Les Quarante-Cinq Tome I
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Les Quarante-Cinq constitue le troisi?me volet du grand triptyque que Dumas a consacr? ? l'histoire de France de la Renaissance. Il ach?ve le r?cit de cette d?cadence de la seigneurie commenc? par La Reine Margot et poursuivi avec La Dame de Monsoreau. A cette ?poque d?chir?e, tout se joue sur fond de guerre : guerres de Religion, guerres dynastiques, guerres amoureuses. Aussi les h?ros meurent-ils plus souvent sur l'?chafaud que dans leur lit, et les h?ro?nes sont meilleures ma?tresses que m?res de famille. Ce qui fait la grandeur des personnages de Dumas, c'est que chacun suit sa pente jusqu'au bout, sans concession, mais avec panache. D'o? l'invincible sympathie qu'ils nous inspirent. Parmi eux, Chicot, le c?l?bre bouffon, qui prend la place du roi. C'est en lui que Dumas s'est reconnu. N'a-t-il pas tir? ce personnage enti?rement de son imagination ? Mais sa v?racit? lui permet d'?voluer avec aisance au milieu des personnages historiques dont il lie les destins. Dumas ayant achev? son roman ? la veille de la r?volution de 1848, Chicot incarne par avance la bouffonnerie de l'histoire.
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– Non, répondit le petit homme.
– Eh bien, pourquoi lui parlez-vous donc alors?
– Je lui parle pour lui parler.
– Et vous avez tort; vous voyez bien qu'il n'est point d'un naturel causeur.
– Il me semble cependant, reprit le compère Friard assez haut pour être entendu de l'homme aux longs bras, qu'un des grands bonheurs de la vie est d'échanger sa pensée.
– Avec ceux qu'on connaît, très bien, répondit maître Miton, mais non avec ceux que l'on ne connaît pas.
– Tous les hommes ne sont-ils pas frères? comme dit le curé de Saint-Leu, ajouta le compère Friard d'un ton persuasif.
– C'est-à-dire qu'ils l'étaient primitivement; mais, dans des temps comme les nôtres, la parenté s'est singulièrement relâchée, compère Friard. Causez donc avec moi, si vous tenez absolument à causer, et laissez cet étranger à ses préoccupations.
– C'est que je vous connais depuis longtemps, vous, comme vous dites, et je sais d'avance ce que vous me répondrez, tandis qu'au contraire peut-être cet inconnu aurait-il quelque chose de nouveau à me dire.
– Chut! il vous écoute.
– Tant mieux, s'il nous écoute; peut-être me répondra-t-il. Ainsi donc, monsieur, continua le compère Friard en se tournant vers l'inconnu, vous pensez qu'il y aura du bruit en Grève?
– Moi, je n'ai pas dit un mot de cela.
– Je ne prétends pas que vous l'ayez dit, continua Friard d'un ton qu'il essayait de rendre fin; je prétends que vous le pensez, voilà tout.
– Et sur quoi appuyez-vous cette certitude? seriez-vous sorcier, monsieur Friard?
– Tiens! il me connaît! s'écria le bourgeois au comble de l'étonnement, et d'où me connaît-il?
– Ne vous ai-je pas nommé deux ou trois fois, compère? dit Miton en haussant les épaules comme un homme honteux devant un étranger du peu d'intelligence de son interlocuteur.
– Ah! c'est vrai, reprit Friard, faisant un effort pour comprendre, et comprenant, grâce à cet effort; c'est, sur ma parole, vrai; eh bien! puisqu'il me connaît, il va me répondre. Eh bien! monsieur, continua-t-il en se retournant vers l'inconnu, je pense que vous pensez qu'il y aura du bruit en Grève, attendu que si vous ne le pensiez pas vous y seriez, et qu'au contraire vous êtes ici… ha!
Ce ha! prouvait que le compère Friard avait atteint, dans sa déduction, les bornes les plus éloignées de sa logique et de son esprit.
– Mais vous, monsieur Friard, puisque vous pensez le contraire de ce que vous pensez que je pense, répondit l'inconnu, en appuyant sur mots prononcés déjà par son interrogateur et répétés par lui, pourquoi n'y êtes-vous pas, en Grève? Il me semble cependant que le spectacle est assez réjouissant pour que les amis du roi s'y foulent. Après cela, peut-être me répondrez-vous que vous n'êtes pas des amis du roi, mais de ceux de M. de Guise, et que vous attendez ici les Lorrains qui, dit-on, doivent faire invasion dans Paris pour délivrer M. de Salcède.
– Non, monsieur, répondit vivement le petit homme, visiblement effrayé de ce que supposait l'inconnu; non, monsieur, j'attends ma femme, mademoiselle Nicole Friard, qui est allée reporter vingt-quatre nappes au prieuré des Jacobins, ayant l'honneur d'être blanchisseuse particulière de don Modeste Gorenflot, abbé dudit prieuré des Jacobins. Mais pour en revenir au hourvari dont parlait le compère Miton, et auquel je ne crois pas ni vous non plus, à ce que vous dites du moins…
– Compère, compère! s'écria Miton, regardez donc ce qui se passe.
Maître Friard suivit la direction indiquée par le doigt de son compagnon, et vit qu'outre les barrières dont la fermeture préoccupait déjà si sérieusement les esprits, on fermait encore la porte.
Cette porte fermée, une partie des Suisses vint s'établir en avant du fossé.
– Comment! comment! s'écria Friard pâlissant, ce n'est point assez de la barrière, et voilà qu'on ferme la porte, maintenant!
– Eh bien! que vous disais-je? répondit Miton, pâlissant à son tour.
– C'est drôle, n'est-ce pas? fit l'inconnu en riant.
Et, en riant, il découvrit, entre la barbe de ses moustaches et celle de son menton, une double rangée de dents blanches et aiguës qui paraissaient merveilleusement aiguisées par l'habitude de s'en servir au moins quatre fois par jour.
À la vue de cette nouvelle précaution prise, un long murmure d'étonnement et quelques cris d'effroi s'élevèrent de la foule compacte qui encombrait les abords de la barrière.
– Faites faire le cercle! cria la voix impérative d'un officier.
La manœuvre fut opérée à l'instant même, mais non sans encombre: les gens à cheval et les gens en charrette, forcés de rétrograder, écrasèrent ça et là quelques pieds et enfoncèrent à droite et à gauche quelques côtes dans la foule.
Les femmes criaient, les hommes juraient; ceux qui pouvaient fuir fuyaient en se renversant les uns sur les autres.
– Les Lorrains! les Lorrains! cria une voix au milieu de tout ce tumulte.
Le cri le plus terrible, emprunté au pâle vocabulaire de la peur, n'eût pas produit un effet plus prompt et plus décisif que ce cri:
– Les Lorrains!!!
– Eh bien! voyez-vous? voyez-vous? s'écria Miton tremblant, les Lorrains, les Lorrains, fuyons!
– Fuir, et où cela? demanda Friard.
– Dans cet enclos, s'écria Miton en se déchirant les mains pour saisir les épines de cette haie sur laquelle était moelleusement assis l'inconnu.
– Dans cet enclos, dit Friard; cela vous est plus aisé à dire qu'à faire, maître Miton. Je ne vois pas de trou pour entrer dans cet enclos, et vous n'avez pas la prétention de franchir cette haie qui est plus haute que moi.
– Je tâcherai, dit Miton, je tâcherai. Et il fit de nouveaux efforts.
– Ah! prenez donc garde, ma bonne femme! cria Friard du ton de détresse d'un homme qui commence à perdre la tête, votre âne me marche sur les talons. Ouf! monsieur le cavalier, faites donc attention, votre cheval va ruer. Tudieu! charretier, mon ami, vous me fourrez le brancard de votre charrette dans les côtes.
Pendant que maître Miton se cramponnait aux branches de la haie pour passer par-dessus, et que le compère Friard cherchait vainement une ouverture pour se glisser par-dessous, l'inconnu s'était levé, avait purement et simplement ouvert le compas de ses longues jambes, et d'un simple mouvement, pareil à celui que fait un cavalier pour se mettre en selle, il avait enjambé la haie sans qu'une seule branche effleurât son haut-de-chausse.
Maître Miton l'imita en déchirant le sien en trois endroits, mais il n'en fut point ainsi du compère Friard, qui, ne pouvant passer ni par-dessous ni par-dessus, et, de plus en plus menacé d'être écrasé par la foule, poussait des cris déchirants, lorsque l'inconnu allongea son grand bras, le saisit à la fois par sa fraise et par le collet de son pourpoint, et, l'enlevant, le transporta de l'autre côté de la haie avec la même facilité qu'il eût fait d'un enfant.