Les Pardaillan – Livre V – Pardaillan Et Fausta
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1590. ? Rome, Fausta, apr?s avoir mis au monde le fils de Pardaillan, b?n?ficie de la gr?ce du pape Sixte Quint, qui se pr?pare ? intervenir aupr?s du roi d'Espagne Philippe II dans le conflit qui l'oppose ? Henri IV roi de France. Fausta est investie d'une mission aupr?s de Philippe II: lui faire part d'un document secret par lequel le roi de France Henri III reconnaissait formellement Philippe II comme son successeur l?gitime sur le tr?ne de France. En France, le chevalier de Pardaillan est investi par Henri IV, absorb? par le si?ge de Paris, d'une double mission: d?jouer les manoeuvres de Fausta et obtenir de Philippe II la reconnaissance de la l?gitimit? d'Henri de Navarre comme roi de France. Pardaillan et Fausta s'affrontent ? S?ville. Pardaillan est aid? dans sa lutte par Cervant?s, qui reconna?t en lui le vrai Don Quichotte. Sortira-il vivant des traquenard tendus par le Grand Inquisiteur Don Espinoza et Fausta?
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XXIII EL CHICO ET JUANA
Demeuré seul dans la cuisine de l’auberge, Chico grimpa sur un escabeau, préalablement traîné auprès de l’âtre mourant.
Il était triste, le nain, car il l’avait vue, «elle», bien triste et agitée.
La tête dans ses mains, il se mit à songer à des choses de son passé si court encore. Et ce passé, comme son présent, comme sans doute son avenir aussi, se résumait en un seul mot: Juana.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Juana avait toujours vu le nain placé entre ses petites mains, comme un jouet. Le petit n’avait pas de famille, et si quelqu’un s’occupait parfois de lui, c’était pour le corriger à grand renfort de taloches. Sollicitude dont il se fût fort bien passé. Malgré son espièglerie, Juana avait le cœur bon. Sans comprendre, sans savoir, elle avait été touchée de cet abandon. Et toute jeune, guidée par cet instinct de maternité qui sommeille dans le cœur de chaque fillette, elle avait pris l’habitude de veiller elle-même à ce qu’il fût convenablement nourri et logé. Petit à petit, elle s’était accoutumée à jouer ainsi à la petite maman. Et comme son père donnait l’exemple de la soumission à ses caprices, comme elle était très câline, elle savait se faire obéir sans peine. De là venaient les petits airs protecteurs qu’elle avait gardés avec le Chico.
Lui, de son côté, s’était habitué à la voir commander et comme tous, à la maison, lui obéissaient sans discuter, il avait fait comme tout le monde. D’ailleurs, au cas où il eût eu des velléités de révolte – ce à quoi il ne pensait guère, car son servage lui était trop doux – la morale, représentée en l’espèce par les leçons et objurgations du propre père de son petit tyran, le digne Manuel, la morale donc lui avait appris que celui qui donne est de beaucoup supérieur à celui qui reçoit. En conséquence, celui-ci ne saurait trop s’humilier et se courber devant celui-là. S’humilier, en général, ne rentrait pas très aisément dans l’entendement du Chico, qui avait des idées à lui, des idées qui, à ce que prétendait la même sainte morale, le conduiraient, un jour ou l’autre, droit au bûcher, seule fin promise à un petit garçon qui, bien que baptisé, ne savait bien concevoir que des idées à faire frémir le dernier des hérétiques. Néanmoins, vis-à-vis de Juana, il voulait bien baisser la tête. Et il avait pris ce pli. Il l’avait même si bien pris qu’il devait le garder toute sa vie et que discuter un ordre, un désir de Juana lui apparaissait comme une chose monstrueuse, impossible. Ce même petit garçon, diabolique peut-être, enragé assurément, qui avait la prétention de ne reconnaître ni maître ni autorité, après avoir facilement accepté l’autorité de Juana, l’avait si bien reconnue pour son unique maître, que parvenu à l’âge d’homme il l’appelait encore fréquemment: «Petite maîtresse», ce dont la jeune fille se montrait même très fière.
Les enfants avaient grandi. Juana était devenue une jolie jeune fille.
Chico était devenu un homme… mais il était resté enfant par la taille.
Juana avait d’abord été prodigieusement surprise de voir que peu à peu elle était aussi grande, puis plus grande que son compagnon, qui avait quatre ans bien sonnés de plus qu’elle. Elle en avait été ravie. Sa poupée restait toujours une petite poupée. Ce serait charmant pour elle. Avec la raison, ce sentiment égoïste avait fait place à la pitié. D’autant que le Chico se montrait très mortifié et très chagrin de rester toujours tout petit, alors que tous grandissaient autour de lui. Et Juana s’était bien promis de ne jamais abandonner ce petit. Que deviendrait-il sans elle?
Ce qui n’avait été d’abord que l’effet de l’habitude d’une part, de l’exemple et des leçons de morale récitées à perte de vue d’autre part – la soumission et l’obéissance passive de Chico s’accrurent encore, s’il était possible, par suite d’un sentiment nouveau que lui-même n’arrivait pas sans doute à bien démêler: l’amour. Mais l’amour dans ce qu’il a de plus pur; l’amour absolu, surhumain; l’amour fait de sacrifice et d’abnégation. Et il ne pouvait en être autrement. Durant des années et des années, Juana avait été pour lui une sorte de petit Dieu devant lequel il était en adoration perpétuelle. Pour elle, rien n’était trop beau, ni trop fin, ni trop riche. Il se serait couché dans le ruisseau et lui aurait fait avec joie un tapis de son corps à seule fin d’éviter à ses petits pieds la souillure du pavé. Toutes ses pensées convergeaient vers un but unique: faire plaisir à Juana, satisfaire les caprices de Juana, dût-il en souffrir lui-même, dût son cœur en saigner. Quand elle était là, il n’avait plus ni volonté, ni raisonnement, ni sensations. C’était elle qui pensait, parlait, éprouvait pour eux deux. Lui ne vivait que par elle et ne savait qu’admirer et approuver aveuglément ce qu’elle avait décidé.
Cet amour était resté pur de toute pensée charnelle. Il avait beau dire qu’il était un homme, il savait bien, tiens! que ce n’était pas. Cette pensée d’un mariage possible entre une femme, une vraie femme, et lui, bout d’homme, ne l’avait même pas effleuré. Est-ce que c’était possible, voyons? Il avait fallu que cette grande dame lui en parlât pour éveiller en lui de telles idées. Encore, sûrement la belle dame s’était moquée de lui! Certainement elle avait voulu rire, voir ce qu’il dirait et ce qu’il ferait, lui, Chico. Heureusement, il n’avait rien dit. Il avait compris. S’il était petit, il était malin aussi, tiens!
Juana était arrivée sur ses treize ans. Un beau jour, parée comme une dame, elle était descendue dans la salle. Non pour mettre la main à la besogne, fi donc! mais pour suppléer la maîtresse de maison, morte depuis longtemps et remplacée – si toutefois une mère peut être remplacée – par l’excellente matrone que nous avons vu précisément bougonner la jeune fille, laquelle matrone répondait au nom de Barbara, autrement dit, en français, Barbe.
Donc Juana s’était mise à surveiller le personnel, peu nombreux d’abord, à faire marcher la maison avec une maîtrise telle que nul ne se fût avisé de lui résister. En même temps elle savait si adroitement contenter le client, pas toujours facile pourtant, elle savait si bien se retourner avec tant de tact, distribuer sourires et louanges avec tant d’adresse, que ç’avait été une vraie bénédiction et qu’en peu de temps l’auberge de la Tour était devenue une des mieux achalandées de tout Séville, où pourtant les bonnes auberges ne manquaient pas.
Alors la morale était de nouveau intervenue, toujours représentée par le digne Manuel, lequel avait fait remarquer qu’il serait scandaleux que Juana, son unique héritière, se meurtrît à la besogne alors que ce paresseux de Chico, qui allait bien sur ses dix-sept ans, se gobergerait tranquillement, n’ayant d’autre souci que de bayer aux corneilles du matin au soir, sous le fallacieux prétexte qu’il était trop petit.
La même morale avait ajouté que lorsqu’on est pauvre et qu’on n’a pas de famille, il faut travailler pour gagner sa vie. Chico s’était demandé, non sans terreur, ce qu’il pourrait bien faire pour gagner sa vie, vu qu’on avait totalement négligé de lui apprendre quoi que ce fût dans ce sens et que, d’ailleurs, le pauvre n’avait guère plus de force qu’un petit oiselet fraîchement tombé du nid.
Mais comme, par extraordinaire, Juana avait paru approuver cette morale, Chico, plein d’ardeur et de bonne volonté, avait consenti à ce travail qui devait faire de lui un homme libre. Manuel en avait aussitôt profité pour lui attribuer les besognes les plus basses et les plus dures aussi, en échange de quoi il lui octroyait libéralement le gîte et la pâtée.
La besogne assignée était au-dessus des forces du nain. Peut-être l’eût-il accomplie, vaille que vaille, si on avait su ménager sa susceptibilité grande. Mais la susceptibilité de Chico était une chose qui ne comptait pas. Dans ses nouvelles fonctions, le nain devint tout de suite le souffre-douleur de tous. Depuis le patron jusqu’au dernier garçon d’écurie, chacun se crut en droit de lui donner des ordres. Et lorsque ces ordres étaient mal exécutés, les taloches ne lui étaient pas ménagées.
Le plus terrible est que ses occupations le tenaient tout le jour loin de la présence de Juana, ce qui en soi était déjà un cruel tourment et ce qui avait en outre le grave inconvénient de le livrer à la merci d’une valetaille et d’une clientèle souvent avinée, qui ne lui ménageaient ni les humiliations ni les coups.
Jamais il n’avait été aussi malheureux.
Aussi ce ne fut pas long. Au bout de quelques jours d’un supplice sans nom, Chico planta là tablier, balais, clients et patron et disparut.
Comment vécut-il? De maraude tout simplement. Il ne lui fallait pas gros pour le sustenter. Les fruits savoureux abondaient dans ce vaste jardin qu’était l’Andalousie. Il n’avait qu’à prendre. Quand le temps ne permettait pas cette maraude, il se rendait aux porches des églises et tendait la main. Ceci était dans les mœurs de l’époque et le fin moraliste Manuel lui-même ne pouvait y trouver à redire.
Le Chico mangeait peu, gîtait dans on ne savait quel trou, était couvert de loques, mais il était libre. Libre de dormir au bon soleil, vautré dans l’herbe sèche; libre de rêver aux étoiles. Il était fier et content. Il se redressait plus que jamais, et il fallait voir de quel air il tournait le dos à quiconque lui parlait sur un ton qui ne lui convenait pas.
Devant la fuite du nain, la morale de Manuel s’était répandue en plaintes amères, en reproches sanglants, en prédictions terrifiantes. Le Chico était un misérable ingrat, un paresseux, un être sans foi ni loi, sans cœur, sans aucun sentiment humain, qui finirait inévitablement sur quelque bûcher.