Le Rire – Essai sur la signification du comique
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" Du m?canique plaqu? sur du vivant ". Cette formule n'est pas elle-m?me plaqu?e m?caniquement par Bergson sur le rire! Bien au contraire, c'est un Bergson ? la fois psychologue, sociologue, philosophe de l'art et moraliste qui ?crit Le Rire. Essai sur la signification du comique en 1900, au c?ur d'une ?uvre dont ce livre est une ?tape majeure, et d'un moment dont il traverse tous les enjeux. Une diversit? infinie donc, mais plus que jamais dans une intuition, dans une ?criture d'une simplicit? extr?me qui en font un chef-d'?uvre unique.
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On comprendra alors le comique de la caricature. Si régulière que soit une physionomie, si harmonieuse qu’on en suppose les lignes, si souples les mouvements, jamais l’équilibre n’en est absolument parfait. On y démêlera toujours l’indication d’un pli qui s’annonce, l’esquisse d’une grimace possible, enfin une déformation préférée où se contournerait plutôt la nature. L’art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l’agrandissant. Il fait grimacer ses modèles comme ils grimaceraient eux-mêmes s’ils allaient jusqu’au bout de leur grimace. Il devine, sous les harmonies superficielles de la forme, les révoltes profondes de la matière. Il réalise des disproportions et des déformations qui ont dû exister dans la nature à l’état de velléité, mais qui n’ont pu aboutir, refoulées par une force meilleure. Son art, qui a quelque chose de diabolique, relève le démon qu’avait terrassé l’ange. Sans doute c’est un art qui exagère et pourtant on le définit très mal quand on lui assigne pour but une exagération, car il y a des caricatures plus ressemblantes que des portraits, des caricatures où l’exagération est à peine sensible, et inversement on peut exagérer à outrance sans obtenir un véritable effet de caricature. Pour que l’exagération soit comique, il faut qu’elle n’apparaisse pas comme le but, mais comme un simple moyen dont le dessinateur se sert pour rendre manifestes à nos yeux les contorsions qu’il voit se préparer dans la nature. C’est cette contorsion qui importe, c’est elle qui intéresse. Et voilà pourquoi on ira la chercher jusque dans les éléments de la physionomie qui sont incapables de mouvement, dans la courbure d’un nez et même dans la forme d’une oreille. C’est que la forme est pour nous le dessin d’un mouvement. Le caricaturiste qui altère la dimension d’un nez, mais qui en respecte la formule, qui l’allonge par exemple dans le sens même où l’allongeait déjà la nature, fait véritablement grimacer ce nez: désormais l’original nous paraîtra, lui aussi, avoir voulu s’allonger et faire la grimace. En ce sens, on pourrait dire que la nature obtient souvent elle-même des succès de caricaturiste. Dans le mouvement par lequel elle a fendu cette bouche, rétréci ce menton, gonflé cette joue, il semble qu’elle ait réussi à aller jusqu’au bout de sa grimace, trompant la surveillance modératrice d’une force plus raisonnable. Nous rions alors d’un visage qui est à lui-même, pour ainsi dire, sa propre caricature.
En résumé, quelle que soit la doctrine à laquelle notre raison se rallie, notre imagination a sa philosophie bien arrêtée: dans toute forme humaine elle aperçoit l’effort d’une âme qui façonne la matière, âme infiniment souple, éternellement mobile, soustraite à la pesanteur parce que ce n’est pas la terre qui l’attire. De sa légèreté ailée cette âme communique quelque chose au corps qu’elle anime: l’immatérialité qui passe ainsi dans la matière est ce qu’on appelle la grâce. Mais la matière résiste et s’obstine. Elle tire à elle, elle voudrait convertir à sa propre inertie et faire dégénérer en automatisme l’activité toujours en éveil de ce principe supérieur. Elle voudrait fixer les mouvements intelligemment variés du corps en plis stupidement contractés, solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la physionomie, imprimer enfin à toute la personne une attitude telle qu’elle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique au lieu de se renouveler sans cesse au contact d’un idéal vivant. Là où la matière réussit ainsi à épaissir extérieurement la vie de l’âme, à en figer le mouvement, à en contrarier enfin la grâce, elle obtient du corps un effet comique. Si donc on voulait définir ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l’opposer à la grâce plus encore qu’à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur.
IV
Nous allons passer du comique des formes à celui des gestes et des mouvements. Énonçons tout de suite la loi qui nous paraît gouverner les faits de ce genre. Elle se déduit sans peine des considérations qu’on vient de lire.
Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique.
Nous ne suivrons pas cette loi dans le détail de ses applications immédiates. Elles sont innombrables. Pour la vérifier directement, il suffirait d’étudier de près l’œuvre des dessinateurs comiques, en écartant le côté caricature, dont nous avons donné une explication spéciale, et en négligeant aussi la part de comique qui n’est pas inhérente au dessin lui-même. Car il ne faudrait pas s’y tromper, le comique du dessin est souvent un comique d’emprunt, dont la littérature fait les principaux frais. Nous voulons dire que le dessinateur peut se doubler d’un auteur satirique, voire d’un vaudevilliste, et qu’on rit bien moins alors des dessins eux-mêmes que de la satire ou de la scène de comédie qu’on y trouve représentée. Mais si l’on s’attache au dessin avec la ferme volonté de ne penser qu’au dessin, on trouvera, croyons-nous, que le dessin est généralement comique en proportion de la netteté, et aussi de la discrétion, avec lesquelles il nous fait voir dans l’homme un pantin articulé. Il faut que cette suggestion soit nette, et que nous apercevions clairement, comme par transparence, un mécanisme démontable à l’intérieur de la personne. Mais il faut aussi que la suggestion soit discrète, et que l’ensemble de la personne, où chaque membre a été raidi en pièce mécanique, continue à nous donner l’impression d’un être qui vit. L’effet comique est d’autant plus saisissant, l’art du dessinateur est d’autant plus consommé, que ces deux images, celle d’une personne et celle d’une mécanique, sont plus exactement insérées l’une dans l’autre. Et l’originalité d’un dessinateur comique pourrait se définir par le genre particulier de vie qu’il communique à un simple pantin.
Mais nous laisserons de côté les applications immédiates du principe et nous n’insisterons ici que sur des conséquences plus lointaines. La vision d’une mécanique qui fonctionnerait à l’intérieur de la personne est chose qui perce à travers une foule d’effets amusants; mais c’est le plus souvent une vision fuyante, qui se perd tout de suite dans le rire qu’elle provoque. Il faut un effort d’analyse et de réflexion pour la fixer.
Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète. Soit, mais qu’il s’astreigne alors à suivre la pensée dans le détail de ses évolutions. L’idée est chose qui grandit, bourgeonne, fleurit, mûrit, du commencement à la fin du discours. Jamais elle ne s’arrête, jamais elle ne se répète. Il faut qu’elle change à chaque instant, car cesser de changer serait cesser de vivre. Que le geste s’anime donc comme elle! Qu’il accepte la loi fondamentale de la vie, qui est de ne se répéter jamais! Mais voici qu’un certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, s’il suffit à me distraire, si je l’attends au passage et s’il arrive quand je l’attends, involontairement je rirai. Pourquoi? Parce que j’ai maintenant devant moi une mécanique qui fonctionne automatiquement. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique.
Voilà aussi pourquoi des gestes, dont nous ne songions pas à rire, deviennent risibles quand une nouvelle personne les imite. On a cherché des explications bien compliquées à ce fait très simple. Pour peu qu’on y réfléchisse, on verra que nos états d’âme changent d’instant en instant, et que si nos gestes suivaient fidèlement nos mouvements intérieurs, s’ils vivaient comme nous vivons, ils ne se répéteraient pas: par là, ils défieraient toute imitation. Nous ne commençons donc à devenir imitables que là où nous cessons d’être nous-mêmes. Je veux dire qu’on ne peut imiter de nos gestes que ce qu’ils ont de mécaniquement uniforme et, par là même, d’étranger à notre personnalité vivante. Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne. C’est donc, par définition même, le rendre comique, et il n’est pas étonnant que l’imitation fasse rire.