Jean-Christophe Tome I
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Vaste roman cyclique, ce roman fleuve est un signe d'amour et d'espoir adress? ? la g?n?ration suivante. Le h?ros, un musicien de g?nie, doit lutter contre la m?diocrit? du monde. M?lant r?alisme et lyrisme, cette fresque est le tableau du monde de la fin du XIX?me si?cle au d?but du vingti?me.
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Il avait peur du sommeil. Pendant plusieurs ann?es, les cauchemars empoisonn?rent son repos: – Il errait dans des caves, et il voyait entrer par le soupirail l’?corch? grima?ant. – Il ?tait dans une chambre, seul, et il entendait un fr?lement de pas dans le corridor; il se jetait sur la porte pour la fermer, il avait juste le temps d’en saisir la poign?e; mais on la tirait du dehors; il ne pouvait tourner la clef, il faiblissait, il appelait au secours. Et, de l’autre c?t?, il savait bien qui voulait entrer. – Il ?tait au milieu des siens; et soudain, leur visage changeait; ils faisaient des choses folles. – Il lisait tranquillement; et il sentait qu’un ?tre invisible ?tait autour de lui. Il voulait fuir, il se sentait li?. Il voulait crier, il ?tait b?illonn?. Une ?treinte r?pugnante lui serrait le cou. Il s’?veillait, suffoquant, claquant des dents; et il continuait de trembler, longtemps apr?s s’?tre r?veill?; il ne parvenait pas ? chasser son angoisse.
La chambre o? il dormait ?tait un r?duit sans fen?tres et sans porte; un vieux rideau, accroch? par une tringle au-dessus de l’entr?e, le s?parait seulement de la chambre des parents. L’air ?pais l’?touffait. Ses fr?res, qui couchaient dans le m?me lit, lui donnaient des coups de pied. Il avait la t?te br?lante, et il ?tait en proie ? une demi-hallucination, o? se r?percutaient tous les petits soucis du jour, ind?finiment grossis. Dans cet ?tat d’extr?me tension nerveuse, voisin du cauchemar, la moindre secousse lui ?tait une souffrance. Le craquement du plancher lui causait un effroi. La respiration de son p?re s’enflait d’une fa?on fantastique; elle ne paraissait plus ?tre un souffle humain; ce bruit monstrueux lui faisait horreur: il semblait que ce f?t une b?te qui ?tait couch?e l?. La nuit l’?crasait, elle ne finirait jamais, ce serait toujours ainsi; il y avait des mois qu’il ?tait l?. Il haletait, il se soulevait ? demi sur son lit, il s’asseyait, il essuyait du bras de sa chemise sa figure couverte de sueur. Parfois, il poussait son fr?re Rodolphe, pour le r?veiller; mais l’autre grognait, tirait ? lui le reste des couvertures, et se rendormait solidement.
Il restait ainsi dans l’angoisse de la fi?vre, jusqu’? ce qu’une raie p?le par?t sur le plancher, au bas du rideau. Cette blancheur timide de l’aube lointaine faisait soudain descendre en lui la paix. Il la sentait se glisser dans la chambre, alors que nul encore n’aurait pu la distinguer de l’ombre. Aussit?t sa fi?vre tombait, son sang s’apaisait, comme un fleuve d?bord? qui rentre dans son lit; une chaleur ?gale coulait dans tout son corps, et ses yeux br?l?s d’insomnie se fermaient.
Le soir, il voyait revenir l’heure du sommeil avec effroi. Il se promettait de n’y pas c?der, de veiller toute la nuit, par terreur des cauchemars. Mais la fatigue finissait par l’emporter; et c’?tait toujours quand il s’y attendait le moins, que les monstres revenaient.
Nuit redoutable! Si douce ? la plupart des enfants, si terrible ? certains d’entre eux!… Il avait peur de dormir. Il avait peur de ne pas dormir. Sommeil ou veille, il ?tait entour? par des images monstrueuses, les fant?mes de son esprit, les larves qui flottent dans le demi-jour cr?pusculaire de l’enfance, comme dans le clair-obscur sinistre de la maladie.
Mais ces terreurs imaginaires devaient bient?t s’effacer devant la grande ?pouvante, celle qui ronge tous les hommes, et que la sagesse s’?vertue vainement ? oublier ou ? nier: la Mort.
Un jour, en furetant dans un placard, il mit la main sur des objets qu’il ne connaissait pas: une robe d’enfant, une toque ray?e. Il les apporta triomphalement ? sa m?re, qui, au lieu de lui sourire, prit une mine f?ch?e et lui ordonna de les reporter o? il les avait pris. Comme il tardait ? ob?ir, en demandant pourquoi, elle les lui arracha des mains, sans r?pondre, et les serra sur un rayon o? il ne pouvait atteindre. Tr?s intrigu?, il la pressa de questions. Elle finit par dire que c’?tait ? un petit fr?re qui ?tait mort, avant que lui-m?me v?nt au monde. Il en fut atterr?: jamais il n’avait entendu parler de cela. Il resta un moment silencieux, puis il t?cha d’en savoir plus. Sa m?re semblait distraite; elle dit cependant qu’il se nommait Christophe comme lui, mais qu’il ?tait plus sage. Il lui fit d’autres questions; mais elle n’aimait pas ? r?pondre. Elle dit qu’il ?tait au ciel, et qu’il priait pour eux tous. Christophe n’en put rien tirer de plus; elle lui ordonna de se taire et de la laisser travailler. Elle parut s’absorber en effet dans sa couture; elle avait l’air soucieuse et ne levait pas les yeux. Mais apr?s quelque temps, elle le regarda dans le coin o? il s’?tait retir? pour bouder, se remit ? sourire, et lui dit doucement d’aller jouer dehors.
Ces bribes de conversations agit?rent profond?ment Christophe. Ainsi, il y avait eu un enfant, un petit gar?on de sa m?re, tout comme lui, qui avait le m?me nom, qui ?tait presque pareil, et qui ?tait mort! – Mort, il ne savait pas au juste ce que c’?tait; mais c’?tait quelque chose d’affreux. – Et jamais on ne parlait de cet autre Christophe; il ?tait tout ? fait oubli?. Ce serait donc de m?me pour lui, s’il mourait ? son tour? – Cette pens?e le travaillait encore, le soir, quand il se trouva ? table avec toute sa famille, et quand il les vit rire et parler de choses indiff?rentes. On pourrait donc ?tre joyeux apr?s qu’il serait mort! Oh! il n’aurait jamais cru que sa m?re f?t assez ?go?ste pour rire apr?s la mort de son petit gar?on! Il les d?testait tous: il avait envie de pleurer sur lui-m?me, sur sa propre mort, d’avance. En m?me temps, il aurait voulu poser une foule de questions; mais il n’osait pas; il se souvenait du ton sur lequel sa m?re lui avait impos? silence. – Enfin, il n’y tint plus; et comme il se couchait, il demanda ? Louisa, qui venait l’embrasser:
– Maman, est-ce qu’il couchait dans mon lit?
La pauvre femme tressaillit; et, d’une voix qu’elle t?chait de rendre indiff?rente, elle demanda:
– Qui?
– Le petit gar?on… qui est mort, dit Christophe en baissant la voix.
Les mains de sa m?re le serr?rent brusquement:
– Tais-toi, tais-toi, dit-elle.
Sa voix tremblait; Christophe, qui avait la t?te appuy?e contre sa poitrine, entendit son c?ur qui battait. Il y eut un instant de silence, puis elle dit:
– Il ne faut plus jamais parler de cela, mon ch?ri… Dors tranquillement… Non, ce n’est pas son lit.
Elle l’embrassa; il crut que sa joue ?tait mouill?e, il aurait voulu en ?tre s?r. Il ?tait un peu soulag?, elle avait donc du chagrin! Pourtant il en douta de nouveau, l’instant d’apr?s, quand il l’entendit dans la chambre ? c?t? parler d’une voix tranquille, sa voix de tous les jours. Qu’est-ce qui ?tait vrai, de maintenant ou de tout ? l’heure? – Il se tourna longtemps dans son lit, sans trouver de r?ponse. Il aurait voulu que sa m?re e?t de la peine: sans doute, il e?t ?t? triste de penser qu’elle ?tait triste; mais cela lui aurait fait, malgr? tout, du bien! Il se serait senti moins seul. – Il s’endormit, et, le lendemain, n’y pensa plus.
Quelques semaines apr?s, un des gamins avec qui il jouait dans la rue ne vint pas ? l’heure habituelle. Un du groupe dit qu’il ?tait malade; et l’on s’accoutuma ? ne plus le voir aux jeux: on avait l’explication, c’?tait tout simple. – Un soir, Christophe ?tait couch?, de bonne heure; et du r?duit o? ?tait son lit, il voyait la lumi?re dans la chambre de ses parents. On frappa ? la porte. Une voisine vint causer. Il ?couta distraitement, se contant une histoire suivant son habitude; les mots de la conversation ne lui arrivaient pas tous. Brusquement, il entendit la voisine qui disait qu’ «il ?tait mort». Tout son sang s’arr?ta: car il avait compris de qui il s’agissait. Il ?couta, retenant son souffle. Ses parents s’exclamaient. La voix bruyante de Melchior cria:
– Christophe, entends-tu? Le pauvre Fritz est mort.
Christophe fit un effort, et r?pondit d’un ton tranquille:
– Oui, papa.
Il avait la poitrine serr?e.
Melchior revint ? la charge:
– Oui, papa. Voil? tout ce que tu trouves ? dire? Cela ne te fait pas de peine?
Louisa, qui comprenait l’enfant, fit:
– Chut! laisse-le dormir!
Et l’on parla plus bas. Mais Christophe, l’oreille tendue, ?piait tous les d?tails: la fi?vre typho?de, les bains froids, le d?lire, la douleur des parents. Il ne pouvait plus respirer; une boule l’?touffait, lui montait dans le cou; il frissonnait: toutes ces horribles choses se gravaient dans sa t?te. Surtout il retint que le mal ?tait contagieux, c’est-?-dire qu’il pourrait mourir aussi de la m?me fa?on; et l’?pouvante le gla?ait: car il se rappelait qu’il avait donn? la main ? Fritz, la derni?re fois qu’il l’avait vu, et que dans la journ?e m?me il avait pass? devant sa maison. – Cependant, il ne faisait aucun bruit, pour ne pas ?tre oblig? de parler; et quand son p?re lui demanda apr?s le d?part de la voisine: «Christophe, dors-tu?» il ne r?pondit pas. Il entendit Melchior qui disait ? Louisa:
– Cet enfant n’a pas de c?ur.
Louisa ne r?pliqua rien; mais un moment apr?s, elle vint doucement soulever le rideau et regarda le petit lit. Christophe n’eut que le temps de fermer les yeux, et d’imiter le souffle r?gulier qu’il entendait ? ses fr?res quand ils dormaient. Louisa s’?loigna sur la pointe des pieds. Qu’il e?t voulu la retenir! Qu’il e?t voulu lui dire combien il avait peur, lui demander de le sauver, de le rassurer au moins! Mais il craignait qu’on se moqu?t de lui, qu’on le trait?t de l?che; et puis, il savait trop d?j? que tout ce qu’on pourrait dire ne servirait ? rien. Et, pendant des heures, il resta plein d’angoisse, croyant sentir le mal qui se glissait en lui, des douleurs dans la t?te, une g?ne au c?ur, et pensant, terrifi?: «C’est fini, je suis malade, je vais mourir, je vais mourir!…» Une fois, il se dressa dans son lit, appela sa m?re ? voix basse; mais ils dormaient, et il n’osa les r?veiller.