Jean-Christophe Tome V
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Vaste roman cyclique, ce roman fleuve est un signe d'amour et d'espoir adress? ? la g?n?ration suivante. Le h?ros, un musicien de g?nie, doit lutter contre la m?diocrit? du monde. M?lant r?alisme et lyrisme, cette fresque est le tableau du monde de la fin du XIX?me si?cle au d?but du vingti?me.
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Ainsi pensait Christophe; et il ne se disait pas que c’est partout ainsi, que m?me en Allemagne il n’y a pas beaucoup plus de vrais musiciens, et que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui n’y comprennent rien, mais la poign?e de gens qui l’aiment et qui le servent avec une fi?re humilit?. Les avait-il vus, en France? Cr?ateurs et critiques, – les meilleurs travaillaient en silence, loin du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux dou?s des compositeurs d’? pr?sent, tant d’artistes qui vivraient toute leur vie dans l’ombre, pour fournir plus tard ? quelque journaliste la gloire de les d?couvrir et de se dire leur ami, – et cette petite arm?e de savants laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d’eux-m?mes, relevaient pierre ? pierre la grandeur de la France pass?e, ou qui, s’?tant vou?s ? l’?ducation musicale du pays, pr?paraient la grandeur de la France ? venir. Combien il y avait l? d’esprits, dont la richesse, la libert?, la curiosit? universelle e?t attir? Christophe, s’il avait pu les conna?tre! Mais ? peine avait-il entrevu, en passant, deux ou trois d’entre eux; il ne les connaissait qu’? travers des caricatures de leur pens?e. Il ne voyait que leurs d?fauts, copi?s, exag?r?s par les singes de l’art et les commis voyageurs de la presse.
Cette pl?be musicale l’?c?urait surtout par son formalisme. Jamais il n’?tait question entre eux d’autre chose que de la forme. Du sentiment, du caract?re, de la vie, pas un mot! Pas un ne se doutait que tout vrai musicien vit dans un univers sonore, et que ses journ?es se d?roulent en lui, comme un flot de musique. La musique est l’air qu’il respire, le ciel qui l’enveloppe. M?me son ?me est musique; musique, tout ce qu’elle aime, hait, souffre, craint, esp?re. Une ?me musicale, quand elle aime un beau corps, le voit comme une musique. Les chers yeux qui la charment ne sont ni bleus, ni gris, ni bruns: ils sont musique; elle ?prouve, ? les voir, l’impression d’un accord d?licieux. Cette musique int?rieure est mille fois plus riche que celle qui l’exprime, et le clavier est inf?rieur ? celui qui en joue. Le g?nie se mesure ? la puissance de la vie, que t?che d’?voquer l’art, cet instrument imparfait. – Mais combien de gens s’en doutent en France? Pour ce peuple de chimistes, la musique semble n’?tre que l’art de combiner des sons. Ils prennent l’alphabet pour le livre. Christophe haussait les ?paules, quand il les entendait dire que, pour comprendre l’art, il faut faire abstraction de l’homme. Ils apportaient ? ce paradoxe une grande satisfaction: car ils croyaient ainsi se prouver leur musicalit?. Jusqu’? Goujart, ce niais qui n’avait jamais pu comprendre comment on pouvait faire pour se rappeler par c?ur une page de musique! – (il avait t?ch? de se faire expliquer ce myst?re par Christophe). – Ne pr?tendait-il pas maintenant lui enseigner que la grandeur d’?me de Beethoven et la sensualit? de Wagner n’avaient pas plus de part ? leur musique que le mod?le d’un peintre n’en a ? ses portraits!
– Cela prouve, finit par lui r?pondre Christophe, impatient?, que pour vous un beau corps n’a pas de prix artistique! Pas plus qu’une grande passion! Pauvre homme!… Vous ne vous doutez pas de tout ce que la beaut? d’une figure parfaite ajoute ? la beaut? de la peinture qui la retrace, comme la beaut? d’une grande ?me ? la beaut? de la musique qui la refl?te?… Pauvre homme!… Le m?tier seul vous int?resse? Pourvu que ?a soit de l’ouvrage bien fait, cela vous est ?gal ce que l’ouvrage veut dire?… Pauvre homme!… Vous ?tes comme ces gens qui n’?coutent pas ce que dit l’orateur, mais le son de sa voix, qui regardent sans comprendre ses gesticulations, et qui trouvent qu’il parle diablement bien?… Pauvre homme! Pauvre homme!… Bougre de cr?tin.
Mais ce n’?tait pas seulement telle ou telle th?orie qui irritait Christophe, c’?taient toutes les th?ories. Il ?tait exc?d? de ces disputes byzantines, de ces conversations de musiciens ?ternellement sur la musique, uniquement sur la musique. Il y avait de quoi en d?go?ter ? jamais le meilleur musicien. Christophe pensait, comme Moussorgski, que les musiciens ne feraient pas mal de laisser de temps en temps leur contrepoint et leurs harmonies, pour la lecture des beaux livres et l’exp?rience de la vie. La musique ne suffit pas ? un musicien: ce n’est pas ainsi qu’il arrivera ? dominer le si?cle et ? s’?lever au-dessus du n?ant… La vie! Toute la vie! Tout voir et tout conna?tre. Aimer, chercher, ?treindre la v?rit?, – la belle Penth?sil?e, reine des Amazones, qui mord celui qui la baise!
Assez de parlottes musicales, assez de boutiques ? fabriquer des accords! Tons ces ragots de cuisine harmonique ?taient bien incapables de lui apprendre ? trouver une harmonie nouvelle qui ne f?t pas un monstre, mais un ?tre vivant!
Il tourna le dos ? ces docteurs Wagner, couvant leurs alambics pour faire ?clore quelque Homunculus [6] en bouteille; et, s’?vadant de la musique fran?aise, il t?cha de conna?tre le milieu litt?raire et la soci?t? parisienne.
Ce fut par les journaux quotidiens que Christophe fit d’abord connaissance – comme des millions de gens en France, – avec la litt?rature fran?aise de son temps. Comme il ?tait d?sireux de se mettre le plus vite possible au diapason de la pens?e parisienne, en m?me temps que de se perfectionner dans la langue, il s’imposa de lire avec beaucoup de conscience les feuilles qu’on lui disait les plus parisiennes. Le premier jour, il lut parmi des faits divers horrifiants, dont la narration et les instantan?s remplissaient plusieurs colonnes, une nouvelle sur un p?re qui couchait avec sa fille, ?g?e de quinze ans: la chose ?tait pr?sent?e comme toute naturelle, et m?me assez touchante. Le second jour, il lut dans le m?me journal une nouvelle sur un p?re et son fils, ?g? de douze ans, qui couchaient avec la m?me fille. Le troisi?me jour, il lut une nouvelle sur un fr?re qui couchait avec sa s?ur. Le quatri?me, sur deux s?urs qui couchaient ensemble. Le cinqui?me… Le cinqui?me, il jeta le journal, avec un haut-le-c?ur et dit ? Sylvain Kohn:
– Ah! ?a, qu’est-ce que vous avez? Vous ?tes malades?
Sylvain Kohn se mit ? rire, et dit:
– C’est de l’art.
Christophe haussa les ?paules:
– Vous vous moquez de moi.
Kohn rit de plus belle.
– En aucune fa?on. Voyez plut?t.
Il montra ? Christophe une enqu?te r?cente sur l’Art et la Morale, d’o? il r?sultait que «l’Amour sanctifiait tout», que «la Sensualit? ?tait le ferment de l’Art», que «l’Art ne pouvait ?tre immoral», que «la morale ?tait une convention inculqu?e par une ?ducation j?suitique», et que seule comptait «l’?normit? du D?sir». – Une suite de certificats litt?raires attestaient dans les journaux la puret? d’un roman qui peignait les m?urs des souteneurs. Certains des r?pondants ?taient les plus grands noms de la litt?rature, ou d’aust?res critiques. Un po?te des familles, bourgeois et catholique, donnait sa b?n?diction d’artiste ? une peinture tr?s soign?e des mauvaises m?urs grecques. Des r?clames lyriques exaltaient des romans, o? laborieusement s’?talait la D?bauche ? travers les ?ges: Rome, Alexandrie, Byzance, la Renaissance italienne et fran?aise, le Grand Si?cle… c’?tait un cours complet. Un autre cycle d’?tudes embrassait les divers pays du globe: des ?crivains consciencieux s’?taient consacr?s, avec une patience de b?n?dictins, ? l’?tude des mauvais lieux des cinq parties du monde. On trouvait, parmi ces g?ographes et ces historiens du rut, des po?tes distingu?s et de parfaits ?crivains. On ne les distinguait des autres qu’? leur ?rudition. Ils disaient en termes impeccables des polissonneries archa?ques.
L’affligeant ?tait de voir de braves gens et de vrais artistes, des hommes qui jouissaient dans les lettres fran?aises d’une juste notori?t?, s’?vertuer ? ce m?tier pour lequel ils n’?taient point dou?s. Certains s’?puisaient ? ?crire, comme les autres, des ordures que les journaux du matin d?bitaient par tranches. Ils pondaient cela r?guli?rement, ? dates fixes, une ou deux fois par semaine; et cela durait depuis des ann?es. Ils pondaient, pondaient, pondaient, n’ayant plus rien ? dire, se torturant le cerveau pour en faire sortir quelque chose de nouveau, saugrenu, incongru: car le public, gorg?, se lassait de tous les plats et trouvait bient?t fades les imaginations de plaisirs les plus d?vergond?es: il fallait faire l’?ternelle surench?re, – surench?re sur les autres, surench?re sur soi-m?me; – et ils pondaient leur sang, ils pondaient leurs entrailles: c’?tait un spectacle lamentable et grotesque.
Christophe ne connaissait pas tous les dessous de ce triste m?tier; et s’il les e?t connus, il n’en e?t pas ?t? plus indulgent: car rien au monde n’excusait ? ses yeux un artiste de vendre l’art pour trente deniers…
– (M?me pas d’assurer le bien-?tre de ceux qu’il aime.
– M?me pas.
– Ce n’est pas humain.
– Il ne s’agit pas d’?tre humain, il s’agit d’?tre un homme… Humain!… Dieu b?nisse votre humanitarisme au foie blanc!… On n’aime pas vingt choses ? la fois, on ne sert pas plusieurs dieux!…)
Dans sa vie de travail, Christophe n’?tait gu?re sorti de l’horizon de sa petite ville allemande, il ne pouvait se douter que cette d?pravation artistique, qui s’?talait ? Paris, ?tait commune ? presque toutes les grandes villes; et les pr?jug?s h?r?ditaires de la «chaste Allemagne» contre «l’immoralit? latine» se r?veillaient en lui. Sylvain Kohn aurait eu beau jeu ? lui opposer ce qui se passait sur les bords de la Spr?e, et l’effroyable pourriture d’une ?lite de l’Allemagne imp?riale, dont la brutalit? rendait l’ignominie plus repoussante encore. Mais Sylvain Kohn ne pensait pas ? en tirer avantage; il n’en ?tait pas plus choqu? que des m?urs parisiennes. Il pensait ironiquement: «Chaque peuple a ses usages»; et il trouvait naturel ceux du monde o? il vivait: Christophe pouvait donc croire qu’ils ?taient la nature m?me de la race. Aussi ne se faisait-il pas faute, comme ses compatriotes, de voir dans l’ulc?re qui d?vore les aristocraties intellectuelles de tous les pays le vice propre de l’art fran?ais, la tare des races latines.