Les Joyaux de la sorciere
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— Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans cette histoire de mariage : pourquoi aller jusque-là ?
— Tu veux dire pourquoi épouser ? C’est une question que je me suis posée. Sans parvenir à trouver de réponse mais je pense que tout tourne autour de Bianca Capello puisque Ricci ne convole qu’avec des filles qui lui ressemblent plus ou moins. Avec Hilary c’est plutôt moins, bien qu’elle ait fait en sorte d’approcher au maximum le modèle. Ce qui me fait penser qu’elle en sait peut-être plus que moi sur le sujet. Tu connais l’histoire de Bianca ?
— Pas vraiment.
— Dommage que Lisa ne soit pas avec nous : elle la raconte comme un ange. Avec moi ce sera beaucoup moins passionnant mais on ne peut donner que ce que l’on a.
Il s’exécuta de son mieux. Quand il eut fini Adalbert, songeur, fourrageait à deux mains dans ses cheveux à présent presque secs :
— Aucun doute, tu as raison. Ta Sorcière est le dénominateur commun. La première victime s’appelait Buenaventuri comme le premier époux et notre assassin ou complice de l’assassin Ricci comme le meurtrier dudit mari. Il ne nous manque plus que le fantôme de la dame hantant la réplique du palais Pitti. J’ai une fameuse envie d’aller le voir celui-là…
— On ira cet après-midi si tu veux. Une promenade en bicyclette te requinquera.
— Pourquoi en bicyclette alors qu’il y a un garage plein de voitures ? grogna Adalbert qui détestait se fatiguer quand il pouvait faire autrement.
— C’est un moyen de locomotion très employé dans le coin et il permet de passer inaperçu facilement.
— Mais qui donc souhaite passer inaperçu pendant la Season de Newport ? Plus on se montre plus on est dans le vent.
Le premier coup de cloche annonçant le déjeuner coupa court à la conversation et expédia Adalbert vers sa chambre afin de revêtir une tenue plus adéquate qu’un peignoir de bain. Il fit même des prodiges de rapidité et au second coup, il rejoignait Aldo sur le palier pour descendre avec lui.
Cette fois Pauline n’était pas seule sur la terrasse fleurie de rosiers grimpants sous un vélum de toile rayée bleu et blanc : il y avait là une femme d’une trentaine d’années dont les courts cheveux blonds s’ébouriffaient savamment autour d’un joli visage sans beaucoup de caractère en dehors des sourcils placés assez hauts pour donner à ses yeux bruns un air perpétuellement étonné. On était en présence de l’invisible Cynthia. Vêtue de la rituelle flanelle du tennis – à l’heure du lunch c’était ce que l’on portait le plus souvent avec la tenue de cheval ou celle de golf – elle offrit aux deux hommes tour à tour une main un peu trop bien manucurée pour une sportive accompagnée d’une bienvenue assez conventionnelle en ce sens que le titre princier d’Aldo lui arracha un sourire plus étincelant que celui généré par les diplômes universitaires d’Adalbert. Il s’épanouit cependant davantage en apprenant que celui-ci avait cessé d’orner les salons d’Alice Astor pour se joindre aux illustrations de Belmont Castle. Cynthia exécrait sa voisine et n’en faisait pas mystère.
On se mit à table sans attendre John-Augustus qui naturellement était en retard et tout de suite la conversation s’engagea sur le bal que l’on donnait la semaine suivante et qui était la grande affaire pour Cynthia. C’est dire qu’elle se réduisit à une sorte de monologue, coupé de temps en temps par une réflexion de Pauline et qui ne prit fin qu’avec l’apparition à peine confuse de son époux. Juste le temps pour John-Augustus de souhaiter à Vidal-Pellicorne une chaleureuse bienvenue et il embrayait sur les mérites exceptionnels de son nouveau bateau trouvant pour les vanter des accents lyriques auxquels ne manquaient que les trompettes d’ Aïdaen musique de fond. Cynthia perdit patience, se révolta contre cet envahissement maritime, échangea avec son mari quelques propos aigre-doux et quitta la table au dessert en déclarant qu’elle se ferait servir le café chez elle où, au moins, elle aurait tout loisir de penser à ses projets de fête. Durant ce repas, ni Aldo ni Adalbert n’avaient articulé une parole.
À peine Cynthia avait-elle disparu que les échos nasillards de son banjo atterrissaient sur la terrasse. John-Augustus cessa d’engloutir son fromage de Stilton arrosé de porto pour hausser les épaules et dire à sa sœur d’un ton mécontent :
— J’espère que vous allez vous en occuper vous aussi ? Si on la laisse opérer seule, elle est capable d’aller chercher un jazz noir pour son bal XVIIIe siècle, histoire de faire contraste, je suppose ?
Pauline se laissa aller contre le dossier de son fauteuil d’osier, croisa les doigts et soupira :
— Je me demande s’il vous vient parfois à l’idée, Cynthia et vous, que vous faites partie des gens les plus mal élevés d’un pays dont la politesse n’est pas la qualité dominante. Vous vous êtes relayés pour nous assommer, elle de son bal, vous de votre bateau ! Dieu que vous êtes agaçants !
John-Augustus, les yeux plissés de malice, eut un petit rire mais abandonna son fromage arrosé pour regarder les trois personnages qui restaient à table :
— Je sais… et je vous en demande humblement pardon mais si je n’avais monopolisé la conversation, on n’aurait entendu que ma femme. Au moins je vous ai offert un peu de variété. Le bal, encore le bal, toujours le bal on ne parle que de ça depuis deux mois !
— Grâce au Ciel je n’habite pas avec vous !… Quant à la soirée je ne vois pas en quoi elle va différer des autres, plus ou moins pittoresques auxquelles nous avons eu droit.
— En ceci : vous allez tous devoir porter des costumes blancs… mais du XVIIIe siècle. Et vous n’imaginez pas ce que c’est : à vous les robes à paniers, les culottes collantes, les souliers à boucles qui vont vous martyriser les pieds, les perruques… et la poudre, hélas ! Surtout la poudre ! On va en retrouver partout. S’il prenait fantaisie à quelqu’un de tuer son prochain au cours de cette damnée sauterie, la Police pourrait relever toutes les empreintes digitales qu’elle voudrait ! Et encore vous ne savez pas à quoi vous avez échappé, continua-t-il voyant les mines consternées des trois autres, Cynthia voulait ressusciter les dieux de l’Olympe !… On se serait marché sur les pieds entre Jupiters armés d’éclairs en carton doré car pour Vulcain il y aurait eu évidemment nettement moins de candidats.
— Je me demande si ce n’est pas ce que j’aurais préféré ? fit Pauline rêveuse. Le costume grec est assez flatteur pour les hommes qui ont de belles jambes…
— Ne rêvez pas et pensez plutôt à cette quantité de Vénus arthritiques ou obèses auxquelles nous échappons…
Aldo se mit à rire mais objecta qu’il ne pourrait assister au bal à moins que l’on accepte de le supporter en habit moderne. Même chose pour Adalbert mais John-Augustus avait réponse à tout :
— Que nenni ! Il y a ici des kilomètres de satin, velours et autres brocarts que j’y ai empilés à l’intention des invités prévenus trop tard et que les exigences de Cynthia mettraient dans l’embarras. Nous avons aussi, près de la synagogue un tailleur chinois qui vous fera en vingt-quatre heures ce que vous voudrez… à condition de lui donner un dessin sinon gare aux aventures ! Vous pourriez vous retrouver en mandarin chinois…
— Il y en avait au XVIIIe siècle, fit Adalbert rêveur. Ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée. Peut-on savoir ce que vous avez choisi pour vous-même, Mr Belmont ?
— Appelez-moi John-Augustus ! C’est plus simple. Quant à votre question…
— Parions que j’y réponds ! s’écria sa sœur. Un marin ! Et je pencherais pour John Paul Jones ?
— Ce que vous pouvez être agaçante ! s’écria l’interpellé en se levant de table. Voilà ma surprise à l’eau ! Gentlemen ! Avec votre permission je me retire parce que je me sens le besoin d’une petite sieste et je vous conseille d’en faire autant.
— Nous pensions à une promenade, objecta Aldo. Il fait un temps idéal…