Les Freres Karamazov
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Ce chef d'oeuvre de Dosto?evski nous raconte l'histoire d'un p?re et de ses fils dans une petite ville russe, au XIXe si?cle. C'est ? la fois un roman «policier», psychologique, philosophique, c'est avant tout le roman de la Passion, cette passion pleine de violence et de sensualit?, si caract?ristique de l'«?me russe». Ce livre foisonnant vous «prend», vous embarque pour un voyage que vous ne regretterez pas.
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À l’annonce de cette réunion, Aliocha se montra très troublé. Si quelqu’un des adversaires aux prises pouvait prendre cette entrevue au sérieux, c’était assurément son frère Dmitri, et lui seul; les autres viendraient dans des intentions frivoles et peut-être offensantes pour le starets. Aliocha le comprenait fort bien. Son frère Ivan et Mioussov s’y rendraient poussés par la curiosité, et son père pour faire le bouffon; tout en gardant le silence, il connaissait à fond le personnage, car, je le répète, ce garçon n’était pas aussi naïf que tous le croyaient. Il attendait avec anxiété le jour fixé. Sans doute, il avait fort à cœur de voir cesser enfin le désaccord dans sa famille, mais il se préoccupait surtout du starets; il tremblait pour lui, pour sa gloire, redoutant les offenses, particulièrement les fines railleries de Mioussov et les réticences de l’érudit Ivan. Il voulait même tenter de prévenir le starets, de lui parler au sujet de ces visiteurs éventuels, mais il réfléchit et se tut. À la veille du jour fixé, il fit dire à Dmitri qu’il l’aimait beaucoup et attendait de lui l’exécution de sa promesse. Dmitri, qui chercha en vain à se souvenir d’avoir promis quelque chose, lui répondit par lettre qu’il ferait tout pour éviter une «bassesse»; quoique plein de respect pour le starets et pour Ivan, il voyait là un piège ou une indigne comédie. «Cependant, j’avalerai plutôt ma langue que de manquer de respect au saint homme que tu vénères», disait Dmitri en terminant sa lettre. Aliocha n’en fut guère réconforté.
Livre II: Une réunion déplacée
I. L’arrivée au monastère
Il faisait un beau temps de fin d’août, chaud et clair. L’entrevue avec le starets avait été fixée tout de suite après la dernière messe, à onze heures et demie. Nos visiteurs arrivèrent vers la fin de l’office, dans deux équipages. Le premier, une élégante calèche attelée de deux chevaux de prix, était occupé par Piotr Alexandrovitch Mioussov et un parent éloigné, Piotr Fomitch Kalganov. Ce jeune homme de vingt ans se préparait à entrer à l’université. Mioussov, dont il était l’hôte, lui proposait de l’emmener à Zurich ou à Iéna, pour y parfaire ses études; mais il n’avait pas encore pris de décision. Pensif et distrait, il avait le visage agréable, une constitution robuste, la taille plutôt élevée et le regard étrangement fixe, ce qui est le propre des gens distraits; il vous regardait parfois longtemps sans vous voir. Taciturne et quelque peu emprunté, il lui arrivait – seulement en tête à tête – de se montrer tout à coup loquace, véhément, joyeux, riant de Dieu sait quoi; mais son imagination n’était qu’un feu de paille, aussi vite allumé qu’éteint. Il était toujours bien mis et même avec recherche. Déjà possesseur d’une certaine fortune, il avait encore de belles espérances. Il entretenait avec Aliocha des relations amicales.
Fiodor Pavlovitch et son fils avaient pris place dans un landau de louage fort délabré, mais spacieux, attelé de deux vieux chevaux pommelés qui suivaient la calèche à distance respectueuse. Dmitri avait été prévenu la veille de l’heure du rendez-vous, mais il était en retard. Les visiteurs laissèrent leurs voitures près de l’enceinte, à l’hôtellerie, et franchirent à pied les portes du monastère. Sauf Fiodor Pavlovitch, aucun d’eux n’avait jamais vu de monastère, et Mioussov n’était pas entré dans une église depuis trente ans. Il regardait avec une certaine curiosité, en prenant un air dégagé. Mais à part l’église et les dépendances, d’ailleurs fort banales, l’intérieur du monastère n’offrait rien à son esprit observateur. Les derniers fidèles sortis de l’église se découvraient en se signant. Parmi le bas peuple se trouvaient des gens d’un rang plus élevé: deux ou trois dames, un vieux général, tous descendus à l’hôtellerie. Des mendiants entourèrent nos visiteurs, mais personne ne leur fit l’aumône. Seul Kalganov tira dix kopeks de son porte-monnaie et, gêné Dieu sait pourquoi, les glissa rapidement à une bonne femme, en murmurant: «Partagez-les.» Aucun de ses compagnons ne lui fit d’observation, ce qui eut pour résultat d’accroître sa confusion.
Chose étrange: on aurait vraiment dû les attendre et même leur témoigner quelques égards; l’un d’eux venait de faire don de mille roubles, l’autre était un propriétaire fort riche, qui tenait les moines plus ou moins sous sa dépendance en ce qui concerne la pêche, suivant la tournure que prendrait le procès; pourtant, aucune personnalité officielle ne se trouvait là pour les recevoir. Mioussov contemplait d’un air distrait les pierres tombales disséminées autour de l’église et voulut faire la remarque que les occupants de ces tombes avaient dû payer fort cher le droit d’être enterrés en un lieu aussi «saint», mais il garda le silence: son ironie de libéral faisait place à l’irritation.
«À qui diable s’adresser, dans cette pétaudière?… Il faudrait le savoir, car le temps passe», murmura-t-il comme à part soi.
Soudain vint à eux un personnage d’une soixantaine d’années, en ample vêtement d’été, dépourvu de cheveux mais doué d’un regard tendre. Le chapeau à la main, il se présenta en zézayant comme le propriétaire foncier Maximov, de la province de Toula. Il prit à cœur l’embarras de ces messieurs.
«Le starets Zosime habite l’ermitage à l’écart, à quatre cents pas du monastère, il faut traverser le bosquet…
– Je le sais, répondit Fiodor Pavlovitch, mais nous ne nous souvenons pas bien du chemin, depuis si longtemps.
– Prenez cette porte, puis tout droit par le bosquet. Permettez-moi de vous accompagner… moi-même je… par ici, par ici…»
Ils quittèrent l’enceinte, s’engagèrent dans le bois. Le propriétaire Maximov marchait, ou plutôt courait à leur côté en les examinant tous avec une curiosité gênante. Il écarquillait les yeux.
«Voyez-vous, nous allons chez ce starets pour une affaire personnelle, déclara froidement Mioussov; nous avons, pour ainsi dire, obtenu «une audience» de ce personnage; aussi, malgré notre gratitude, nous ne vous proposons pas d’entrer avec nous.
– Je l’ai déjà vu… Un chevalier parfait [22], répondit le hobereau.
– Qui est ce chevalier? demanda Mioussov.
– Le starets, le fameux starets… la gloire et l’honneur du monastère, Zosime. Ce starets-là, voyez-vous…»
Son bavardage fut interrompu par un moine en cuculle, de petite taille, pâle et défait, qui rejoignit le groupe. Fiodor Pavlovitch et Mioussov s’arrêtèrent. Le moine les salua avec une grande politesse et leur dit:
«Messieurs, le Père Abbé vous invite tous à déjeuner après votre visite à l’ermitage. C’est pour une heure exactement. Vous aussi, fit-il à Maximov.
– J’irai, s’écria Fiodor Pavlovitch, ravi de l’invitation, je n’aurai garde d’y manquer. Vous savez que nous avons tous promis de nous conduire décemment… Et vous, Piotr Alexandrovitch, viendrez-vous?
– Certainement. Pourquoi suis-je ici, sinon pour observer leurs usages? Une seule chose m’embarrasse, Fiodor Pavlovitch, c’est de me trouver en votre compagnie.
– Oui, Dmitri Fiodorovitch n’est pas encore là.