Le Joueur
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Qui mieux qu'un joueur pouvait d?crire la descente dans l'enfer du jeu? Courant les grands casinos europ?ens, Dosto?evski est cribl? de dettes quand il ?crit ce court roman.
Dans une ville d'eau imaginaire, Alexis est employ? dans la maison d'un g?n?ral russe endett? aupr?s de son entourage. Paulina, pupille du g?n?ral, demande ? Alexis de jouer ? la roulette pour elle, son rang lui interdisant les jeux de hasard. Elle a besoin d'argent mais ne dit pas pourquoi ? Alexis, amoureux d'elle. Le g?n?ral a ?galement besoin d'argent, il attend la mort d'une tante et l'h?ritage, condition pour pouvoir ?pouser Blanche de Comminges, une femme beaucoup plus jeune que lui. Mais, voil?, la tante d?couvre le jeu de la roulette…
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– Ce n’est pas tout à fait cela. Je vous ai déjà dit qu’il m’est difficile de m’expliquer. Ne vous fâchez pas de mon bavardage; vous savez bien qu’on ne se fâche pas avec moi, je ne suis qu’un fou; et puis… fâchez-vous s’il vous plaît. Chaque soir, là-haut, dans ma chambre, il me suffit de me rappeler le frôlement de votre robe pour être près de me ronger les poings. Cela vous fâche encore? Bon! je suis votre esclave. Profitez-en, profitez… Il est probable que je vous tuerai un jour. Je vous tuerai, non pas parce que j’aurai cessé de vous aimer, ou parce que je serai jaloux, mais simplement parce que j’ai parfois envie de vous manger. Vous riez!
– Je ne ris pas du tout, dit-elle avec indignation, et je vous ordonne de vous taire.
Elle s’arrêta, suffoquée par la colère. Ô Dieu! je ne sais pas si elle est jolie; mais que j’aime à la voir, droite, immobile ainsi devant moi, tout irritée! Et c’est pourquoi je me plais souvent à provoquer sa colère. Peut-être l’avait-elle remarqué et peut-être se fâchait-elle par complaisance. Je lui soumis aussitôt cette observation:
– Vous êtes un être de boue! s’écria-t-elle avec dégoût.
– Ça m’est égal! Mais savez-vous qu’il est dangereux pour vous de vous promener seule avec moi? Je suis souvent tenté de vous battre, de vous estropier, de vous étrangler. Croyez-vous que j’en viendrai là? Ou bien j’aurai un accès de fièvre chaude. Que peut me faire votre colère? J’aime sans espoir, et, si je vous tue, il faudra que je me tue aussi. Je me tuerais alors le plus lentement possible, pour avoir à moi, je veux dire pour ne pas partager avec vous, au moins, cette douleur. Après cela, comment ne serais-je pas fataliste? Vous vous rappelez que, sur le Schlagenberg, je vous ai dit: Un mot de vous et je me jette en bas. Croyez-vous que je m’y serais jeté?
– Quel bavardage stupide!
– Stupide ou spirituel, c’est tout un, pourvu que je parle. Car auprès de vous il faut que je parle, que je parle… Quand vous êtes là, je perds tout orgueil.
– Pourquoi vous aurais-je forcé à vous précipiter du Schlagenberg? C’était tout à fait inutile.
– Oh! quelle superbe intonation! comme vous avez bien dit cela! Que d’offense dans ce magnifique «inutile»! Je vous comprends très bien. Inutile, dites-vous? Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir que l’abus du pouvoir? On écrase une mouche, on jette un homme du haut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote par nature et la femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimez beaucoup à torturer.
Elle m’observait avec une attention profonde. Ma physionomie exprimait sans doute toutes les sensations absurdes qui me possédaient. Je sentais mes yeux se gonfler de sang et l’écume mouiller mes lèvres. Certes, je me serais jeté du Schlagenberg! Certes! Certes! Si ses lèvres avaient prononcé le mot «faites», sans que sa conscience s’en fût doutée, eh! je me serais jeté… Je me rappelle mot pour mot cette conversation.
– Pourquoi vous croirais-je? dit-elle sur un ton où il y avait tant de mépris, de ruse et de vanité que, mon Dieu! mon Dieu! je l’aurais tuée sans peine, en ce moment. Je l’aurais très volontiers assassinée.
– N’êtes-vous pas très lâche? reprit-elle tout à coup.
– Peut-être bien. Je ne me suis jamais demandé cela.
– Si je vous disais: «Tuez cet homme!» le tueriez-vous?
– Qui?
– Qui je voudrais.
– Hum! le petit Français, n’est-ce pas?
– Ne m’interrogez pas, répondez! Tueriez-vous celui que je vous désignerais? Je veux savoir si vous parliez sérieusement tout à l’heure.
Elle attendait si sérieusement, avec tant d’impatience, ma réponse que je me sentis troublé.
– Me direz-vous enfin ce qui se passe ici! m’écriai-je. Avez-vous peur de moi! Je vois très bien qu’une catastrophe est imminente. Vous êtes la belle-fille d’un homme ruiné, fou et avili par une passion irrésistible; et vous voilà sous l’influence mystérieuse de ce misérable Français! Et maintenant vous me posez sérieusement une pareille question… Encore faut-il que je sache… Ne pouvez-vous me parler une fois avec franchise?
– Il ne s’agit pas de cela; Je vous pose une question, répondez-moi.
– Eh bien! oui, oui, oui; certainement oui, je tuerais… mais… l’ordonnez-vous aujourd’hui?
– Qu’en pensez-vous? Croyez-vous que j’aurais pitié de vous? Non, je donnerai l’ordre, et je resterai cachée. Acceptez-vous? Pourrez-vous supporter cela? Ah! pas vous, pas un être comme vous!… Vous tuerez peut-être si je vous l’ordonne, mais ensuite vous perdrez la tête. Une si faible tête! Et puis vous me tuerez pour avoir osé vous envoyer…
Quelque chose comme un coup me frappa au cerveau. Certes, même alors, je considérais sa question comme une plaisanterie, comme une provocation. Et pourtant, elle avait parlé trop sérieusement. J’étais tout de même stupéfait qu’elle en fût venue à s’avouer à ce point son pouvoir sur moi, à oser me dire: «Cours à ta perte! Moi, je resterai dans l’ombre.» Il y avait dans ces paroles un cynisme vraiment inouï. Mais comment se comporterait-elle ensuite avec moi? Une telle complicité élève l’esclave jusqu’au maître et, quoique notre conversation me parût chimérique, mon cœur tressaillait.
Tout à coup elle éclata de rire. Nous étions assis sur un banc, les enfants jouaient auprès de nous, non loin des équipages qui stationnaient. La foule circulait devant nous.
– Voyez-vous cette grosse femme, reprit Paulina. C’est la baronne Wourmergelm; il n’y a que trois jours qu’elle est arrivée. Voyez-vous son mari, ce Prussien long et sec, armé d’une canne? Vous rappelez-vous comme il nous toisait avant-hier? Allez tout de suite aborder cette baronne, ôtez votre chapeau et dites-lui quelque chose en français.
– Pour quoi faire?
– Vous juriez de vous jeter du Schlagenberg! Vous juriez que vous étiez prêt à tuer qui je voudrais! Au lieu de toutes ces tragédies, je ne vous demande qu’une comédie. Allez, sans aucun prétexte, je veux voir le baron vous donner des coups de canne.
– Vous me défiez, vous pensez que je ne le ferai pas?
– Oui! je vous défie. Allez! je le veux.
– C’est une fantaisie ridicule, mais j’y vais. Pourvu que cela ne cause pas des désagréments au général et que le général ne vous ennuie pas à cause de cela! Ma parole, j’y vais. Mais quelle fantaisie! Aller offenser une femme!
– Je vois bien que vous n’êtes qu’un bavard! dit-elle avec mépris. Vous avez les yeux gonflés de sang, et c’est tout. Peut-être avez-vous trop bu à dîner. Croyez-vous donc que je ne comprenne pas combien c’est bête et que le général se fâchera? Mais je veux rire, voilà tout. Vous faire offenser une femme, oui; et vous faire battre, oui, je le veux.
Lentement, j’allai accomplir ma mission. Certes, c’était très bête, mais pouvais-je ne pas me soumettre?