Sous Le Soleil De Satan
Sous Le Soleil De Satan читать книгу онлайн
Ce roman composite alterne r?cit biographique, lettres, digressions philosophiques et narration proprement dite, en un prologue et deux parties.
Prologue. Germaine Malorthy, Mouchette, a seize ans. Elle r?v?le ? ses parents qu'elle est enceinte. Son p?re va demander r?paration au marquis de Cadignan, hobereau local, qu'il soup?onne d'avoir s?duit sa fille. Mais il n'en obtient rien et retourne sa col?re contre Mouchette. Celle-ci s'enfuit, va trouver Cadignan et se heurte aussi ? son incompr?hension. D?sesp?r?e, elle le tue…
Premi?re partie. Au cours de la nuit de No?l, l'abb? Donissan discute avec son sup?rieur, l'abb? Menou-Segrais. Ce dernier, conscient de la valeur du jeune pr?tre, refuse d'acc?der ? la demande de Donissan qui se sent moralement trop faible pour accomplir correctement sa t?che pastorale. Il le maintient dans ses fonctions et lui confie de surcro?t une mission ? ?taples. Sur la route, Donissan s'?gare, et, rencontrant un ?trange maquignon, se trouve face ? face avec lui-m?me – ou le Diable. C'est alors que, errant dans la nuit du c?t? du ch?teau de Cadignan, Mouchette surgit devant lui…
Ce premier v?ritable roman de Georges Bernanos annonce les principaux th?mes auxquels il restera fid?le par la suite: r?volte contre le pharisa?sme bien-pensant, exp?rience du Mal, d?tresse des humbles.
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
– Voyons, monsieur de Cadignan, soupira-t-il, quand je n’aurais pas d’autre preuve, tout le pays sait que vous faisiez la cour à la petite, et depuis longtemps. Tenez! il y a un mois encore, passant le chemin de Wail, je vous ai vus tous les deux, au coin de la pâture Leclercq, là, assis au bord du fossé, côte à côte. Je me disais: c’est un peu de coquetterie, ça passera. Et puis elle s’était promise au gars Ravault; elle a tant d’amour-propre! Enfin le mal est fait. Un homme riche comme vous, un noble, ça ne badine pas sur la question de l’honneur… Bien entendu, je ne vous demande pas de l’épouser; je ne suis pas si bête. Mais il ne faut pas non plus nous traiter comme des gens de rien, prendre votre plaisir, et nous planter là, pour faire rire de nous.
En prononçant ces derniers mots, il avait repris, sans y penser, le ton habituel au paysan qui transige, et parlait avec une insinuante bonhomie, un peu geignarde. «Il n’ose pas nier, se disait-il, il a une offre à faire… il la fera.» Mais son dangereux adversaire le laissait parler dans le vide.
Le silence se prolongea une minute ou deux, pendant lesquelles on n’entendit plus qu’un tintement d’enclume, au loin… C’était un bel après-midi d’août, qui siffle et bourdonne.
– Hé bien? dit enfin le marquis.
Pendant ce court répit, le brasseur avait rassemblé ses forces. Il répondit:
– À vous de proposer, monsieur.
Mais l’autre suivait son idée; il demanda:
– Ce Ravault, l’a-t-elle revu depuis longtemps?
– Est-ce que je sais!
– On peut trouver là un indice, répondit paisiblement le marquis, c’est un renseignement intéressant… Mais les papas sont si bêtes! En deux heures, je vous aurais livré le coupable, moi, pieds et poings liés!
– Par exemple! s’écria Malorthy, foudroyé.
Il ne connaissait pas grand-chose à cette forme supérieure de l’aplomb que les beaux esprits nomment cynisme.
– Mon cher Malorthy, continuait l’autre sur le même ton, je n’ai pas de conseil à vous donner: d’ailleurs, dans un mauvais cas, un homme tel que vous n’en reçoit point. Je vous dis simplement ceci: revenez dans huit jours; d’ici là, calmez-vous, réfléchissez, n’ébruitez rien, n’accusez personne; vous pourriez trouver moins patient que moi. Vous n’êtes plus un enfant, que diable! Vous n’avez ni témoins, ni lettres, rien. Huit jours, c’est assez pour entendre parler les gens et faire d’une petite chose un grand profit; on voit venir… M’avez-vous compris, Malorthy? conclut-il d’un ton jovial.
– Peut-être bien, répondit le brasseur.
À ce moment, le tentateur hésita; une seconde sa voix avait fléchi. «Il voudrait que je vide mon sac, pensa Malorthy, attention!…» Ce signe de faiblesse lui rendit courage. Et d’ailleurs, il s’enivrait à mesure de sentir monter sa colère.
– Renseignez-vous, dit encore Cadignan, et laissez la petite fille en paix. Au surplus, vous n’en tirerez rien. Ce joli gibier-là, voyez-vous, c’est comme un râle de genêt dans la luzerne, ça vous piète sous le nez du meilleur chien, ça rendrait fou un vieil épagneul.
– C’est ce que je voulais dire, justement, déclara Malorthy, en appuyant chaque mot d’un hochement de tête. J’ai fait ce que j’ai pu, moi; j’attendrai bien huit jours, quinze jours, autant qu’on voudra… Malorthy ne doit rien à personne, et si la fille tourne mal, elle en aura tout le reproche. Elle est assez grande pour fauter, elle peut bien aussi se défendre…
– Allons! Allons! pas de paroles en l’air, s’écria le marquis.
Mais l’autre n’hésita plus; il croyait faire peur.
– On ne se débarrasse pas d’une jolie fille aussi aisément que d’un vieux bonhomme, monsieur de Cadignan, tout le monde sait ça… Vous êtes bien connu, voyez-vous, et elle vous dira elle-même son fait, mille diables! Les yeux dans les yeux, en public, car elle a du sang sous les ongles, la petite!… Au pis aller, nous aurons les rieurs pour nous…
– Je voudrais voir ça, ma foi, dit l’autre.
– Vous le verrez, jura Malorthy.
– Allez le lui demander, s’écria Cadignan, allez le lui demander vous-même, l’ami!
Le brasseur revit un instant le pâle petit visage résolu, indéchiffrable, et cette bouche si fière qui, depuis huit jours, refusait son secret… Alors il cria:
– Malin des malins!… Elle a tout dit à son père!
Et il recula de deux pas.
Le regard du marquis hésita une seconde, le toisa de la tête aux pieds, puis tout à coup se durcit. Le bleu pâle des prunelles verdit. À ce moment, Germaine eût pu y lire son destin.
Il alla jusqu’à la fenêtre, la ferma, revint vers la table, toujours silencieux. Puis il secoua ses fortes épaules, s’approcha de son visiteur à le toucher, et dit seulement:
– Jure-le, Malorthy!
– C’est juré! répondit le brasseur.
Ce mensonge lui parut sur-le-champ une ruse honnête. De plus, il eût été bien embarrassé de se dédire. Une idée seulement traversa toutefois sa cervelle, mais qu’il ne put fixer, et dont il ne sentit que l’angoisse. Entre deux routes offertes, il eut cette impression vague d’avoir choisi la mauvaise et de s’y être engagé à fond, irréparablement.
Il s’attendait à un éclat; il l’eût souhaité. Cependant le marquis dit avec calme:
– Allez-vous-en, Malorthy. Mieux vaut s’en tenir là pour aujourd’hui. Vous dans un sens, moi dans l’autre, nous sommes dupes d’une petite gueuse qui mentait avant de savoir parler. Attention!… Les gens qui vous conseillent sont peut-être assez malins pour vous éviter deux ou trois bêtises, dont la plus grosse serait de vouloir m’intimider. Qu’on pense de moi ce qu’on voudra, je m’en fiche! En somme, les tribunaux ne sont pas faits pour les chiens, si le cœur vous en dit… Bien le bonjour!
– Qui vivra verra! répondit noblement le brasseur.
Et, comme il méditait une autre réponse, il se retrouva dehors, seul et quinaud.
– Ce diable d’homme, dit-il plus tard, il donnerait de la drêche pour de l’orge, qu’on lui dirait encore merci…
Il repassait en marchant tous les détails de la scène, se composant à mesure, comme il est d’usage, un rôle avantageux. Mais, quoi qu’il fît, son bon sens devait convenir d’un fait accablant pour son amour-propre; cette entrevue de puissance à puissance, dont il espérait tant, n’avait rien conclu. Les dernières paroles de Cadignan, toutes pleines d’un sens mystérieux, ne cessaient pas non plus de l’inquiéter pour l’avenir… «Vous dans un sens, moi dans l’autre, nous avons été gentiment dupés…» Il semblait que cette petite fille les eût renvoyés dos à dos.
Levant les yeux, il vit dans les arbres sa belle maison de briques rouges, les bégonias de la pelouse, la fumée de la brasserie verticale dans l’air du soir, et ne se sentit plus malheureux. «J’aurai ma revanche, murmurait-il, l’année sera bonne.» Depuis vingt ans, il avait fait ce rêve d’être un jour le rival du châtelain: il l’était. Incapable d’une idée générale, mais doué d’un sens aigu des valeurs réelles, il ne doutait plus d’être le premier dans sa petite ville, d’appartenir à la race des maîtres, dont les lois et les usages de chaque siècle reflètent l’image et la ressemblance – demi-commerçant, demi-rentier, possesseur d’un moteur à gaz pauvre, symbole de la science et du progrès modernes – également supérieur au paysan titré et au médecin politique, qui n’est qu’un bourgeois déclassé. Il décida d’envoyer sa fille à Amiens, pour y faire ses couches. Faute de mieux, il était au moins sûr de la discrétion du marquis. Et d’ailleurs les notaires de Wadicourt et de Salins ne faisaient plus mystère de la vente prochaine du château. L’ambitieux brasseur escomptait cette revanche. Il ne rêvait pas mieux, n’ayant pas assez d’imagination pour souhaiter la mort d’un rival. Il était de ces bonnes gens qui savent porter la haine, mais que la haine ne porte pas.
* * *
… C’était un matin du mois de juin; au mois de juin un matin si clair et sonore, un clair matin.
– Va voir comment nos bêtes ont passé la nuit! avait commandé maman Malorthy (car les six belles vaches étaient au pré depuis la veille)… Toujours Germaine reverrait cette pointe de la forêt de Sauves, la colline bleue, et la grande plaine vers la mer, avec le soleil sur les dunes.
L’horizon qui déjà s’échauffe et fume, le chemin creux encore plein d’ombres, et les pâtures tout autour, aux pommiers bossus. La lumière aussi fraîche que la rosée. Toujours elle entendra les six belles vaches qui s’ébrouent et toussent dans le clair matin. Toujours elle respirera la brume à l’odeur de cannelle et de fumée, qui pique la gorge et force à chanter. Toujours elle reverra le chemin creux où l’eau des ornières s’allume au soleil levant… Et plus merveilleux encore, à la lisière du bois, entre ses deux chiens Roule-à-Mort et Rabat-Joie, son héros, fumant sa pipe de bruyère, dans son habit de velours et ses grosses bottes, comme un roi.
Ils s’étaient rencontrés trois mois plus tôt, sur la route de Desvres, un dimanche. Ils avaient marché côte à côte jusqu’à la première maison… Des paroles de son père lui revenaient à mesure en mémoire, et tant de fameux articles du Réveil de l’Artois , scandés de coups de poing sur la table, – le servage, les oubliettes – et encore l’histoire de France illustrée, Louis XI en bonnet pointu (derrière, un pendu se balance, on voit la grosse tour du Plessis)… Elle répondait sans pruderie, la tête bien droite, avec un gentil courage. Mais, au souvenir du brasseur républicain, elle frissonnait tout de même, d’un frisson à fleur de peau, – un secret déjà, son secret!…