Mademoiselle De Maupin
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La «Pr?face», oeuvre ? part enti?re, fait date dans l'histoire litt?raire. Sur un ton enlev?, perfide et caustique, l'auteur attaque les bien-pensants, repr?sentants de la tartufferie et de la censure, et ceux qui voudraient voir un c?t? «utile» dans une oeuvre litt?raire, alors que l'art, par d?finition non assujetti ? la morale ou ? l'utilit?, ?chappe ? la notion de progr?s pour ne s'allier qu'? celle du plaisir.
Le roman lui-m?me, en grande partie ?pistolaire, nous parle avant tout de l'Amour, du Sexe, de la Femme, de l'Homme, ?ternels sujets…
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Après les journalistes progressifs, et comme pour leur servir d’antithèse, il y a les journalistes blasés, qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont jamais sortis de leur quartier et n’ont encore couché qu’avec leur femme de ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout les excède, tout les assomme; ils sont rassasiés, blasés, usés, inaccessibles. Ils connaissent d’avance ce que vous allez leur dire; ils ont vu, senti, éprouvé, entendu tout ce qu’il est possible de voir, de sentir, d’éprouver et d’entendre; le cœur humain n’a pas de recoin si inconnu qu’ils n’y aient porté la lanterne. Ils vous disent avec un aplomb merveilleux: Le cœur humain n’est pas comme cela; les femmes ne sont pas faites ainsi; ce caractère est faux; – ou bien: – Eh quoi! toujours des amours ou des haines! toujours des hommes et des femmes! Ne peut-on nous parler d’autre chose? Mais l’homme est usé jusqu’à la corde, et la femme encore plus, depuis que M. de Balzac s’en mêle.
Qui nous délivrera des hommes et des femmes?
– Vous croyez, monsieur, que votre fable est neuve? elle est neuve à la façon du Pont-Neuf: rien au monde n’est plus commun; j’ai lu cela je ne sais où, quand j’étais en nourrice ou ailleurs; on m’en rebat les oreilles depuis dix ans. – Au reste, apprenez, monsieur, qu’il n’y a rien que je ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre idée, fût-elle vierge comme la vierge Marie, je n’affirmerais pas moins l’avoir vue se prostituer sur les bornes aux moindres grimauds et aux plus minces cuistres.
Ces journalistes ont été cause de Jocko, du Monstre Vert, des Lions de Mysore et de mille autres belles inventions.
Ceux-là se plaignent continuellement d’être obligés de lire des livres et de voir des pièces de théâtre. À propos d’un méchant vaudeville, ils vous parlent des amandiers en fleurs, de tilleuls qui embaument, de la brise du printemps, de l’odeur du jeune feuillage; ils se font amants de la nature à la façon du jeune Werther, et cependant n’ont jamais mis le pied hors de Paris, et ne distingueraient pas un chou d’avec une betterave. – Si c’est l’hiver, ils vous diront les agréments du foyer domestique, et le feu qui pétille et les chenets, et les pantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil; ils ne manqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle:
Quam juvat immites ventos audire cubantem
moyennant quoi ils se donneront une petite tournure à la fois désillusionnée et naïve la plus charmante du monde. Ils se poseront en hommes sur qui l’œuvre des hommes ne peut plus rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids et aussi secs que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crient cependant, comme J.-J. Rousseau: Voilà la pervenche! Ceux-là professent une antipathie féroce pour les colonels du Gymnase, les oncles d’Amérique, les cousins, les cousines, les vieux grognards sensibles, les veuves romanesques, et tâchent de nous guérir du vaudeville en prouvant chaque jour, par leurs feuilletons, que tous les Français ne sont pas nés malins – En vérité, nous ne trouvons pas grand mal à cela; bien au contraire, et nous nous plaisons à reconnaître que l’extinction du vaudeville ou de l’opéra-comique en France (genre national) serait un des plus grands bienfaits du ciel. – Mais je voudrais bien savoir quelle espèce de littérature ces messieurs laisseraient s’établir à la place de celle-là. Il est vrai que ce ne pourrait être pis.
D’autres prêchent contre le faux goût et traduisent Sénèque le tragique. Dernièrement, et pour clore la marche, il s’est formé un nouveau bataillon de critiques d’une espèce non encore vue.
Leur formule d’appréciation est la plus commode, la plus extensible, la plus malléable, la plus péremptoire, la plus superlative et la plus triomphante qu’un critique ait jamais pu imaginer. Zoïle n’y eût certainement pas perdu.
Jusqu’ici, lorsqu’on avait voulu déprécier un ouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux de l’abonné patriarcal et naïf, on avait fait des citations fausses ou perfidement isolées; on avait tronqué des phrases et mutilé des vers, de façon que l’auteur lui-même se fût trouvé le plus ridicule du monde; on lui avait intenté des plagiats imaginaires; on rapprochait des passages de son livre avec des passages d’auteurs anciens ou modernes, qui n’y avaient pas le moindre rapport; on l’accusait, en style de cuisinière, et avec force solécismes, de ne pas savoir sa langue, et de dénaturer le français de Racine et de Voltaire; on assurait sérieusement que son ouvrage poussait à l’anthropophagie, et que les lecteurs devenaient immanquablement cannibales ou hydrophobes dans le courant de la semaine; mais tout cela était pauvre, retardataire, faux toupet et fossile au possible À force d’avoir traîné le long des feuilletons et des articles Variétés, l’accusation d’immoralité devenait insuffisante, et tellement hors de service qu’il n’y avait plus guère que le Constitutionnel, journal pudique et progressif, comme on sait, qui eût ce désespéré courage de l’employer encore.
L’on a donc inventé la critique d’avenir, la critique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme cela est charmant et provient d’une belle imagination? La recette est simple, et l’on peut vous la dire – Le livre qui sera beau et qu’on louera est le livre qui n’a pas encore paru. Celui qui paraît est infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe; mais c’est toujours aujourd’hui.
Il en est de cette critique comme de ce barbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en gros caractères:
ICI L’ON RASERA GRATIS DEMAIN.
Tous les pauvres diables qui lisaient la pancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffable et souveraine d’être barbifiés une fois en leur vie sans bourse délier: et le poil en poussait d’aise d’un demi-pied au menton pendant la nuitée qui précédait ce bien heureux jour; mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leur demandait s’ils avaient de l’argent, et qu’ils se préparassent à cracher au bassin, sinon qu’il les accommoderait en abatteurs de noix ou en cueilleurs de pommes du Perche; et il jurait son grand sacredieu qu’il leur trancherait la gorge avec son rasoir, à moins qu’ils ne le payassent, et les pauvres claquedents, tout marmiteux et piteux, d’alléguer la pancarte et la sacro-sainte inscription. – Hé! hé! mes petits bedons! faisait le barbier, vous n’êtes pas grands clercs, et auriez bon besoin de retourner aux écoles! La pancarte dit: Demain. Je ne suis pas si niais et fantastique d’humeur que de raser gratis aujourd’hui; mes confrères diraient que je perds le métier. – Revenez l’autre fois ou la semaine des trois jeudis, vous vous en trouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou mézeau, si je ne vous le fais gratis, foi d’honnête barbier.
Les auteurs qui lisent un article prospectif, où l’on daube un ouvrage actuel, se flattent que le livre qu’ils font sera le livre de l’avenir. Ils tâchent de s’accommoder, autant que faire se peut, aux idées du critique, et se font sociaux, progressifs, moralisants, palingénésiques, mythiques, panthéistes, buchézistes, croyant par là échapper au formidable anathème; mais il leur arrive ce qui arrivait aux pratiques du barbier: – aujourd’hui n’est pas la veille de demain. Le demain tant promis ne luira jamais sur le monde; car cette formule est trop commode pour qu’on l’abandonne de sitôt. Tout en décriant ce livre dont on est jaloux, et qu’on voudrait anéantir, on se donne les gants de la plus généreuse impartialité. On a l’air de ne pas demander mieux que de trouver bien à louer, et cependant on ne le fait jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que l’on pouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que des ouvrages anciens, qu’on ne lit plus et qui ne gênent personne, aux dépens des livres modernes, dont on s’occupe et qui blessent plus directement les amours-propres.