Jean-Christophe Tome X
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Publi? de 1904 ? 1912, ce roman fleuve en 10 volumes est un courageux message d'amour, d'espoir d'une humanit? r?concili?e, une qu?te de sagesse en une ?poque particuli?rement troubl?e qui allait aboutir ? la guerre de 14-18. Romain Rolland re?ut le prix Nobel de litt?rature en 1915 pour ce roman. Il nous conte l'histoire de Jean-Christophe Krafft, musicien allemand, h?ros romantique, qui devra passer par une s?rie d'?preuves avant de dominer sa vie et trouver l'?quilibre de la pl?nitude.Christophe est l'a?n? de Melchior, violoniste qui s'enlise dans l'alcool, et de Louisa, m?re courage qui se bat contre la mis?re. Grand-p?re ?tait aussi musicien. Il offre un vieux piano ? la famille et apprend la musique ? Christophe. Cet instrument va permettre de r?v?ler le talent de l'enfant qui, ? six ans, se voue ? la musique, commence ? donner des concerts et ? composer…
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DEUXI?ME PARTIE
Le c?ur lui faisait mal, quand il arriva ? Paris. C’?tait la premi?re fois qu’il y rentrait, depuis la mort d’Olivier. Jamais il n’avait voulu revoir cette ville. Dans le fiacre qui l’emportait de la gare ? l’h?tel, il osait ? peine regarder par la porti?re; il passa les premiers jours dans sa chambre, sans se d?cider ? sortir. Il avait l’angoisse des souvenirs, qui le guettaient, ? la porte. Mais quelle angoisse, au juste? S’en rendait-il bien compte? ?tait-ce, comme il voulait croire, la terreur de les voir ressurgir, avec leur visage vivant? Ou celle, plus douloureuse, de les retrouver morts?… Contre ce nouveau deuil, toutes les ruses ? demi inconscientes de l’instinct s’?taient arm?es. C’?tait pour cette raison – (il ne s’en doutait peut-?tre pas) – qu’il avait choisi son h?tel dans un quartier ?loign? de celui qu’il habitait jadis. Et quand, pour la premi?re fois, il se promena dans les rues, quand il dut diriger ? la salle de concerts ses r?p?titions d’orchestre, quand il se retrouva en contact avec la vie de Paris, il continua quelque temps ? se fermer les yeux, ? ne pas vouloir voir ce qu’il voyait, ? ne voir obstin?ment que ce qu’il avait vu jadis. Il se r?p?tait d’avance:
– «Je connais cela, je connais cela…»
En art comme en politique, la m?me anarchie intol?rante, toujours. Sur la place, la m?me Foire. Seulement, les acteurs avaient chang? de r?les. Les r?volutionnaires de son temps ?taient devenus des bourgeois; les surhommes, des hommes ? la mode. Les ind?pendants d’autrefois essayaient d’?touffer les ind?pendants d’aujourd’hui. Les jeunes d’il y a vingt ans ?taient ? pr?sent plus conservateurs que les vieux qu’ils combattaient nagu?re; et leurs critiques refusaient le droit de vivre aux nouveaux venus. En apparence, rien n’?tait diff?rent.
Et tout avait chang?…
«Mon amie, pardonnez-moi! Vous ?tes bonne de ne pas m’en avoir voulu de mon silence. Votre lettre m’a fait un grand bien. J’ai pass? quelques semaines dans un terrible d?sarroi. Tout me manquait. Je vous avais perdue. Ici, le vide affreux de ceux que j’ai perdus. Tous les anciens amis dont je vous ai parl?, disparus. Philom?le – (vous vous souvenez de la voix qui chantait, en ce soir triste et cher o?, errant parmi la foule d’une f?te, je revis dans un miroir vos yeux qui me regardaient) – Philom?le a r?alis? son r?ve raisonnable: un petit h?ritage lui est venu; elle est en Normandie; elle poss?de une ferme qu’elle dirige. M. Arnaud a pris sa retraite; il est retourn? avec sa femme dans leur province, une petite ville du c?t? d’Angers. Des illustres de mon temps, beaucoup sont morts ou se sont effondr?s; seuls, quelques vieux mannequins, qui jouaient il y a vingt ans les jeunes premiers de l’art et de la politique, les jouent encore aujourd’hui, avec le m?me faux visage. En dehors de ces masques, je ne reconnaissais personne. Ils me faisaient l’effet de grimacer sur un tombeau. C’?tait un sentiment affreux. – De plus, les premiers temps apr?s mon arriv?e, j’ai souffert physiquement de la laideur des choses, de la lumi?re grise du Nord, au sortir de votre soleil d’or; l’entassement des maisons blafardes, la vulgarit? de lignes de certains d?mes, de certains monuments, qui ne m’avait jamais frapp? jusque-l?, me blessait cruellement. L’atmosph?re morale ne m’?tait pas plus agr?able.
«Pourtant, je n’ai pas ? me plaindre des Parisiens. L’accueil que j’ai trouv? ne ressemble gu?re ? celui que je re?us autrefois. Il para?t que, pendant mon absence, je suis devenu une mani?re de c?l?brit?. Je ne vous en parle pas, je sais ce qu’elle vaut. Toutes les choses aimables que ces gens disent ou ?crivent sur moi me touchent; je leur en suis oblig?. Mais que vous dirai-je? Je me sentais plus pr?s de ceux qui me combattaient autrefois que de ceux qui me louent aujourd’hui… La faute en est ? moi, je le sais. Ne me grondez pas! J’ai eu un moment de trouble. Il fallait s’y attendre. Maintenant, c’est fini. J’ai compris. Oui, vous avez eu raison de me renvoyer parmi les hommes. J’?tais en train de m’ensabler dans ma solitude. Il est malsain de jouer les Zarathoustra. Le flot de la vie s’en va, s’en va de nous. Vient un moment, o? l’on n’est plus qu’un d?sert. Pour creuser jusqu’au fleuve un nouveau chenal dans le sable, il faut bien des journ?es de fatigue. – C’est fait. Je n’ai plus le vertige. J’ai rejoint le courant. Je regarde et je vois…
«Mon amie, quel peuple ?trange que ces Fran?ais! Il y a vingt ans, je les croyais finis… Ils recommencent. Mon cher compagnon Jeannin me l’avait bien pr?dit. Mais je le soup?onnais de se faire illusion. Le moyen d’y croire, alors! La France ?tait, comme leur Paris, pleine de d?molitions, de pl?tras et de trous. Je disais: «Ils ont tout d?truit… Quelle race de rongeurs!» – Une race de castors. Dans l’instant qu’on les croit acharn?s sur des ruines, avec ces ruines m?mes ils posent les fondations d’une ville nouvelle. Je le vois ? pr?sent que les ?chafaudages s’?l?vent de tous c?t?s …
«Wenn ein Ding geschehen,
Selbst die Narren es verstehen… [2]
«? la v?rit?, c’est toujours le m?me d?sordre fran?ais. Il faut y ?tre habitu? pour reconna?tre, dans la cohue qui se heurte en tous sens, les ?quipes d’ouvriers qui vont chacune ? sa t?che. Ce sont des gens, comme vous savez, qui ne peuvent rien faire sans crier sur les toits ce qu’ils font. Ce sont aussi des gens qui ne peuvent rien faire, sans d?nigrer ce que les voisins font. Il y a de quoi troubler les t?tes les plus solides. Mais quand on a v?cu, ainsi que moi, pr?s de dix ans chez eux, on n’est plus dupe de leur vacarme. On s’aper?oit que c’est leur fa?on de s’exciter au travail. Tout en parlant, ils agissent; et, chacun des chantiers b?tissant sa maison, il se trouve qu’? la fin la ville est reb?tie. Le plus fort, c’est que l’ensemble des constructions n’est pas trop discordant. Ils ont beau soutenir des th?ses oppos?es, ils ont tous la caboche faite de m?me. De sorte que, sous leur anarchie, il y a des instincts communs, il y a une logique de race qui leur tient lieu de discipline, et que cette discipline est peut-?tre, au bout du compte, plus solide que celle d’un r?giment prussien .
«C’est partout le m?me ?lan, la m?me fi?vre de b?tisse: en politique, o? socialistes et nationalistes travaillent ? l’envi ? resserrer les rouages du pouvoir rel?ch?; en art, dont les uns veulent refaire un vieil h?tel aristocratique pour des privil?gi?s, les autres un vaste hall ouvert aux peuples, o? chante l’?me collective: reconstructeurs du pass?, constructeurs de l’avenir. Quoi qu’ils fassent d’ailleurs, ces ing?nieux animaux refont toujours les m?mes cellules. Leur instinct de castors ou d’abeilles leur fait, ? travers les si?cles, accomplir les m?mes gestes, retrouver les m?mes formes. Les plus r?volutionnaires sont peut-?tre, ? leur insu, ceux qui se rattachent aux traditions les plus anciennes. J’ai trouv? dans les syndicats et chez les plus marquants des jeunes ?crivains, des ?mes du moyen ?ge.
«Maintenant que je me suis r?habitu? ? leurs fa?ons tumultueuses, je les regarde travailler, avec plaisir. Parlons franc: je suis un trop vieil ours, pour me sentir jamais ? l’aise dans aucune de leurs maisons; j’ai besoin de l’air libre. Mais quels bons travailleurs! C’est leur plus haute vertu. Elle rel?ve les plus m?diocres et les plus corrompus. Et puis, chez leurs artistes, quel sens de la beaut?! Je le remarquais moins autrefois. Vous m’avez appris ? voir. Mes yeux se sont ouverts, ? la lumi?re de Rome. Vos hommes de la Renaissance m’ont fait comprendre ceux-ci. Une page de Debussy, un torse de Rodin, une phrase de Suar?s, sont de la m?me lign?e que vos cinquecentisti.
«Ce n’est pas que beaucoup de choses ne me d?plaisent ici. J’ai retrouv? mes vieilles connaissances de la foire sur la Place, qui m’ont jadis caus? tant de saintes col?res. Ils n’ont gu?re chang?. Mais moi, h?las! j’ai chang?. Je n’ose plus ?tre s?v?re. Quand je me sens l’envie de juger durement l’un d’entre eux, je me dis: «Tu n’en as pas le droit. Tu as fait pis que ces hommes, toi qui te croyais fort.» J’ai appris aussi ? voir que rien n’existait d’inutile, et que les plus vils ont leur r?le dans le plan de la trag?die. Les dilettantes d?prav?s, les f?tides amoralistes, ont accompli leur t?che de termites: il fallait d?molir la masure branlante, avant de r??difier. Les Juifs ont ob?i ? leur mission sacr?e, qui est de rester, ? travers les autres races, le peuple ?tranger, le peuple qui tisse, d’un bout ? l’autre du monde, le r?seau de l’unit? humaine. Ils abattent les barri?res intellectuelles des nations, pour faire le champ libre ? la Raison divine. Les pires corrupteurs, les destructeurs ironiques qui ruinent nos croyances du pass?, qui tuent nos morts bien-aim?s, travaillent, sans le savoir, ? l’?uvre sainte, ? la nouvelle vie. C’est de la m?me fa?on que l’int?r?t f?roce des banquiers cosmopolites, au prix de combien de d?sastres! ?difie, qu’ils le veuillent ou non, l’unit? future du monde, c?te ? c?te avec les r?volutionnaires qui les combattent, et bien plus s?rement que les niais pacifistes.
«Vous le voyez, je vieillis. Je ne mords plus. Mes dents sont us?es. Quand je vais au th??tre, je ne suis plus de ces spectateurs na?fs qui apostrophent les acteurs et insultent le tra?tre.
«Gr?ce tranquille, je ne vous parle que de moi; et pourtant je ne pense qu’? vous. Si vous saviez combien mon moi m’importune! Il est oppressif et absorbant. C’est un boulet, que Dieu m’a attach? au cou. Comme j’aurais voulu le d?poser ? vos pieds! Mais le triste cadeau!… Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent sur les pelouses parsem?es d’an?mones… (?tes-vous retourn?e ? la villa Doria?)… Les voici d?j? las! Je vous vois maintenant ? demi ?tendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon, accoud?e, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m’?coutez avec bont?, sans faire bien attention ? ce que je vous dis: car je suis ennuyeux; et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez ? vos propres pens?es; mais vous ?tes courtoise et, veillant ? ne pas me contrarier, lorsqu’un mot par hasard vous fait revenir de tr?s loin, vos yeux distraits se h?tent de prendre un air int?ress?. Et moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis; moi aussi, j’entends ? peine le bruit de mes paroles; et tandis que j’en suis le reflet sur votre beau visage, j’?coute au fond de moi de tout autres paroles, que je ne vous dis pas. Celles-l?, Gr?ce tranquille, tout au rebours des autres, vous les entendez bien; mais vous faites semblant de ne pas les entendre.