Au temps du fleuve Amour
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Andre? Makine ouvre son roman sur une sc?ne r?v?e de notre Occident. Un fantasme qui nous fera mesurer l'?tendue de notre d?paysement. Les personnages appartiennent ? un autre monde: le pays du grand blanc, au bord du fleuve Amour. Dans ces lieux de silence, la vie pourrait se confondre avec de simples battements de coeur si chaque mouvement de l'?me n'apportait sa r?v?lation. Alors, le d?sir na?t, de la sensualit? des corps comme de la communion avec la nature offerte. L'amour a l'odeur des neiges vierges dans la profondeur de la ta?ga. Soudain, tout est boulevers?. L'Occident fait signe. D'abord un train qui passe, le mythique Transsib?rien. Puis un film fran?ais, vision d'une existence ?blouissante, appel peupl? de grandes actions et de cr?atures sublimes. Le vertige d'une autre histoire n?e sur les rives du fleuve Amour, aux berges de l'adolescence.
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Un mur de neige se dressait au seuil de notre isba. Le village était enseveli tout entier.
Avec un hurlement de joie sauvage, je m'emparais d'une pelle: pas d'école! pas de devoirs! Une journée de désordre bienheureux nous attendait.
Je commençais à creuser d'abord un étroit tronçon, puis, en damant la neige duveteuse et légère, j'aménageais les marches. La tante, pour me faciliter la tâche, arrosait de temps en temps le fond de ma caverne avec l'eau chaude de la bouilloire. Je montais lentement, obligé parfois de m'avancer presque à l'horizontale. La tante m'encourageait depuis le seuil de l'isba en me priant de ne pas aller trop vite. L'air commençait à me manquer, je ressentais un étrange vertige, mes mains nues brûlaient, mon cœur battait lourdement dans mes tempes. La lumière de l'ampoule terne venant de l'isba n'atteignait presque plus le recoin dans lequel je me débattais. Inondé de sueur malgré la neige qui m'enveloppait, je m'imaginais dans des entrailles chaudes et protectrices. Mon corps semblait se souvenir de ses nuits prénatales. Mon esprit engourdi par le manque d'air me suggérait faiblement qu'il eût été sage de descendre dans l'isba pour reprendre souffle…
C'est à cet instant que ma tête perçait la croûte de la surface neigeuse! Je fermais les yeux, la lumière m'aveuglait.
Le calme infini régnait sur cette plaine noyée dans le soleil: la sérénité de la nature se reposant après la tourmente nocturne. La taïga découvrait maintenant ses lointains bleutés et semblait somnoler dans la douceur de l'air. Et, au-dessus de la nappe étincelante, les colonnes blanches de fumée montaient des cheminées invisibles.
Les premiers hommes apparaissaient, émergeant de la neige, se redressaient, enveloppaient d'un regard ébloui le désert scintillant qui s'étendait à la place du village. Nous nous embrassions, en riant, en montrant du doigt la fumée – c'était vraiment drôle d'imaginer quelqu'un préparant le repas sous deux mètres de neige! Un chien sautait du tunnel et semblait aussi s'esclaffer devant ce spectacle insolite… On voyait apparaître Klestov, le vieux-croyant. Il se tournait vers l'est, se signait lentement, puis saluait tout le monde avec un air de dignité appuyée.
Le village retrouvait peu à peu ses bruits familiers. Les quelques hommes de Svetlaïa, aidés par nous tous, se mettaient à creuser des couloirs qui reliaient les isbas entre elles et ouvraient le passage vers le puits.
Nous savions que cette abondance neigeuse, dans notre contrée des froids secs, avait été apportée par les vents nés dans le néant brumeux de l'océan. Nous savions aussi que cette tempête était le tout premier signe du printemps. Le soleil de ce redoux rabattrait vite la neige, la ramènerait, lourde et tassée, jusque sous nos fenêtres. Et les froids reprendraient encore plus violents, comme pour se venger de cette brève défaillance lumineuse. Mais le printemps viendrait! Maintenant nous en étions sûrs. Le printemps aussi éclatant et soudain que la lumière qui nous aveuglait à la sortie de nos tunnels.
Et le printemps venait, et, un beau jour, le village rompait les amarres. La rivière s'ébranlait. D'énormes champs de glace commençaient leur défilé majestueux. Leur marche s'accélérait, les écailles luisantes de l'eau nous éblouissaient. L'odeur âpre de la glace se mélangeait avec le vent des steppes. Et la terre se dérobait sous nos pieds, et c'était notre village avec ses isbas, ses haies vermoulues, ses voiles de linge multicolore sur les cordes, c'était Svedaïa qui s'en allait dans une navigation joyeuse.
L'éternité hivernale prenait fin.
Le voyage ne durait pas longtemps. Quelques semaines après, la rivière rentrait dans son lit, le village accostait à la rive d'un fugitif été sibérien. Et, dans ce bref intervalle, le soleil déversait l'odeur chaude de la résine de cèdre. Nous ne parlions plus que de la taïga.
C'est au cours de l'une de nos expéditions au milieu de la taïga qu'Outkine trouva la Khargracine…
Avec sa jambe mutilée, il était toujours derrière nous. De temps en temps, il nous lançait, à Samouraï et à moi: «Hé! mais attendez un peu!» Nous ralentissions le pas, compréhensifs.
Cette fois, au lieu de son habituel «Attendez-moi!», il poussa un long sifflement de surprise. Nous nous retournâmes.
Comment pouvait-il la dénicher, cette racine que seuls les yeux experts des vieilles Yakoutes réussissaient à distinguer dans la couche molle de l'humus? À cause de sa jambe, peut-être. Son pied gauche qu'il traînait comme un râteau déterrait souvent à son insu des choses étonnantes…
Nous regardâmes la Kharg-racine de près. Sans nous l'avouer, nous sentîmes qu'il y avait quelque chose de féminin dans sa forme. C'était en fait une sorte de grosse poire sombre à l'écorce de daim légèrement craquelée, recouverte dans sa partie inférieure d'un duvet violacé. De haut en bas, cette racine était divisée par une cannelure ressemblant au tracé de la colonne vertébrale.
La Kharg était très agréable au toucher. Sa peau veloutée semblait répondre au contact des doigts. Ce bulbe aux contours sensuels laissait deviner une étrange vie qui animait son mystérieux intérieur.
Intrigué par son secret, j'écorchai sa surface rebondie avec l'ongle de mon pouce. Un liquide rouge comme le sang emplit l'égratignure. Nous échangeâmes un regard perplexe.
– Donne voir, demanda Samouraï en me prenant la Kharg des mains.
Il retira son couteau et incisa le bulbe de la racine d'amour suivant la cannelure. Puis, enfonçant ses pouces dans le duvet en bas de son ovale charnu, il les écarta brusquement.
Nous entendîmes une sorte de bref criaillement – comme celui d'une porte saisie par la glace et qui cède enfin sous l'effort.
D'un même élan nous nous inclinâmes pour mieux voir. Dans un giron rosâtre, pulpeux, nous vîmes une longue feuille pâle. Elle était pliée avec cette émouvante délicatesse que nous rencontrions souvent dans la nature. Et qui provoquait chez nous des sentiments mitigés: détruire, rompre cette harmonie inutile ou… Nous ne savions pas bien ce qu'il fallait en faire. C'est ainsi que, quelques instants, nous contemplâmes la feuille qui rappelait la transparence et la fragilité des ailes d'un papillon sortant de son cocon.
Samouraï lui-même paraissait vaguement embarrassé devant cette beauté inattendue et déroutante.
Enfin, d'un geste expéditif, il colla les deux moitiés de la Kharg et fourra la racine dans une pochette de son sac à dos.
– Je demanderai à Olga, nous lança-t-il en reprenant la marche. Elle doit en avoir entendu parler…
3
Nous vivions dans un étrange univers sans femmes. La découverte du bulbe d'amour ne fit que rendre cette réalité éclatante.
Oui, quelques ombres qui nous étaient souvent chères, attachantes, mais qui n'évoquaient pour nous rien de féminin. Ma tante, la mère d'Outkine, la vieille Olga… Quelques visages des enseignantes de l'école qui se trouvait à Kajdaï. Leur féminité s'était épuisée depuis longtemps dans cette rude résistance quotidienne au froid, à la solitude, à l'absence de tout changement prévisible. Non, elles n'étaient pas laides. La mère d'Outkine, par exemple, avait un beau visage pâle, une sorte de transparence aérienne dans les traits. Mais le savait-elle, elle-même? C'est bien longtemps après, en la revoyant dans mes souvenirs, que j'ai pu le constater: oui, elle aurait pu plaire, être désirable. Mais plaire à qui? Être désirable où? Froid, nuit, éternité appelée «hiver». Et le balancier qui somnolait embrouillé dans les barbelés recouverts de glace.
Il arrivait que, par le hasard de quelque affectation décidée à mille kilomètres de notre village, une jeune enseignante se retrouvât dans notre école. Denrée rare. Sa personne concentrait sur elle une curiosité intense. Mais nous lisions sur son visage une telle angoisse, un tel désir de fuir le plus vite possible, que nous en étions nous-mêmes inquiets: est-ce que notre vie était vraiment à ce point invivable? L'angoisse altérait ses traits. Sa beauté, sa fascinante étiangeté s'estompaient sous cette grimace de terreur. Nous sentions tous que, mentalement, elle comptait les jours – elle nous regardait comme si nous étions déjà dans le passé. Figurants d'un mauvais souvenir. Personnages d'un cauchemar.
Et les hommes, assujettis à trois éléments – taïga, or, ombre des miradors -, comptaient eux aussi. En mètres cubes de cèdre, en kilogrammes de sable d'or… Ils rêvaient aussi d'une existence tout autre, au bout de ce calcul, d'une vie à dix mille kilomètres de ces lieux, par-delà l'Oural, à l'autre bout de l'Empire. Ils évoquaient l'Ukraine, le Caucase, la Crimée. Leurs scies s'enfonçaient dans la chair odorante des cèdres et semblaient crier ce «Crrri-i-mée» tant convoité. Et les dragues des chercheurs d'or reprenaient en écho en creusant: «Crrri-i-mée»…
Quant à l'amour… Le seul mot que nous les entendions employer était «faire». Non pas «faire l'amour», ce qui aurait désigné déjà le processus, ni même «se faire une femme», ce qui aurait évoqué au moins un acte de séduction, mais tout simplement: «faire une femme». Tapis dans un coin de la cantine d'ouvriers, devant notre verre de compote, nous écoutions leurs confidences et nous en étions toujours terriblement déçus. Leurs récits ne nous apprenaient qu'une chose: l'un d'eux avait «fait» une inconnue. Pas de décors, pas de portraits, aucune esquisse êrotique. Ils ne prenaient même pas la peine de chercher à exprimer leur exploit par l'un de ces verbes grossiers qui gargouillaient tout le temps dans leurs gorges brûlées par la vodka et le vent.
– Je l'ai faite, hé-hé! cette petite Yakoute…
– Cette Mania, la caissière, tu te rappelles? Je l'ai faite…
Nous espérions au moins quelques détails: comment était-elle, cette jeune femme yakoute? Sous sa pelisse endurcie par le givre piquant, son corps devait paraître particulièrement chaleureux et lisse. Et ses cheveux devaient avoir l'odeur du cèdre brûlé. Et ses jambes fortes, un peu courbes, ses hanches musclées faisaient sans doute de son aine un véritable piège qui se refermait sur le corps de son amant… Nous attendions si fébrilement l'une de ces confidences! Mais les hommes se mettaient déjà à parler des mètres cubes de bois ou d'un tuyau qu'il fallait rallonger pour mieux débusquer les pépites… Nous avalions bruyamment les fruits ramollis de notre compote, brisions avec les lourdes poignées de nos couteaux les noyaux d'abricots. Et, en mastiquant leurs amandes, nous nous en allions dans le vent glacé, avec un goût amer sur les lèvres.