Catherine Il suffit dun amour Tome 1
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A petits pas prudents, Catherine s'avança sur l'épais tapis de laine aux tons noir et rouge sombre dont elle ne pouvait savoir qu'il était arrivé tout récemment de la lointaine Samarcande, sur une grosse caraque génoise encore mouillée dans l'avant-port de Damme. Au passage, un grand miroir pendu au mur lui renvoya son image : celle d'une jeune fille aux yeux étincelants, dont les cheveux en désordre brillaient plus fort que les murs dorés, mais dont la robe déchirée montrait plus de peau nue qu'il n'était convenable. Confuse à la pensée de tous ces gens qui avaient pu la contempler dans un pareil désordre, elle chercha autour d'elle un tissu quelconque pour voiler ses épaules et sa gorge, n'en trouva pas et se résigna à couvrir de ses deux mains croisées, sa poitrine à demi découverte.
Elle se sentait lasse tout à coup et surtout elle avait faim. Catherine était douée d'une si vigoureuse nature que les plus mauvais moments de l'existence ne parvenaient pas à lui couper l'appétit. Mais, dans cette pièce si bien close, aux portes invisibles, il n'y avait absolument rien à se mettre sous la dent. Aussi, avec un profond soupir, alla-t-elle s'installer dans l'une des deux chaises d'ébène sculpté à haut dossier raide qui se faisaient vis-à-vis de chaque côté de la cheminée. Elles étaient assez confortables grâce à d'épais coussins de velours noir à glands d'or, bien gonflés de moelleux duvet. Catherine s'y pelotonna comme un chat, constata qu'on y était bien et, comme elle n'avait rien de mieux à faire, ne tarda pas à s'endormir. Son sort futur la préoccupait beaucoup moins que les inquiétudes au milieu desquelles devait se débattre le pauvre oncle Mathieu. On ne pouvait pas l'avoir conduite dans une si jolie pièce pour la jeter ensuite au bourreau.
Elle s'éveilla en sursaut, un long moment plus tard, alertée par son subconscient qui annonçait une présence. En effet, debout devant elle, les mains derrière le dos, et les jambes légèrement écartées, un homme jeune, grand et mince, la regardait dormir. Avec un petit cri mi-effrayé, mi-surpris, elle bondit sur ses pieds, regardant le nouveau venu avec appréhension.
Ce n'était pas un inconnu. C'était le duc Philippe en personne.
Il avait remplacé son harnois d'un autre âge par une courte tunique de velours noir assortie aux chausses qui moulaient ses longues jambes maigres mais cependant musclées. Sa tête nue montrait ses cheveux blonds coupés très court au-dessus des oreilles. Le sévère costume faisait ressortir la jeunesse de son visage et il ne portait certes pas plus que ses vingt- six ans. Il souriait.
Le sourire s'accentua devant la révérence maladroite dont Catherine, mal réveillée, le gratifiait avec lin :
— Oh... Monseigneur, j'ai honte !...
— Tu dormais si bien que je n'osais pas te réveiller, et il n'y a aucune raison d'avoir honte car c'était un bien joli spectacle.
Pourpre de confusion en constatant que le regard pâle de Philippe parcourait sa personne, Catherine, se souvenant de son désordre, se hâta de replacer ses mains sur sa gorge. Pour ménager cette soudaine pudeur, le duc s'éloigna de quelques pas et haussa légèrement les épaules.
— Parlons un peu maintenant, ma belle perturbatrice. Dis-moi d'abord qui tu es ?
— Votre prisonnière, Monseigneur !
— Mais encore ?
— Rien de plus... puisque vous me tutoyez. Je ne suis pas fille noble, mais pas davantage vilaine. Et comme je ne suis pas non plus servante, le fait d'avoir été arrêtée est insuffisant pour me traiter comme telle.
Un sourire, mi-amusé mi-curieux, traversa le regard gris de Philippe. La beauté éclatante de cette fille l'avait frappé à première vue, mais il découvrait en elle, maintenant qu'il l'approchait, quelque chose de plus, une sorte de valeur intime, une qualité qu'il s'attendait peu à rencontrer. Pourtant, il ne voulait pas encore en convenir et son sourire était fortement épicé de raillerie quand il demanda :
— Pardonnez-moi en ce cas, demoiselle. Me direz- vous cependant qui vous êtes ? Je crois connaître toutes les jolies filles de cette ville et cependant jamais, jusqu'à présent, je ne vous avais vue.
— Ne dites pas demoiselle, Monseigneur. Je vous ai dit que je ne l'étais pas. Et pas davantage de cette ville où j'accompagnais mon oncle venu passer marché de tissus...
— D'où êtes-vous donc ?
— Je suis née à Paris mais j'habite Dijon depuis que vos amis les Cabochiens ont pendu mon père qui était orfèvre sur le Pont-au-Change.
Le sourire s'effaça des lèvres de Philippe qui prirent un pli très dur.
Posant l'une de ses jambes sur le coin d'un coffre, il s'assit à demi et se mit à déchiqueter les fleurs posées près de lui.
— Une Armagnacque, hein ? Voilà pourquoi on trouble les processions. Les gens de votre sorte, ma belle, devraient savoir qu'ils ne viennent ici qu'à leurs risques et périls. L'étrange audace, en vérité, quand on appartient à ceux qui ont tué mon père bien-aimé !
— Je ne suis pas Armagnacque, protesta Catherine devenue rouge de colère.
L'attitude à la fois insolente et menaçante du duc l'irritait au plus haut point. Elle n'avait déjà que peu de sympathie pour lui... La voix enrouée de fureur, elle poursuivit :
— Je ne suis d'aucun parti mais vos amis ont pendu mon père parce que j'avais voulu leur arracher un serviteur de votre sœur, un jeune homme dont, en vain, elle avait imploré la grâce auprès de vous et de votre bien-aimé père. Vous ne vous souvenez pas ? Cela se passait à l'hôtel d'Aquitaine. Madame Marguerite, en larmes et à genoux, priait pour la vie de Michel de Montsalvy.
— Taisez-vous !... N'évoquez pas ce souvenir ! Un des plus affreux de ma jeunesse. 11 était impossible de sauver Michel sans se compromettre soi-même.
— C'était impossible, ricana Catherine et cependant moi qui n'étais qu'une fillette j'ai voulu le tenter. Pour cela mon père a été pendu, ma mère et moi chassées. Nous avons dû nous enfuir, gagner Dijon où mon oncle Mathieu Gautherin est drapier. C'est là que j'ai vécu depuis ce drame...
Un silence tomba entre les deux adversaires. Catherine, reprise par les souvenirs cruels de ces jours sombres, sentait son cœur battre comme un tambour. Le visage sombre de Philippe ne présageait rien de bon.
Tout à l'heure, il ferait jeter l'insolente au fond d'une basse-fosse, c'en serait fait du bon Mathieu et de tous les siens. Pourtant, même si la silhouette rouge du bourreau se fût soudain dressée au milieu de la chambre luxueuse, elle eût répété chacun des mots qu'elle venait de jeter à la face du puissant maître de la Bourgogne. Elle éprouvait même une sorte de satisfaction intime de l'avoir fait. C'était en quelque sorte une revanche sur le passé...
Elle prit une profonde respiration, rejeta en arrière une mèche de cheveux et demanda :
— Qu'allez-vous faire de moi, Monseigneur ? Mon oncle doit être dans une bien grande angoisse à mon sujet. Il aimerait sûrement être fixé... Même s'il s'agit du pire !
Philippe haussa rageusement les épaules, jeta par la fenêtre la rose que ses doigts avaient écrasée, ou du moins ce qu'il en restait. Quittant sa pose nonchalante, il fit quelques pas vers Catherine.
— Que vais-je faire de vous ? Troubler une procession mérite une punition, bien sûr, mais vous m'en voulez déjà tellement que j'hésite à vous déplaire encore. Et puis... j'aimerais qu'à l'avenir nous soyons amis. Après tout, une jeune femme est libre de se défendre quand on l'attaque, et cet homme qui a osé...
— Ce qui veut dire, Monseigneur, que ce malheureux paiera pour moi ? En ce cas, pardonnez-lui comme je lui pardonne. Son geste ne mérite pas tant de bruit.
Pour secouer la gêne qui s'emparait d'elle sous le regard attaché avec tant d'insistance à son visage, elle était retournée au miroir et elle s'y regardait, mais sans bien se voir. L'image du duc s'inscrivit auprès de la sienne dans le cercle d'or, la dominant de toute la tête et, soudain, elle frissonna : deux mains chaudes venaient d'emprisonner ses épaules...