Au Piano
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La pratique professionnelle du piano suppose une discipline stricte. Elle exclut tout divertissement susceptible d'?loigner l'artiste de son clavier. Pourtant il aimerait, lui aussi, jouir de la lumi?re du monde, de la douceur de vivre, de la ti?deur de l'air et de l'amour des femmes. Eh bien non! Mort ou vif, le pianiste se doit d'abord ? son public.
Dans les all?es du parc Monceau ? Paris, Max a peur. «Max va mourir violemment dans vingt-deux jours mais, comme il l’ignore, ce n’est pas de cela qu’il a peur». Il a peur de son piano, peur de lui-m?me, surtout. Mais n’a-t-il pas raison puisqu’un soir, apr?s un concert de gala, il est agress? et meurt au coin d’une rue? Fin de la premi?re partie.
On range le piano. On arr?te l’alcool. On bascule, dans une clinique bizarre, le Centre, une version moderne du purgatoire qui recycle «des personnalit?s pour faire partie du personnel». Max fera partie du personnel, aux c?t?s de Dean Martin et de Doris Day. Il attend son verdict, le Parc (paradis) ou la Section urbaine (enfer). On tranche pour la Section urbaine et Max revient sur terre, avec l'interdiction formelle de retrouver quiconque a fait partie de son pass?.
Troisi?me volet, il y aura l’Am?rique du Sud. Mais Max cherche d?sesp?r?ment sa Rose, une femme ? qui il n'a jamais avou? son amour et qu'il a perdu de vue depuis ses ann?es d'?tude.
Jouant avec l'?ternit? et le salut, Jean Echenoz nous prend ? t?moin, nous pr?cisant avec humour que c’est une fiction qu'il invente pour nous. Je vous laisse le plaisir de d?couvrir le d?nouement fantastique de cette parodie loufoque jusqu’? l’absurde, o? il est question de partir vers l’obscur objet de son d?sir. C'est en tout cas un magnifique roman sur la peur de vivre.
Jean Echenoz a re?u en 2006 le Grand Prix de litt?rature Paul Morand pour l'ensemble de son oeuvre.
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On s'habitue très vite à Iquitos – mieux qu'à ces chaussures jaunes auxquelles Max n'avait pas encore trouvé de remplaçantes -, on s'y repère aisément, on ne s'y trouve pas si mal. N'était le souci de l'argent, dont il repoussait toujours le moment d'y penser sérieusement, Max se sentit en vacances au bout du troisième jour. Mais ce fut ce jour-là qu'était fixé le rendez-vous avec le fournisseur d'identité, à l'aéroport Francisco Secada Vigneta, situé à quatre kilomètres du centre-ville. Pour s'y rendre, Max dut emprunter un de ces moto cars dont les conducteurs lui faisaient en permanence des offres de service. Le motocar, scooter bâché comportant une banquette à l'arrière, est l'équivalent amazonien du rickshaw, quoique démuni de protections latérales et carrossé un peu différemment de son homologue indien. Contrairement à celui-ci, il n'est pas constellé de décalcomanies politiques ou pieuses – à peine un tigre ou deux, parfois, sont peints sur la banquette – et n'est pas équipé d'un compteur. Mais on sait ce que ça vaut, un compteur de rickshaw, on sait à quel point c'est peu fiable, de sorte qu'on ne discute pas moins âprement ni préalablement le prix de la course avec un motocarrista qu'avec un rickshaw-wallah tamoul, un zemidjan béninois ou un pilote de tuk-tuk laotien. Quant au confort qu'assurent l'un ou l'autre de ces véhicules, il est à peu près comparable à tous égards.
Arrivé à l'aéroport, Max n'eut pas de mal à trouver la cafétéria ni, pratiquement seul au milieu de celle-ci, le dénommé Jaime qu'il avait eu trois jours plus tôt au téléphone, assis devant un double express fumant. Jaime devait avoir à peu près l'âge de Max, de petites lunettes ironiques de presbyte filtraient son regard entendu. Bras gauche dans le plâtre dissimulé sous un tricot dissimulé sous une veste dissimulée sous un manteau dissimulé sous une écharpe dissimulée sous un chapeau – mais, nonobstant l'ambiance d'étuve, ces superpositions ne semblaient pas l'affecter spécialement. À peine avaient-ils commencé de s'entretenir qu'un cireur dépenaillé, hagard et vêtu de loques, vint s'accroupir aux pieds de Max sans demander son avis et se mit à fourbir aussitôt ses chaussures, ce que Max laissa faire sans surveiller l'opération. Bon, dit Jaime, tout est à peu près au point, il ne manque plus qu'une photo d'identité. Si nous pouvions l'avoir après-demain, les papiers seraient disponibles d'ici à la fin de la semaine. Bien, et dites-moi, s'inquiéta Max, vous pouvez me préciser combien ça va me coûter? Je ne peux pas vous dire ça tout de suite, éluda Jaime, nous n'avons pas encore établi de facture détaillée.
Puis, à propos du cireur qui avait achevé sa tâche et se tenait maintenant debout, tremblant légèrement en silence et fixant un intense regard sur Max, celui-ci posa la même question qu'à propos de son identité. Et lui, je lui donne combien? Une pièce d'un sol suffira, estima Jaime. Max paya le cireur sans le regarder, convenant d'un prochain rendez-vous avec le faussaire qui s'éloigna. Resté seul, il jeta un œil sur ses chaussures. Faute de cirage de couleur jaune, sans doute, les chaussures de Max étaient devenues violettes, d'un beau violet bien éclatant. Peut-être n'étaient-elles pas plus mal comme ça, d'ailleurs, mais enfin. Max se leva, sortit de l'aéroport en regardant la nouvelle couleur de ses pieds. Ma foi, s'il était nécessaire de changer totalement d'identité, il fallait bien un commencement à tout.
22.
Les journées qui suivirent, c'était beaucoup moins bien. Les heures devenaient de plus en plus longues et Max de plus en plus inquiet sur la question de l'argent. Car, quoi qu'on puisse penser, malgré son séjour au Centre et l'événement tragique qui l'avait précédé, sa situation particulière, nullement désincarnée, ne l'empêchait pas d'éprouver les sensations et les besoins classiques de l'organisme. La faim, la chaleur, la soif même sans pisco, le désir d'un confort élémentaire, tout cela pose des problèmes que l'argent seul résout, le plus humble train de vie nécessite un budget. Or Max voyait bien fondre à l'œil nu ses ressources, inexorablement.
À cela vint s'adjoindre une impression d'isolement croissant. Si, pendant les premiers jours, la découverte d'Iquitos avait suffi à l'occuper sans qu'il eût besoin de parler à personne, Max en avait un peu marre à présent du tourisme, maintenant il n'en pouvait plus de solitude dans ce bled. Pas moyen de prendre langue avec personne sur la place d'Armes, pas plus avec les jolies filles qu'avec les pêcheurs de rats. Et s'il parvint quelquefois, dans son petit espagnol naissant, à discuter un peu avec des autochtones qui étaient principalement les serveurs vieillissants du restaurant Regal, ce ne fut jamais que pour recueillir des informations pessimistes et résignées sur cette ville: taux de suicides explosif, omniprésence des sectes, circulation massive de drogues, pratiques de magie noire et j'en passe. Tout cela, qui était assez décourageant, ne donnait pas très envie d'essayer de s'intégrer. Il eut des coups de cafard, il eut des jours d'ennui, de cet ennui trop lourd qu'engendre le mariage de la solitude avec les petits moyens. Il lui arriva de ne plus avoir envie d'aller marcher dans Iquitos, à quoi bon, il resta même une fois toute la journée sans sortir de chez lui, passant incessamment de l'une à l'autre de ses deux pièces, fauve en cage qui ne s'arrêtait parfois que pour contempler, à travers les grilles, le fleuve aux couleurs inchangées.
Ce jour-là, pour s'occuper un peu, l'idée vint à Max d'écrire à sa sœur, enfreignant en cela les consignes strictes que lui avait signifiées Béliard. Il passa une bonne heure à rédiger sa lettre dans laquelle il expliquait tout, racontait tout, se plaignait de tout, n'hésitant même pas pour conclure à demander à Alice de lui envoyer un peu d'argent. Mais une fois qu'il eut signé, relu, plié puis glissé la lettre dans une enveloppe dont il lécha la bande gommée, il ne se produisit que des désagréments. Premièrement Max se coupa la lèvre supérieure avec le rabat de l'enveloppe – blessure qui, bien que très fine et bénigne, se révéla disproportionnellement douloureuse -, deuxièmement le goût de colle de poisson rance qui se répandit dans sa bouche était abominable, troisièmement Max prit conscience des ennuis qu'il risquait auprès de Béliard, si celui-ci diligent ait une enquête, en laissant ainsi sur sa lettre un peu de salive compromettante – les scientifiques du Centre n'étant quand même sans doute pas allés jusqu'à modifier son code génétique. Et puis au bout du compte, réfléchissant au trouble extrême que pourrait quatrièmement éprouver Alice en la recevant, Max finit par rouvrir l'enveloppe et relire une dernière fois sa lettre avant de la déchirer puis de la brûler.
Au Tropical Paradise Lodge du boulevard Putumayo, où il était passé rafler des prospectus qui lui feraient un peu de lecture, on lui proposerait bien pour le distraire d'aller faire un tour en pirogue sur le fleuve. Ce serait bien sûr une nouvelle dépense mais, foutu pour foutu, la demi-journée était encore dans ses moyens. Sous quelques angles, les blocs sombres de la forêt amazonienne évoquaient parfois certains coins du parc visité en compagnie de Béliard. Infestés de moustiques, les chemins d'eau étaient bordés d'arbres qui se développaient selon une logique bizarre, comme s'ils étaient l'objet d'un dérangement héréditaire, ce qui ne contribuait pas peu à créer un malaise. On croisait d'autres pirogues à rames occupées par des locaux silencieux qui transportaient des boîtes, des sacs ou des bidons, des poulets encagés. On aperçut des chiens, une fois un gros iguane, ou plus précisément une grosse femelle iguane enceinte avachie sur une branche émergente et que le piroguier tenta de capturer pour lui voler son œuf – rien de meilleur, assurait cet homme, que l'œuf d'iguane mollet gras cuit.
Le jour fixé, Max prit un nouveau motocar pour se rendre à l'aéroport. Jaime était toujours là, toujours bien couvert sous la canicule, assis cette fois devant un chocolat chaud. Il remit à Max une petite pochette en coton brodé – artisanat local fait main, précisa-t-il, cadeau – contenant une parfaite copie de passeport français au nom de Salvador Paul, André, Marie, nationalité française, néle même jour que Max avec la photo de Max en dessous, accompagné de néant enfants page 4 et d'authentiques timbres fiscaux français page 5. Page 7, au premier emplacement vierge réservé aux visas, figurait même un tampon d'arrivée dans la capitale du pays, quelques semaines plus tôt, à l'aéroport international Jorge Châvez. Tout cela paraissait impeccable.
Pendant que Max feuilletait cet objet, Jaime tira de sa poche puis lui tendit un papier plié sur lequel un long chiffre était inscrit. Ce chiffre était une somme, montant de la facture du passeport qui correspondait précisément, au centavo de sol près, à ce que Max possédait à l'instant même au fond des poches de son pantalon neuf: à l'évidence on l'avait surveillé de près, on avait tenu ses moindres dépenses à l'œil, soigneusement calculé ce qui lui restait, et voici maintenant Max parfaitement ratissé. Comme cela devait se lire un peu sur son visage: Qu'est-ce qu'il y a, lui dit Jaime, quelque chose qui ne va pas? Max n'eut pas le temps de répondre que déjà l'autre, souriant comme s'il n'attendait que ça, lui faisait une proposition si classique et si dénuée d'imagination qu'on est gêné de la rapporter. Il s'agirait, comme il n'est que trop usuel dans ce genre d'embrouille, de transporter une certaine chose à l'étranger – la France en l'occurrence – contre une certaine rémunération. Situation si convenue qu'il ne serait même pas besoin de préciser la nature de cette chose, enfermée dans une mallette en lézard à fermoir en métal doré verrouillé que Jaime, s'étant penché, retira de sous la table pour la poser dessus.
Voilà, c'est juste ça qu'il faudrait transporter, désigna-t-il, ce n'est rien. Travail discret, facile, payé. Pas en monnaie locale, je vous rassure tout de suite, vous aurez du dollar tout ce qu'il y a de plus frais. Certes, dit Max, je veux bien mais ça me ferait partir quand? Tout de suite, répondit Jaime, l'avion décolle dans quarante-cinq minutes. Et mes affaires? s'inquiéta Max. Pas de problème, dit Jaime en se penchant à nouveau, les voilà, on est passé les prendre chez vous après votre départ. Il Ies lui tendit, soigneusement pliées dans leur sac, et voici vos billets d'avion et voici votre argent. Max mit peu de temps à compter cet argent: du dollar en effet mais bien peu, à peine de quoi tenir deux ou trois jours à Iquitos, c'est-à-dire deux ou trois heures en France mais, à présent, comment faire autrement? Bon, dit Max, d'accord.