La litterature sans estomac
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Par calcul ou par b?tise, des textes indigents sont promus au rang de chefs d’?uvre. Leur fabrication suit des recettes assez simples. Pierre Jourde en donne quelques-unes. Il montre comment on fait passer le mani?risme pour du style et la pauvret? pour de la sobri?t?. Cette "litt?rature sans estomac m?lange platitudes, niaiseries sentimentales et pr?occupations v?tilleuses chez Christian Bobin, Emmanuelle Bernheim ou Camille Laurens. Il existe aussi des vari?t?s moins ?dulcor?es d’insignifiance, une litt?rature ? l’?pate, chez Darrieusecq, Fr?d?ric Beigbeder ou Christine Angot. La v?h?mence factice y fait prolif?rer le clich?. Ce livre renoue avec le genre du pamphlet et s’enthousiasme pour quelques auteurs qui ne sont pas des fabricants de livres, mais des ?crivains. En pr?lude ? ces vigoureuses relectures, un sort particulier est fait au symbole par excellence de cette confusion des valeurs, Philippe Sollers, ainsi qu’? son "organe officiel", le suppl?ment litt?raire d’un prestigieux journal du soir.
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On traque systématiquement, dans ce livre, le cliché. Produit du désir de différence, il se dissimule son caractère de banalité et se donne l'air d'une trouvaille. Il fournit à la représentation l'assurance implicite qu'elle touche juste, qu'elle atteint le réel. Or, en réalité, c'est l'inverse qui se produit. Le cliché n'est que de la représentation, des mots tellement oublieux d'eux-mêmes qu'ils se prennent pour les choses. Le cliché fait qu'il n'y a que des mots, et non une réalité. Ce qui s'appuie, par exemple, sur le lieu commun du vécu et du vrai se conforme à une représentation morte, et ne peut donner du réel à personne, mais faire croire au réel, ce qui est précisément l'inverse: à croire qu'il nous est donné, nous nous dispensons de le chercher.
Refuser le cliché, vouloir à tout prix éviter le poncif, c'est se condamner le plus souvent à y retomber, sous d'autres formes. La littérature ne sert pas à faire l'ange. À oublier la platitude des vies, la banalité des discours, l'usure des choses. Si elle peut tenter de racheter notre idiotie et notre médiocrité, ce n'est qu'en s'y enfonçant jusqu'au bout, jusqu'à s'y perdre. Si l'on compose, si l'on s'arrête au joli, on reste au bord, c'est manqué. Si l'on fait semblant d'aller trop loin, c'est pire. Dans tous les cas, on cherche à garder sa dignité, à se protéger. On ne perd jamais de vue le bénéfice symbolique. Mais on s'emploie à le faire oublier.
Si on n'échappe ni au narcissisme, ni à la platitude, ni au poncif, il reste une solution pour à la fois les représenter, les assumer et les transformer en autre chose: la bouffonnerie, la parodie. Chez Valère Novarina, l'opérette délirante, en mêlant le banal et l'absurde selon un dosage délicat, les fait exploser. En même temps ce sont, avec nos rires, nos représentations qui explosent. Dans cette déflagration de l'insignifiant, on est projeté hors de soi. Un vide s'est créé. Peut-être alors peut-on saisir un peu de réel, un peu de corps, dans l'exténuation de la voix.
En fait, à travers l'étude de quelques auteurs contemporains, cet ouvrage repose l'antique question: comment, par les mots, par la parole littéraire, atteindre le réel, ou du moins un fragment de réel? Pour Proust, la plus grande intensité de réel – le réel retrouvé – se tient au bout de l'extrême littérature. Car, pour ce qui est du réel, dans la vie, la plupart du temps, nous n'y sommes pas. Nous vivons de rêves. Écrire consiste à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au monde un morceau.
La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n'être que des mots. Ou, plus exactement, un usage des mots tel qu'il manifeste l'insatisfaction du langage. La littérature ne vit que lorsqu'elle se nie, lorsqu'elle sort d'elle-même. Tous les grands écrivains ont écrit non pas pour, ou en vue de, mais contre la littérature. Contre l'idée même de littérature. Alors ils commencent à en faire.
Comme on ne dépasse pas la métaphysique hors d'elle, mais à partir d'elle, le dépassement de la littérature se fait par la littérature. George Steiner s'est élevé naguère contre le débordement de la littérature secondaire, critique de la critique de la critique, qui donne parfois quelque allure byzantine à notre époque. On a le sentiment parfois de s'éloigner indéfiniment de l'essentiel. Mais il existe une forme de commentaire des œuvres qui les assiste dans leur effort vers l'essentiel et l'immédiat, qui n'est pas éloignement mais au contraire retour. La critique de Philippe Sollers critique ouvre ce volume. Le commentaire des œuvres de Jean-Pierre Richard le referme, dans le but de montrer comment une critique peut aussi être un approfondissement de l'expérience littéraire, et non pas un discours de plus.
Sortir du littéraire dans le littéraire implique de conjurer les automatismes et les modes d'inconscience de la représentation. La représentation doit se tourner vers elle-même, non par narcissisme, non par cette clôture de l'œuvre qui est l'aboutissement stérile de la modernité, mais pour s'excéder. La lutte contre les illusions et l'oubli endémiques dans la représentation trouve un anticorps souvent efficace: l'humour. Il correspond à une forme particulière de conscience de soi. Grâce à lui, la représentation s'interroge, prend ses distances avec elle-même sans narcissisme.
L'œuvre d'Eric Chevillard est à cet égard exemplaire: c'est au prix de la récupération du poncif qu'elle vise à retrouver l'expérience nue, l'étonnement; le réel à l'état neuf au bout de l'épuisement. Il y a chez Chevillard une entreprise de destruction universelle. Tout y est placé à l'envers, pris à rebrousse-poil, massacré, nié, moqué, disséqué. Mais Chevillard a trouvé le moyen de créer avec de la négativité. Ses livres se rapprochent d'une synthèse parfaite de la conscience critique et de la puissance créatrice. La démolition rend possible l'apparition d'objets nouveaux, qui présentent cette curieuse particularité ontologique: ils sont d'autant plus intensément réels (pas littéraires: réels) qu'ils sont étranges, jamais vus.
L'œuvre de Chevillard ne se réfère au monde, tel qu'il fonctionne ordinairement, que pour en nier les lois. Subsiste un discours, une logique qui fonctionne pour elle-même, sans garantie, sans authenticité. Mais, c'est l'une des caractéristiques de son style, cette logique se fait très allusive, estompe ses enchaînements jusqu'à une quasi-disparition, le sous-entendu s'approche de l'absence, jusqu'au bord de l'incompréhensible. On dirait que la concaténation logique n'est tendue au maximum que pour mieux permettre cette projection brutale hors de tout enchaînement. Que le discours n'a été si vétilleux, si raisonneur que pour mieux s'anéantir dans la pure apparition. La forme profonde qui donne cette si extrême tension au style, chez Chevillard, ce serait peut-être ceci: que le même s'épuise jusqu'à devenir autre. Ce qui apparaît alors, en négatif, n'est pas matière ni pensée, chose ou autre, apparition ou disparition, mais présence. La logique devient l'élan permettant de sauter dans une autre dimension. Cette autre dimension, ce serait le réel, la nécessité à la fois logique (formelle) et ontologique (l'évidence de la présence).
Le dernier livre d'Eric Chevillard, Les Absences du capitaine Cook, porte cette tension à son intensité maximale, jusqu'à la rupture. Aucune œuvre narrative contemporaine, peut-être, ne donne ce sentiment d'une évidence de rêve miraculeusement produite par un méticuleux travail formel, de la pure émotion surgissant de l'œuf du sarcasme. Presque à chaque page on se trouve jeté hors de soi, un peu comme à la représentation d'une pièce de Novarina on croit sortir de son propre corps à force d'incarnation. On a l'impression de découvrir l'intime figure du monde tel qu'il nous demeure ordinairement caché: d'autant plus réel qu'il n'est pas possible.
La littérature, telle qu'elle devrait être si l'on en attend qu'elle joue quelque rôle dans notre vie, cherche sa nécessité. Sa garantie est devant elle. Elle n'existe pas avant que l'œuvre soit écrite. Autrement dit, les œuvres véritables déterminent leurs lois, leur langage, et, ce faisant, leur réalisme. Il consiste non pas à reproduire le réel, mais à le faire advenir. Le changer en y ajoutant de la conscience. Le faire remonter du fond de l'oubli. C'est nous-mêmes qu'elle cherche, nous-mêmes tels que nous nous sommes oubliés. Un grand livre crée son auteur et son lecteur.
Cela implique parfois de s'enfoncer dans l'obscurité. Des écrivains comme Pierre Michon ou Claude Louis-Combet s'attachent à l'obscur. Ce qui ne se dit jamais tout à fait mais autour de quoi tournent obstinément les mots, dont on respire le souffle à des échappées de phrases, à des tensions de figures. L'archaïque et l'originaire: «le miasme universel à tête de mouton mort», écrit Michon. Obscurité familière en même temps, présente dans les jeux et la nourriture, obscurité de la cave, obscurité au cœur des mythes chez Louis-Combet, obscurité des cavernes de la Dordogne dans La Grande Beune , obscurité obstinée de la forêt chez Michon, de telle scène primitive aux couleurs pourtant éclatantes dans Le Roi du bois. Dans ces confins, tout se retourne: l'extrême intimité devient le dehors, la personne se découvre impersonnelle. Malheureusement, la denrée obscure se raréfie, et par ce défaut nous respirons chaque jour un peu plus mal. Notre part de bois, et de cave, ce sont ces livres qui nous la donnent, ils peuvent nous aider à vivre.