Jean-Christophe Tome V
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Vaste roman cyclique, ce roman fleuve est un signe d'amour et d'espoir adress? ? la g?n?ration suivante. Le h?ros, un musicien de g?nie, doit lutter contre la m?diocrit? du monde. M?lant r?alisme et lyrisme, cette fresque est le tableau du monde de la fin du XIX?me si?cle au d?but du vingti?me.
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– Il me vient une id?e, dit-il. En attendant les le?ons, feriez-vous des travaux d’?dition musicale?
Christophe accepta avec empressement.
– J’ai votre affaire, dit Kohn. Je connais intimement un des chefs d’une grande maison d’?ditions musicales, Daniel Hecht. Je vais vous pr?senter; vous verrez ce qu’il y aura ? faire. Moi, vous savez, je n’y connais rien. Mais lui est un vrai musicien. Vous n’aurez pas de peine ? vous entendre.
Ils prirent rendez-vous pour le jour suivant. Kohn n’?tait pas f?ch? de se d?barrasser de Christophe, tout en l’obligeant.
Le lendemain, Christophe vint prendre Kohn ? son bureau. Il avait, sur son conseil, emport? quelques compositions pour les montrer ? Hecht. Ils trouv?rent celui-ci ? son magasin de musique, pr?s de l’Op?ra. Hecht ne se d?rangea pas ? leur entr?e; il tendit froidement deux doigts ? la poign?e de main de Kohn, ne r?pondit pas au salut c?r?monieux de Christophe, et, sur la demande de Kohn, il passa avec eux dans une pi?ce voisine. Il ne leur offrit pas de s’asseoir. Il resta adoss? ? la chemin?e sans feu, les yeux fix?s au mur.
Daniel Hecht ?tait un homme d’une quarantaine d’ann?es, grand, froid, correctement mis, un type ph?nicien tr?s marqu?, l’air intelligent et d?sagr?able, figure renfrogn?e, poil noir, barbe de roi assyrien, longue et carr?e. Il ne regardait presque jamais en face, et il avait une fa?on de parler glaciale et brutale, qui frappait comme une insulte, m?me quand il disait bonjour. Cette insolence ?tait plus apparente que r?elle. Sans doute, elle r?pondait ? une disposition m?prisante de son caract?re; mais elle tenait encore plus ? ce qu’il y avait en lui d’automatique et de guind?.
Les juifs de cette esp?ce ne sont point rares; et l’opinion n’est pas tendre pour eux: elle taxe d’arrogance cette raideur cassante, qui est souvent le fait d’une gaucherie incurable de corps et d’?me.
Sylvain Kohn pr?sentait son prot?g?, sur un ton de pr?tentieux badinage, avec des ?loges exag?r?s. Christophe, d?contenanc? par l’accueil, se balan?ait, son chapeau et ses manuscrits ? la main. Lorsque Kohn eut fini, Hecht, qui jusque-l? ne semblait pas s’?tre dout? que Christophe f?t l?, tourna d?daigneusement la t?te vers lui, et, sans le regarder, dit:
– Krafft… Christophe Krafft… Je n’ai jamais entendu ce nom.
Christophe re?ut cette parole, comme un coup de poing en pleine poitrine. Le rouge lui monta au visage. Il r?pondit avec col?re:
– Vous l’entendrez plus tard.
Hecht ne sourcilla point, et continua imperturbablement, comme si Christophe n’existait pas:
– Krafft… non je ne connais pas.
Il ?tait de ces gens, pour qui c’est d?j? une mauvaise note que de n’?tre pas connu d’eux.
Il continua, en allemand:
– Et vous ?tes du Rhein-Land ?… C’est ?tonnant combien il y a de gens l?-bas qui se m?lent de musique! Je crois qu’il n’y en a pas un qui ne pr?tende ?tre musicien.
Il voulait dire une plaisanterie et non une insolence; mais Christophe le prit autrement. Il e?t r?pliqu?, si Kohn ne l’avait devanc?.
– Ah! pardon, pardon, disait-il ? Hecht, vous me rendrez cette justice que moi, je n’y entends rien.
– Cela fait votre ?loge, r?pondit Hecht.
– S’il faut ne pas ?tre musicien pour vous plaire, dit s?chement Christophe, je suis f?ch?, je ne fais pas l’affaire.
Hecht, la t?te toujours tourn?e de c?t?, reprit, avec la m?me indiff?rence:
– Vous avez d?j? ?crit de la musique? Qu’est-ce que vous avez ?crit? Des lieder , naturellement?
– Des lieder , deux symphonies, des po?mes symphoniques, des quatuors, des suites pour piano, de la musique de sc?ne, dit Christophe bouillonnant.
– On ?crit beaucoup en Allemagne, fit Hecht, avec une politesse d?daigneuse.
Il ?tait d’autant plus m?fiant, ? l’?gard du nouveau venu, que celui-ci avait ?crit tant d’?uvres, et que lui, Daniel Hecht, ne les connaissait pas.
– Eh bien, dit-il, je pourrais peut-?tre vous occuper, puisque vous m’?tes recommand? par mon ami Hamilton. Nous faisons en ce moment une collection, une Biblioth?que de la jeunesse , o? nous publions des morceaux de piano faciles. Sauriez-vous nous «simplifier» le Carnaval de Schumann, et l’arranger ? quatre, six et huit mains?
Christophe tressauta:
– Et voil? ce que vous m’offrez, ? moi, ? moi!…
Ce «moi» na?f fit la joie de Kohn; mais Hecht prit un air offens?:
– Je ne vois pas ce qui peut vous ?tonner, dit il. Ce n’est point l? un travail si facile! S’il vous para?t trop ais?, tant mieux! Nous verrons ensuite. Vous me dites que vous ?tes bon musicien. Je dois vous croire. Mais enfin, je ne vous connais pas.
Il pensait, ? part lui:
– Si on croyait tous ces gaillards-l?, ils feraient la barbe ? Johannes Brahms lui-m?me.
Christophe, sans r?pondre, – (car il s’?tait promis de r?primer ses emportements) – enfon?a son chapeau sur sa t?te, et se dirigea vers la porte. Kohn l’arr?ta, en riant:
– Attendez, attendez donc! dit-il.
Et, se tournant vers Hecht:
– Il a justement apport? quelques-uns de ses morceaux, pour que vous puissiez vous faire une id?e.
– Ah! dit Hecht ennuy?. Eh bien, voyons cela.
Christophe, sans un mot, tendit les manuscrits. Hecht y jeta les yeux n?gligemment.
– Qu’est-ce que c’est? Une suite pour piano … (Lisant:) Une journ?e … Ah! toujours de la musique ? programme…
Malgr? son indiff?rence apparente, il lisait avec grande attention. Il ?tait excellent musicien, poss?dait son m?tier, d’ailleurs ne voyait rien au del?; d?s les premi?res mesures, il sentit parfaitement ? qui il avait affaire. Il se tut, feuilletant l’?uvre, d’un air d?daigneux; il ?tait tr?s frapp? du talent qu’elle r?v?lait; mais sa morgue naturelle et son amour-propre froiss? par les fa?ons de Christophe lui d?fendaient d’en rien montrer. Il alla jusqu’au bout, en silence, ne perdant pas une note:
– Oui, dit-il enfin, d’un ton protecteur, c’est assez bien ?crit.
Une critique violente e?t moins bless? Christophe.
– Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, fit-il, exasp?r?.
– J’imagine, pourtant, dit Hecht, que si vous me montrez ce morceau, c’est pour que je vous dise ce que j’en pense.
– En aucune fa?on.
– Alors, fit Hecht, piqu?, je ne vois pas ce que vous venez me demander.
– Je vous demande du travail, pas autre chose.
– Je n’ai rien autre ? vous offrir, pour le moment, que ce que je vous ai dit. Encore n’en suis-je pas s?r. J’ai dit que cela se pourrait.
– Et vous n’avez pas d’autre moyen d’occuper un musicien comme moi?
– Un musicien comme vous? dit Hecht, d’un ton d’ironie blessante. D’aussi bons musiciens que vous, pour le moins, n’ont pas cru cette occupation au-dessous de leur dignit?. Certains, que je pourrais nommer, et qui sont maintenant bien connus ? Paris, m’en ont ?t? reconnaissants.
– C’est qu’ils sont des jean-foutre, ?clata Christophe. (Il connaissait d?j? des finesses de la langue fran?aise.) – Vous vous trompez, si vous croyez que vous avez affaire ? quelqu’un de leur esp?ce. Croyez-vous m’en imposer avec vos fa?ons de ne pas me regarder en face et de me parler du bout des dents? Vous n’avez m?me pas daign? r?pondre ? mon salut, quand je suis entr?. Mais qu’est-ce que vous ?tes donc, pour en user ainsi avec moi? ?tes-vous seulement musicien? Avez-vous jamais rien ?crit? Et vous pr?tendez m’apprendre comment on ?crit, ? moi, dont c’est la vie d’?crire!… Et vous ne trouvez rien de mieux ? m’offrir, apr?s avoir lu ma musique, que de ch?trer de grands musiciens et de faire des saloperies sur leurs ?uvres, pour faire danser les petites filles!… Adressez-vous ? vos Parisiens, s’ils sont assez l?ches pour se laisser faire la le?on par vous! Pour moi, j’aime mieux crever!
Impossible d’arr?ter le torrent.
Hecht dit, glacial:
– Vous ?tes libre.
Christophe sortit, en faisant claquer les portes. Hecht haussa les ?paules, et dit ? Sylvain Kohn, qui riait:
– Il y viendra, comme les autres.
Au fond, il l’estimait. Il ?tait assez intelligent pour sentir la valeur non seulement des ?uvres, mais des hommes. Sous l’emportement injurieux de Christophe il avait discern? une force, dont il savait la raret?, – dans le monde artistique plus qu’ailleurs. Mais son amour-propre s’?tait but?: ? aucun prix il n’e?t consenti ? reconna?tre ses torts. Il avait le besoin loyal de rendre justice ? Christophe, et il ?tait incapable de le faire, ? moins que Christophe ne s’humili?t devant lui. Il attendit que Christophe lui rev?nt: son triste scepticisme et son exp?rience de la vie lui avaient fait conna?tre l’avilissement in?vitable des volont?s par la mis?re.