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Le testament fran?ais

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Le testament fran?ais
Название: Le testament fran?ais
Автор: Makine Andrei
Дата добавления: 16 январь 2020
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Le testament fran?ais - читать бесплатно онлайн , автор Makine Andrei

Ce roman a l’originalit? de nous offrir de la France une vision mythique et lointaine, ? travers les nombreux r?cits que Charlotte Lemonnier, «?gar?e dans l’immensit? neigeuse de la Russie», raconte ? son petit-fils et confident.

Ce roman a re?u le prix Goncourt 1995 et ex-aequo le prix M?dicis 1995.

***

«Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans ga?t?, Charlotte m'avait dit qu'apr?s tous ses voyages ? travers l'immense Russie, venir ? pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible […]. Au d?but, pendant de longs mois de mis?re et d'errances, mon r?ve fou ressemblerait de pr?s ? cette bravade. J'imaginerais une femme v?tue de noir qui, aux toutes premi?res heures d'une matin?e d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontali?re […]. Elle pousserait la porte d'un caf? au coin d'une ?troite place endormie, s'installerait pr?s de la fen?tre, ? c?t? d'un calorif?re. La patronne lui apporterait une tasse de th?. Et en regardant, derri?re la vitre, la face tranquille des maisons ? colombages, la femme murmurerait tout bas: "C'est la France… Je suis retourn?e en France. Apr?s… apr?s toute une vie."»

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Nous restions seuls dans la salle. Le vent qui entrait par la fenêtre sentait le feuillage mouillé. Le ciel s'étageait en nuages gris et violets éclairés par le soleil couchant. De temps en temps les roues d'une voiture crissaient sur l'asphalte humide. Chaque gorgée de vin donnait à ces sons et ces couleurs une nouvelle densité: la lourdeur fraîche des arbres, les vitres brillantes lavées par la pluie, le rouge des slogans sur les façades, le crissement humide des roues, ce ciel encore tumultueux. Je sentais que, peu à peu, ce que nous vivions dans cette salle vide se détachait du moment présent, de cette gare, de cette ville inconnue, de sa vie quotidienne…

Feuillages lourds, longues taches rouges sur les façades, asphalte humide, crissement des pneus, ciel gris-violet. Je me tournai vers Charlotte. Elle n'y était plus…

Et ce n'est plus ce restaurant de la gare perdue au milieu de la steppe. Mais un café parisien – et derrière la vitre, un soir de printemps. Le ciel gris et violet encore orageux, le crissement des voitures sur l'asphalte humide, l'exubérance fraîche des marronniers, le rouge des stores du restaurant de l'autre côté de la place. Et moi, vingt ans après, moi, qui viens de reconnaître cette gamme de couleurs et de revivre le vertige de l'instant retrouvé. Une jeune femme, en face de moi, entretient, avec une grâce très française, une conversation sur rien. Je regarde son visage souriant, et de temps en temps je rythme ses paroles d'un hochement de tête. Cette femme m'est très proche. J'aime sa voix, sa manière de penser. Je connais l'harmonie de son corps… «Et si je pouvais lui parler de cet instant d'il y a vingt ans, au milieu de la steppe, dans cette gare vide?» me dis-je et je sais que je ne le ferai pas.

Dans cette lointaine soirée d'il y a vingt ans, Charlotte se lève déjà, ajuste ses cheveux en se regardant dans le reflet de la fenêtre ouverte, et nous partons. Et sur mes lèvres, avec l'agréable aigreur du vin, s'efface cette parole jamais osée: «Si elle est si belle encore, malgré ces cheveux blancs et tant d'années vécues, c'est parce qu'à travers ses yeux, son visage, son corps transparaissent tous ces instants de lumière et de beauté…»

Charlotte sort de la gare. Je la suis, ivre de ma révélation indicible. Et la nuit se répand sur la steppe. La nuit qui dure déjà depuis vingt ans dans la Saranza de mon enfance.

Je revis Charlotte dix ans après, pendant quelques heures, en allant à l'étranger. J'arrivai très tard le soir, et je devais repartir tôt le matin pour Moscou. C'était une nuit glacée de la fin d'automne. Elle rassembla pour Charlotte les souvenirs inquiets de tous les départs de sa vie, de toutes les nuits d'adieux… Nous ne dormîmes pas. Elle alla préparer le thé et moi, je me promenais à travers son appartement qui me paraissait étrangement petit et très touchant par la fidélité des objets familiers.

J'avais vingt-cinq ans. Mon voyage m'exaltait. Je savais déjà que je partais pour longtemps. Ou plutôt que ce séjour en Europe se prolongerait bien au-delà des deux semaines prévues. Il me semblait que mon départ allait ébranler le calme de notre empire engourdi, que tous ses habitants ne parleraient que de ma fuite, qu'une nouvelle époque s'ouvrirait dès mon premier geste, dès ma première parole prononcée de l'autre côté de la frontière. Je vivais déjà de ce défilé de visages nouveaux que j'allais rencontrer, de l'éclat des paysages rêvés, de l'excitation du danger.

C'est avec cet égoïsme infatué de la jeunesse que je lui demandai sur un ton un peu hilare:

– Mais toi, tu pourrais aussi partir à l'étranger! En France, par exemple… Ça te tenterait, hein?

L'expression de ses traits ne changea pas. Elle baissa simplement les yeux. J'entendis la mélodie sifflante de la bouilloire, le tintement des cristaux de neige contre la vitre noire.

– Tu sais, me dit-elle enfin avec un sourire fatigué, quand en 1922 j'allai en Sibérie, la moitié, ou peut-être le tiers de ce voyage, je l'ai fait à pied. C'était comme d'ici jusqu'à Paris. Tu vois, je n'aurais même pas besoin de vos avions…

Elle sourit de nouveau, me regardant dans les yeux. Mais malgré cette intonation enjouée, je devinai dans sa voix un accent profond d'amertume. Confus, je pris une cigarette, je sortis sur le balcon…

C'est là, au-dessus de l'obscurité glacée de la steppe, que je crus enfin comprendre ce que la France était pour elle.

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