e par sa faute, elle d?cide d'avouer son infid?lit? ? son mari…
Cette magnifique et tragique histoire d'amour s'inscrit dans un vaste tableau de la soci?t? russe contemporaine. En parall?le, Tolsto? brosse le portrait de deux autres couples: Kitty et L?vine, Daria et Oblonski. Il y ?voque les diff?rentes facettes de l'?mancipation de la femme, et dresse un tableau critique de la Russie de la fin du XIXe si?cle.
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XXI
Betsy n’avait pas encore quitté la salle à manger, que Stépane Arcadiévitch parut sur le pas de la porte. Il venait de chez Eliséef, où l’on avait reçu des huîtres fraîches.
«Princesse! vous ici! Quelle charmante rencontre! Je viens de chez vous.
– La rencontre ne sera pas longue; je pars, répondit en souriant Betsy, tandis qu’elle boutonnait ses gants.
– Un moment, princesse, permettez-moi de baiser votre main avant que vous vous gantiez. Rien ne me plaît autant, en fait de retour aux anciennes modes, que l’usage de baiser la main aux dames.»
Il prit la main de Betsy.
«Quand nous reverrons-nous?
– Vous n’en êtes pas digne, répondit Betsy en riant.
– Oh que si! car je deviens un homme sérieux: non seulement j’arrange mes propres affaires, mais encore celles des autres, dit-il avec importance.
– Vraiment? j’en suis charmée», répondit Betsy comprenant qu’il s’agissait d’Anna.
Et, rentrant dans la salle à manger, elle entraîna Oblonsky, dans un coin.
«Vous verrez qu’il la fera mourir, murmura-t-elle d’un ton convaincu; impossible d’y tenir…
– Je suis bien aise que vous pensiez ainsi, répondit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête avec une commisération sympathique. C’est pourquoi je suis à Pétersbourg.
– La ville entière ne parle que de cela, dit-elle; cette situation est intolérable. Elle dessèche à vue d’œil. Il ne comprend pas que c’est une de ces femmes dont les sentiments ne peuvent être traités légèrement. De deux choses l’une, ou bien il doit l’emmener et agir énergiquement; ou bien il doit divorcer. Mais l’état actuel la tue.
– Oui… oui… précisément, soupira Oblonsky. Je suis venu pour cela, c’est-à-dire pas tout à fait. Je viens d’être nommé chambellan, et il faut remercier qui de droit; mais l’essentiel est d’arranger cette affaire.
– Que Dieu vous y aide!» dit Betsy.
Stépane Arcadiévitch reconduisit la princesse jusqu’au vestibule, lui baisa encore la main au-dessus du gant, au poignet, et après lui avoir décoché une plaisanterie dont elle prit le parti de rire, afin de ne pas être obligée de se fâcher, il la quitta pour aller voir sa sœur. Anna était en larmes. Stépane Arcadiévitch, malgré sa brillante humeur, passa tout naturellement de la gaieté la plus exubérante au ton d’attendrissement poétique qui convenait à la disposition d’esprit de sa sœur. Il lui demanda comment elle se portait et comment elle avait passé la journée.
«Très mal, très mal! le soir comme le matin, le passé comme l’avenir, tout va mal, répondit-elle.
– Tu vois les choses en noir. Il faut reprendre courage, regarder la vie en face. C’est difficile, je le sais, mais…
– J’ai entendu dire que certaines femmes aiment ceux qu’elles méprisent, commença tout à coup Anna: moi, je le hais à cause de sa générosité. Je ne puis vivre avec lui. Comprends-moi, c’est un effet physique, qui me met hors de moi. Je ne puis plus vivre avec lui! Que faut-il que je fasse? J’ai été malheureuse, j’ai cru qu’on ne pouvait l’être davantage, mais ceci dépasse tout ce que j’avais pu imaginer. Conçoit-on que, le sachant bon, parfait, et sentant toute mon infériorité, je le haïsse néanmoins? Il ne me reste absolument qu’à…» Elle voulait ajouter «mourir», mais son frère ne la laissa pas achever.
«Tu es malade et nerveuse, crois bien que tu vois tout avec exagération. Il n’y a là rien de si terrible.»
Et Stépane Arcadiévitch, devant un désespoir semblable, souriait sans paraître grossier; son sourire était si plein de bonté et d’une douceur presque féminine, que, loin de froisser, il calmait et attendrissait; ses paroles agissaient à la façon d’une lotion d’huile d’amandes douces. Anna l’éprouva bientôt.
«Non, Stiva, dit-elle, je suis perdue, perdue! Je suis plus que perdue, car je ne puis dire encore que tout soit fini, je sens, hélas! le contraire, je me fais l’effet d’une corde trop tendue qui doit rompre nécessairement. Mais la fin n’est pas encore venue et sera terrible!
– Non, non, la corde peut être doucement détendue. Il n’existe pas de situation sans une issue quelconque.
– J’y ai pensé et repensé, je n’en vois qu’une…»
Il comprit à son regard épouvanté qu’elle ne voyait comme issue que la mort, et l’interrompit encore.
«Non, écoute-moi; tu ne peux juger de ta position comme moi. Laisse-moi te dire franchement mon avis. (Il sourit encore avec précaution, de son sourire onctueux.) Je prends les choses du commencement: Tu as épousé un homme plus âgé que toi de vingt ans, et tu t’es mariée sans amour, ou du moins sans connaître l’amour. C’était une erreur, j’en conviens.
– Une erreur terrible! dit Anna.
– Mais, je le répète, c’est là un fait accompli. Tu as eu ensuite le malheur d’aimer un autre que ton mari; c’était un malheur, mais c’est également un fait accompli. Ton mari l’a su et t’a pardonné. (Après chaque phrase il s’arrêtait comme pour lui donner le temps de la réplique, mais elle se taisait.) Maintenant la question se pose ainsi: peux-tu continuer à vivre avec ton mari, le désires-tu? le désire-t-il?
– Je ne sais rien, rien.
– Tu viens de dire toi-même que tu ne pouvais plus l’endurer…
– Non, Je ne l’ai pas dit. Je le nie. Je ne sais et ne comprends rien.
– Mais permets…
– Tu ne saurais comprendre. Je me suis précipitée la tête la première dans un abîme, et je ne dois pas me sauver. Je ne le puis pas.
– Tu verras que nous t’empêcherons de tomber et de te briser. Je te comprends. Je sens que tu ne peux prendre sur toi d’exprimer tes sentiments, tes désirs.
– Je ne désire rien, rien, sinon que tout cela finisse.
– Crois-tu qu’il ne s’en aperçoive pas? Crois-tu qu’il ne souffre pas aussi? Et que peut-il résulter de toutes ces tortures? Le divorce au contraire résoudrait tout.»
Stépane Arcadiévitch n’avait pas achevé sans peine, et, son idée principale énoncée, il regarda Anna pour en observer l’effet.
Elle secoua la tête négativement sans répondre, mais son visage rayonna un instant d’un éclair de beauté, et il en conclut que si elle n’exprimait pas son désir, c’est que la réalisation lui en paraissait trop séduisante.
«Vous me faites une peine extrême! combien je serais heureux d’arranger cela! dit Stépane Arcadiévitch en souriant avec plus de confiance. Ne dis rien! Si Dieu me permettait d’exprimer tout ce que j’éprouve! Je vais le trouver.»
Anna le regarda de ses yeux brillants et pensifs, et ne répondit pas.