Les Joyaux de la sorciere
Les Joyaux de la sorciere читать книгу онлайн
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
Quant aux gens de moindre importance et de moindre fortune, ceux qui n’étaient pas nés avec une cuillère en or dans la bouche et n’appartenaient pas à ce que l’on appelait les « Quatre cents » limitant ceux qui avaient le droit d’évoluer dans le cirque sacré, les nouveaux venus – exception faite pour les étrangers très riches, très nobles ou très célèbres – ils pouvaient patienter des années avant de réussir à obtenir une invitation à un bal ou à un pique-nique. Les naturels du pays, eux, étaient encore plus mal vus. La High Society les appelait gracieusement « nos paillassons » et ils ne pouvaient fréquenter que la plage d’Euston, dite « plage du vulgaire » et en aucun cas franchir l’accès de l’élégante « Bailey Beach » protégée d’ailleurs en saison par des valets galonnés sur toutes les coutures.
Aldo se souvenait d’avoir trouvé du dernier ridicule cette espèce de féodalité sauce américaine dépouillée de tout lien d’entraide mais à l’époque il souhaitait surtout s’amuser. À présent il voyait les choses d’un autre œil et en pénétrant au cœur du vieux Newport si séduisant avec ses blanches maisons coloniales, la flèche de l’église baptiste Trinity Church, ses jardins, ses vergers pleins de pommiers noueux et de fragiles cerisiers, ses grands toits à pas coupés, ses fenêtres à l’anglaise garnies de petits carreaux, son port enfin où se balançaient des bateaux de pêche à l’écart des voiliers de plaisance, il en éprouva du plaisir plus qu’en franchissant les portes dorées de ces énormes demeures. Elles n’étaient pour ce pur produit du vieux continent, pour ce véritable seigneur, que faux-semblants auxquels manquait l’âme des demeures patriciennes de l’« Ancien Monde ». Et que le cadre était donc séduisant avec son chapelet d’îles vertes posées sur les eaux bleues et scintillantes de l’immense baie de Narragansett ! Le temps était magnifique, plein d’un soleil qui retenait ses coups sous un vent léger, empli d’odeurs marines et du vol paisible des oiseaux de mer.
En franchissant le seuil de la vieille taverne aux plafonds bas, au plancher inégal mais vénérable – elle datait de 1687 ! – il eut l’impression de remonter le temps, de s’introduire dans le décor de l’ Île au Trésorou de Moby Dick. Cela n’avait rien pourtant d’un mausolée ou d’un musée. On menait même grand tapage entre les murs lambrissés de pin auxquels le temps avait donné une belle couleur de sirop d’érable. Nombre d’hommes occupaient les tables nappées de blanc – la maison était fort bien tenue ! – et discutaient ferme en buvant du thé, du café, de la limonade ou une sorte de bière tellement légère qu’elle ne devait pas titrer plus de deux degrés en attendant de déguster les petits homards ou les poissons de la baie en train de cuire dans une rôtissoire à charbon placée derrière le bar en compagnie de marmitées de clams qui étaient la spécialité du lieu. Des serveuses en bonnets tuyautés et tabliers blancs sur d’amples jupes rouges à la mode d’autrefois, voltigeaient entre les tables avec leurs plateaux. L’une d’elles avisa le nouveau venu et ses bagages qu’un commissionnaire avait transportés depuis le débarquement du ferry. Elle vint s’enquérir de ce qu’il voulait au juste et appela le patron qui officiait au comptoir mais accourut aussitôt.
La quarantaine, pas très grand mais solide avec un large visage où le sourire creusait mille petites rides dans la peau tannée, l’œil franc et bleu, Ted Mawes accueillit le voyageur étranger avec une jovialité spontanée. Prendre pension dans sa maison lui semblait une idée parfaite à une époque où les visiteurs n’étaient pas encore trop nombreux. Aldo – Monsieur Morosini pour une circonstance où sa qualité lui paraissait plus encombrante qu’autre chose ! – reçut l’assurance d’être mieux nourri que partout ailleurs et de disposer d’une chambre dans une maison voisine – on ne logeait pas à la taverne même – où il jouirait de tout le confort et, en outre, du calme nécessaire à l’artiste qu’il était. Après mûres réflexions, Aldo s’était en effet annoncé comme un écrivain doublé d’un peintre désireux de rassembler le matériel destiné à un livre sur la guerre d’Indépendance et les rôles qu’avaient joué à Newport les troupes du roi de France en général, du marquis de La Fayette et du comte de Rochambeau en particulier. L’idée était bonne parce qu’il se trouvait que cette période de l’histoire des États-Unis était le dada favori de Ted Mawes et Aldo, de son côté, doté d’un ancêtre français ayant participé à l’expédition et instruit par un précepteur tout aussi français pouvait tenir largement sa partie dans une joute oratoire sur le sujet.
Entre lui et l’aubergiste la glace fut donc vite rompue. Ted aimait discourir et se promettait d’agréables moments avec ce client visiblement fortuné avec lequel il envisagea aussitôt de longues causeries au coin du feu. Même en été et sauf en cas de canicule, il n’était pas rare d’en allumer le soir, le climat du nord-est océanique rafraîchi par le courant du Labrador étant sujet à des fluctuations rapides avec alternance de soleil et de pluie et des différences de plusieurs degrés. Le soir même Ted vint, avec le plateau du café garni de deux tasses et sa pipe, s’asseoir à la table de ce client de choix, versa le noir liquide – qui sentait bon, ma foi ! – et cala ses pieds sur la pierre de l’âtre voisin :
— À cette heure-ci je suis un peu plus tranquille : on va pouvoir causer. Par où voulez-vous commencer ?
— Ma foi je ne sais pas trop. Reste-t-il ici beaucoup de vestiges de la Révolution (18) ?
— Pas mal, à commencer par cette maison qui lui est bien antérieure mais il y en a d’autres et presque la totalité du centre-ville est d’époque depuis la vieille synagogue – la plus ancienne des États-Unis – jusqu’à Trinity Church en passant par la maison des Quakers, le petit musée, Hunter House, le Brick Market et surtout Old Colony House que je vénère : c’est là que le grand Washington, votre Rochambeau et le chevalier de Ternay son chef d’escadre se sont rencontrés en 1781. Par la suite elle est devenue le centre du gouvernement. Les milliardaires new-yorkais se sont contentés de s’installer vers le sud de l’île pour y construire toute leur marbrerie et ils ont laissé le cœur de la ville tranquille.
Le ton était acerbe. Aldo glissa négligemment :
— On dirait que vous ne les aimez pas beaucoup ?
— À l’exception de quelques-uns, non. Ils nous considèrent en bloc comme des fournisseurs, à peine plus que des pêcheurs. Ils vivent entre eux et nous ignorent. Pourquoi voulez-vous que nous les aimions ? On voit que vous ne les connaissez pas…
— Si, un peu. Avant la guerre, un ami m’avait emmené aux Breakers.
Ted émit un léger sifflement cependant que son œil disait clairement qu’il avait compris que son écrivain n’était pas n’importe qui.
— Le vieux Vanderbilt ? C’était lui le mieux de la bande. Avec aussi les Belmont. C’est Mrs Belmont qui a « lancé » Newport avec Ward Mac Allister mais ensuite, le vieux filou s’est mis au service de Mrs Caroline Astor celle que l’on appelait « la » Mrs Astor qui s’était couronnée elle-même reine de New York… et de Newport. Je l’ai vue quand j’étais petit et vous n’imaginez pas ce qu’elle pouvait transporter comme diamants sur la poitrine. Et elle ordonnait, et elle décidait, et elle faisait la loi de la Haute Société ! Mais laissons ces gens-là et revenons à nos beaux temps de la Révolution !…
— Juste encore un mot à ce sujet parce que le personnage m’intrigue depuis que j’en ai entendu parler en Europe. Connaissez-vous Aloysius C. Ricci ?
Aldo eut l’impression qu’un voile de brume descendait sur la joviale figure de son hôtelier mais ce fut bref et le beau temps revint vite :
— Tout le monde le connaît ici. Un drôle de personnage ! marmotta Ted en tapant sa pipe dans la cheminée avant de la bourrer de nouveau avec un soin méticuleux.
— Mais encore ? J’ai entendu dire en France qu’il avait fait construire une réplique réduite du Palais Pitti à Florence. Or, quand je suis venu en 1913 j’ai vu quelques maisons de style italien mais rien de tel.